La recommandation, passage obligé pour les diffuseurs

Par Guy St-Onge, Chef du Groupe de la veille stratégique, Radio-Canada

 “It’s not information overload. It’s filter failure.”

(« Le problème n’est pas la surcharge d'information, mais la défaillance des filtres. »)
- Clay Shirky, spécialiste américain des aspects sociaux et économiques d'internet.

 Trop de choix tue le choix

La fragmentation des offres et la concurrence de toutes parts amènent les médias à remettre en question leurs stratégies de diffusion. Pour être lu, vu, écouté, aimé, encore faut-il que le contenu émerge du bruit et parvienne à la conscience des gens. D’un point de vue “mise en marché de l’inventaire”, les contenus s’accumulent dans la longue traîne de la chaîne de production et ne parviennent plus à faire le plein optimal d’auditoire.

Face à cette surabondance d’expériences et de contenus, nous atteignons le point de saturation. C’est le paradoxe du choix, décrit par le blogueur Barry Schwartz[1]. Pour retrouver un équilibre, la notion de repère, de guide, d’assistant personnel s’offre aux éditeurs. Les systèmes de recommandations peuvent permettre aux médias de diffuser leurs produits avec plus de pertinence, pourvu qu’ils investissent en retour dans la relation avec les auditoires, afin de mieux comprendre les intérêts et attentes des utilisateurs, et raffinent l’offre en conséquence.

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La recommandation en trois piliers

Trois systèmes servent à faire circuler l’information : les choix éditoriaux, le partage social et les algorithmes. Les médias disposent de l’expérience des “curateurs” naturels (personnel d’antenne et créateurs, mais aussi des employés mobilisés qui exploitent leurs propres réseaux personnels ou professionnels). Il leur est aussi possible de miser sur le partage par leurs adeptes ou les outils de recommandation automatisés.

 

Tisser la toile : les exemples d’Amazon, Facebook, Netflix

Amazon a jeté les bases de la recommandation au siècle dernier (« vous aimez ceci, vous aimerez cela »). Un redoutable outil de gestion des stocks, qui sera probablement utile à Jeff Bezos pour faire mousser les articles de son nouveau joujou, le Washington Post. Aujourd’hui, les réseaux sociaux ont raffiné le graphe. L’accumulation des “likes” et autres données comportementales a permis de tisser la plus grande toile sociologique à ce jour. Plus d’un milliard d’humains n’ont plus rien à se cacher, au grand plaisir de Facebook, qui exploite une régie pub prometteuse et décide de ce qui apparaît ou pas sur notre fil d’info, via son algorithme.

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Netflix  “écoule son inventaire” avec une précision chirurgicale à des dizaines de millions de membres, dans une cinquantaine de pays. Près de 75% des visionnements sont déclenchés par les recommandations de l’algorithme[2]. Plus de 800 ingénieurs y travaillent, une quarantaine d’employés classent les films et séries en fonction de métadonnées presque aussi pointues que « films noirs de 1960 avec une actrice dont le prénom commence par la lettre T »... 

Netflix tire parti des visionnements précédents et des “événements” (pause, retour en arrière, abandon en cours d’écoute) pour raffiner sans cesse ses propositions, prenant soin de conserver une certaine “sérendipité” - ou hasards heureux -, afin de crever le “filter bubble”[3], ce risque de s’enfoncer dans un seul genre de contenus, ou de ne pas “grandir” avec l’utilisateur, alors qu’il avance dans la vie et que ses intérêts changent. Netflix a même lancé le jeu Max[4] pour la PlayStation, qui questionne de façon humoristique les participants sur leurs acteurs favoris, afin de raffiner les suggestions futures.

Les publicitaires se prennent à rêver d’un accès à cette base de données pour y cibler des consommateurs potentiels. On imagine la valeur d’un tel algorithme qui nous connaît à ce point et pourrait évoluer en nous proposant des sorties cinéma, des destinations vacances ou des partenaires de squash.

C’est d’ailleurs cette “mammouthesque” base qui a permis au géant américain du streaming de donner le feu vert à la série originale House of Cards, sans tourner de pilote au préalable. En analysant soigneusement les comportements des abonnés, ils ont pu concevoir une production avec des acteurs et une intrigue en adéquation avec les préférences des utilisateurs.

Face à l’efficacité de la machine, on peut se demander si la curation par l’humain est appelée à disparaître. Les grilles horaires, les choix éditoriaux seront-ils remplacés par des automates personnalisés qui devineront ce dont on a besoin avant même de l’exprimer? Le PDG de Netflix, Reed Hastings avoue que, malgré des millions investis dans son algorithme, la recommandation par des pairs a encore beaucoup d’influence. Les réseaux sociaux permettent une “atomisation” des contenus pour mieux les partager et les recommander[5], mais surtout un feedback direct des auditoires. La sagesse des foules s’exprime également par les sites de critiques comme Rotten Tomatoes ou Metacritics, offrant un système de recommandations autorégulé. La mise en contexte par les “experts”, jumelée aux liens partagés par les collègues et proches stimulerait certaines actions que même le plus performant des algorithmes ne peut accomplir (pour le moment?).

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Le partage des données, un enjeu

Présentement, chaque algorithme fonctionne en autarcie. Nos profils Netflix ou Amazon ne communiquent pas entre eux. Ces joueurs connaissent une partie de nous seulement. Facebook a un avantage avec son système de login unifié, qui permet un certain partage de données entre les services, mais les craintes liées à la vie privée (parlez-en à la NSA…) sont encore un frein à un profilage plus holistique.

On imagine le potentiel du croisement des données d’utilisation numériques avec les habitudes d’achat dans le monde physique. Autant de points d’information qui bonifieront les algorithmes de recommandation de joueurs comme Google, Apple, mais aussi les fournisseurs de services de télécommunications, qui engrangent aussi les données client de leurs boîtiers décodeurs (set top boxes) et réseaux Wi-Fi. Au Canada, l’opérateur Bell (diffuseur, fournisseur en téléphonie, mobilité et internet) s'est attiré récemment les foudres des organismes de défense des consommateurs et de la Commissaire à la vie privée, pour avoir voulu partager des infos personnelles avec d'autres entreprises[6].

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Quelles occasions pour les diffuseurs publics?

Les diffuseurs publics n’ont pas les moyens des joueurs privés. Ils devront peut-être s’allier avec des partenaires (éditeurs numériques, géants du web, fondations) pour accélérer leur transformation et profiter des systèmes déjà en place en matière d’algorithmes et de collecte de données. On pense à Facebook, qui partage des données en temps réel avec les diffuseurs et offre des outils[7], ainsi que Twitter et son programme Amplify[8]. Les diffuseurs pourront négocier leur place chez différents partenaires ou agrégateurs, ou développer leur propre écosystème de chaînes de contenus (la BBC vient de dévoiler un plan pour personnaliser l’accès à ses services[9]). Les attentes en matière d’éthique, de confidentialité, d’intégrité et d’usage des données sont plus élevées pour les diffuseurs publics, des facteurs à prendre en compte au moment d’investir dans de tels systèmes.

Une véritable “course à l’armement” est engagée pour colliger le plus efficacement les données des utilisateurs. Les joueurs majeurs disposent d’écosystèmes englobant des moteurs de recherche, des réseaux sociaux, du hardware, des services, des contenus, des canaux et des données. Certains entrevoient la mutation des magazines, chaînes télé et radio vers des applications et services de diffusion à la demande, exploitant le feedback des utilisateurs. Des interfaces combinant les aspects éditoriaux, sociaux et algorithmiques, avec des histoires choisies par la rédaction, des suggestions d’amis et des recommandations personnalisées - y compris en pub[10].

Des questions demeurent : quel est le volume optimal de contenus qu’un diffuseur devrait produire pour rejoindre chaque public? Quel niveau de dialogue souhaite-t-on atteindre avec nos auditoires et pour quelles fins? Le défi pour quiconque publie sur le web maintenant est de saisir le potentiel des différents types de filtres et mécanismes de rétroaction, adapter sa stratégie pour être plus en adéquation avec les auditoires, et apparaître comme un phare de pertinence dans cette mer de choix. 

Guy St-Onge
Chef, Groupe de veille stratégique, Radio-Canada

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[2] voir cet article de Wired (http://wrd.cm/16Qh0tQ) ou un extrait rigolo sur CBC avec le PDG Reed Hastings (http://bit.ly/16Qh7p3)

[3] http://bit.ly/16QwiyF Le site de Eli Pariser sur le concept du “filter bubble”

[4] http://nflx.it/13DgZ9n Le billet sur le blogue de Netflix qui explique le jeu Max.

[5] Radio-Canada a développé en ce sens l’audio fil, un lecteur radio qui facilite la découverte et le partage des extraits d’émissions http://bit.ly/17vCH8p

[6] http://bit.ly/17vFkqW « Ils sauront pratiquement tout sur vous », explique le professeur en droit Michael Geist de l'Université d'Ottawa. « Ils sauront littéralement quelles pages web vous avez visitées, les termes de recherche que vous utilisez, où vous êtes, quelles applications vous utilisez, quelles émissions de télévision vous regardez, même vos habitudes d'appel », ajoute ce spécialiste du droit et des technologies.

[7] http://bit.ly/17vFdvj Article de ZDNet (MIPCOM 2013 : Facebook ouvre ses API TV à TF1, Canal+, et d'autres acteurs internationaux)

[8] http://bit.ly/17vFheI Détail du programme Amplify de Twitter sur leur blogue

[9] http://bbc.in/164JuoB Discours du PDG Tony Hall, le 8 octobre 2013.

[10] Même le site de conférences TED.com y pense dans le cadre de son revamping :  http://bit.ly/16Qv5Yj