Sous-traiter les affaires publiques à la Silicon Valley : danger !

Par Mathias Virilli, France Télévisions, Direction de la Prospective

A l’heure où les outils numériques investissent de plus en plus de domaines, Evgeny Morozov met en garde contre la tentation actuelle du solutionnisme technologique qui fait de la Silicon Valley le nouveau fournisseur de solutions par défaut pour résoudre les grands maux actuels de la société. 

Si dans "The Net Delusion", l’universitaire biélorusse accusait l’engouement démesuré et déroutant des « cyber-utopistes », son nouvel ouvrage, "Pour tout résoudre, cliquez-ici" critique la dépendance croissante à des entreprises privées au nom de l'exception numérique et de l'enthousiasme généralisé pour les nouvelles technologies. Selon lui, il est important de se rappeler que le numérique n'est qu'un outil.

Aujourd’hui, les technologies liées à Internet trouvent des applications dans des domaines de plus en plus étendus : l’éducation avec les MOOC, la santé avec le quantified self, mais aussi la lutte contre le terrorisme, la mesure de la progression d’une épidémie comme Ebola, etc. Face à cet « Internet-centrisme », Evgeny Morozov rappelle qu'une technologie ne se cantonne pas à une réalité technique : elle est socialisée par ceux qui la fabriquent.

Le solutionnisme, ou l’oubli des composantes extra-individuelles d’un problème

En premier lieu, Evgeny Morozov dénonce la sous-traitance des tâches des institutions sociales aux entreprises privées qui apportent des solutions technologiques. Certes, les solutions traditionnelles et collectives sont plus longues et plus chères à mettre en œuvre quand la technologie est animée par un principe d’efficiency in cost. Là où le bât blesse, c’est que la technologie développée par ces entreprises tech permet de cacher l’absence d’alternative.

La Silicon Valley apparaît donc comme le sauveur ultime, tandis que le décideur public se contente d’en gérer les effets, plutôt que les problèmes eux-mêmes. En effet, l’Etat n’a pas les ressources nécessaires pour contrôler l’indépendance de ces puissances technologiques de la Silicon Valley, qui sont également des forces économiques et politiques.

En apportant des solutions pratiques à un problème, la Silicon Valley comble ainsi l’incapacité des Etats à proposer des solutions sociales qui passent par un effort collectif. Le chômage est en hausse ? Adaptez-vous : apprenez à coder !

Le danger de ces idéaux proches du néo-libéralisme, c’est qu’en se focalisant sur l’individu, on risque d’oublier les autres composantes d’un problème. Si dans les années 1970, la maladie était perçue comme le produit d’un problème social, elle repose aujourd’hui sur l’individu. Dorénavant, des technologies d’auto-contrôle (self-tracking) vous indiqueront s’il est temps pour vous de changer de comportement pour compenser votre irrationalité. Exit la responsabilisation des entreprises toutes-puissantes ou du pouvoir de la publicité dans la lutte contre l’obésité : désormais, il suffit de calculer le nombre de calories consommées par jour, et de l’ajuster si besoin est. Problem solved. D’une régulation du système social, on passe à une régulation du comportement individuel. En ne s’intéressant plus qu’au dernier niveau de responsabilité, on abandonne les causes plus profondes qui sous-tendent le problème, ce qui est précisément le rôle du décideur public.

Une extension du capitalisme aux domaines politiques et sociaux

Selon Morozov, le fait que les objets soient connectés et dotés de capteurs capables d’enregistrer les données, change la donne. Ces données rassemblées, stockées, puis communiquées permettent une gouvernance en temps réel de nos actions. La Silicon Valley peut ainsi s’établir comme un fournisseur de solutions sur demande, parce qu’il interagit constamment avec l’utilisateur. Aux Philippines, des WC dotés de capteurs déclenchent ainsi une alarme si l’usager a oublié de se laver les mains.

Bien que peu cher, efficace et d’apparence bienveillante, ce type de manipulation anodine permet d’évacuer les problèmes moraux. Cependant, l’émergence de nouveaux comportements basés par exemple sur la ludification et le partage entre utilisateurs, est rendue possible par le fait que les citoyens sont de plus en plus gouvernables et quantifiables, quand les institutions sont au contraire de moins en moins transparentes et contrôlables. Cette asymétrie a de quoi inquiéter sur les capacités d’établir une surveillance en mesure de garder la société sous contrôle. Les objets connectés dotés de capteurs permettent une personnalisation telle que nous évoluerons bientôt dans un environnement où l’information viendra à nous. Ces technologies prédictives changent notre perception de la temporalité vers un monde où la mémoire historique n’aurait plus sa place. Plus besoin d’établir de liens causaux, de replacer des évènements dans une perspective historique ni même prospective : seule compte le présent, le « temps réel ». Exemple frappant, Google Now analyse votre vie à votre place et en temps réel afin de vous faire gagner du temps.

Car c’est bien pour cette raison que le solutionnisme attire : il permet de sauver un temps qui manque du fait d’un système économique qui pousse en permanence à l’accélération.  Les outils numériques sont selon Morozov le produit du système capitaliste en ce qu’ils sont designés en tenant compte du modèle économique en place, basé sur la publicité.  Les mécanismes de marchés y sont intégrés, et la donnée se retrouve dotée d'une valeur marchande.

Loin de proposer un retour à un âge de pierre, Evgeny Morozov porte un regard critique sur une technophilie automatiquement associée à un progressisme éclairé. Il invite à débattre des conséquences socio-économiques des nouvelles technologies afin qu’elles disposent d’un cadre moral plutôt que d’alimenter une frénésie capitaliste.

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Crédits photos : Daily Laurel - Crafted Illustrations / FYP Editions