Marché unique numérique : où en est l'Union Européenne ?

Par Alicia Tang et Diane Touré, France Télévisions, Direction de la Prospective 

Le sujet du numérique et de sa régulation pose des questions d’échelle, de territorialité et de frontières. Alors qu’Internet et les technologies numériques se développent et transforment notre monde de manière exponentielle, il existe toutefois des obstacles, souvent nationaux, qui entravent l’accès des citoyens aux biens et aux services en ligne, imposent leur vision du marché et freinent le développement de start-ups et autres entreprises.

Le marché du numérique européen pourrait générer 415 milliards d’euros par an pour notre économie et créer 3,8 millions d’emplois : mais où en est l'Union Européenne sur ses projets de régulation ? Le point sur l'accord du 30 juin 2015, signé entre la Commission, le Parlement et le Conseil des ministres des télécoms sur les sujets du roaming, de la neutralité du net et du géo-blocking/droit d'auteur.

Le marché unique numérique : une ambition et une priorité pour l’Europe

Eric Peters, chef d'unité adjoint, marché unique numérique à la DG Connect de la Commission européenne, a rappelé cette semaine à l’occasion de la table ronde organisée par France Strategie en partenariat avec Renaissance Numérique, que la réflexion sur les priorités numériques est désormais évidente, même s’il y a cinq ans, ce n’était pas le cas. Le Président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, a été élu selon un projet comportant dix priorités pour son mandat, l’économie numérique en étant une. Cependant, la régulation au niveau européen pose la question de la répartition du travail, car les moyens d’action sont délimités par les compétences octroyées par les Etats membres : il existe des domaines dans lesquels l’Union européenne n’a que peu de compétences, l’éducation par exemple, alors que certains souhaiteraient des accords supranationaux.

« La France a un diagnostic commun avec l’Europe : il ne s’agit pas d’une couche superficielle de la société mais bien d’une révolution technologique, plus importante sans doute même que celle du début du 20e siècle. Il faut essayer de voir l’impact sur l’ensemble de la société, l’emploi, les systèmes sociaux ou encore les systèmes de mutualisation. Aujourd’hui, il doit y avoir une répartition du travail au-delà des questions de compétences » a précisé Eric Peters.

L’objectif de ce marché unique : abolir les obstacles pour exploiter pleinement les possibilités offertes par internet

La stratégie européenne publiée le 6 mai 2015 correspond à un état d’esprit, celui de cibler les actions sur ce qui est déjà connu et sur lesquels il est possible d’agir. Elle s’appuie sur trois piliers :

  • améliorer l’accès aux biens et services numériques, en favorisant le marché en ligne ou en rassurant le consommateur concernant les règles contractuelles par exemple
  • créer un environnement propice au développement des réseaux et services numériques, en réfléchissant notamment sur les infrastructures et les plateformes
  • préparer l'économie à une économie numérique et faire en sorte que l’économie, l’industrie et l’emploi en Europe tirent parti des possibilités offertes par le numérique.

Le 30 juin 2015, un accord a été signé entre la Commission, le Parlement et le Conseil des ministres des télécoms, faisant lentement avancer le sujet concernant le "roaming" et la neutralité du net.

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Vers la "neutralité du net" ou l’"internet ouvert" en Europe ? 

Pour la première fois depuis l’ouverture des débats, le concept d’internet ouvert semble être envisagé à l’échelle européenne. D’après le nouvel accord, les internautes seront libres d'accéder aux contenus de leur choix et les opérateurs et fournisseurs ne pourront plus bloquer ou ralentir injustement la vitesse de navigation sur internet. De la même manière, les grosses entreprises du web n’auront pas le droit de payer les opérateurs télécoms pour s’assurer de la livraison rapide de leurs contenus, aux dépens d’autres petits acteurs comme des start-ups par exemple, qui n’en auraient pas les moyens. Selon la Commission, il n’y aura pas de « gardiens des réseaux » qui décideront de ce à quoi les utilisateurs peuvent ou non accéder. Certaines exceptions pourront cependant contourner ce concept d’internet ouvert lorsqu’il s’agira d’intérêt général, comme par exemple la lutte contre la pédopornographie.

Un point reste cependant flou : la notion de "neutralité du net" a disparu de l'accord du 30 juin 2015 au profit de l’"internet ouvert". Cette terminologie peut être interprétée de plusieurs manières et laisse apparaître quelques zones d’ombre, notamment sur les services spécialisés des FAI. Le communiqué de la Commission Européenne indique en effet que les fournisseurs d’accès à internet seront toujours en mesure de proposer des services spécialisés de qualité supérieure, tels que la télévision par internet, ainsi que de nouvelles applications innovantes, pour autant que ces services ne soient pas fournis au détriment de la qualité de l’internet ouvert.

Comme l’affirme le site Next Impact« cette annonce n'est pas sans rappeler celle du Conseil européen qui souhaitait que « des accords sur les services nécessitant un niveau spécifique de qualité soient autorisés » entre opérateur et éditeurs de services. Pour rappel, certains s'inquiétaient que cela « ouvre aussi la porte à différents niveaux de service, un point réclamé depuis longtemps par des groupes industriels, mais refusé par le régulateur américain »

Si ce nouvel accord reste une avancée en termes de régulation du net (le texte doit être approuvé officiellement par le Parlement et le Conseil pour entrer en vigueur le 30 avril 2016), le chantier de la neutralité du net pourrait être réouvert lors de la révision du Paquet télécoms en 2016.

La fin du "roaming"

Alors qu’en mars dernier le Conseil européen repoussait la fin des frais d’itinérance à juin 2018, tout en proposant la mise en place d’un nouveau système de fixation des prix, la Commission Européenne, le Parlement et les États membres de l’Union se sont finalement mis d’accord pour une disparition progressive du "roaming" d’ici juin 2017. Selon le communiqué de la Commission, les frais d’itinérance cesseront d’exister dans l’UE à partir du 15 juin 2017. Les consommateurs européens en auront donc fini avec les dépassements de forfait puisqu'ils paieront un prix identique pour les appels, les SMS et les données mobiles où qu’ils se rendent dans l’UE.

« Appeler un ami depuis chez soi ou à partir d’un autre pays de l’UE coûtera le même prix » précise la Commission Européenne qui est déterminée à mettre ces conditions en place et à faire en sorte que la suppression des frais d’itinérance soit une réalité dès le jour J. Des améliorations se feront sentir dès avril 2016, puisque l’appel depuis un autre pays de l’UE ne pourra pas coûter plus de 5 centimes hors taxe la minute (contre 19 centimes aujourd’hui) et l’envoi d’un SMS sera plafonné à 2 centimes (contre 6 centimes actuellement). Quant au mégabit de données, il passera de 20 à 5 centimes HT, soit le tarif auquel les opérateurs le paient. Ces frais maximum reviendront environ 75% moins cher que les plafonds actuellement en vigueur dans l’UE pour les appels effectués et les données.

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Géo-blocking et droit d’auteur : toujours pas d'harmonisation mais de nombreuses préoccupations européennes

Le géo-blocking est la limite d’accès fixée en fonction du pays dans lequel les consommateurs souhaitent accéder à un contenu. Par exemple, regarder une chaîne française en Allemagne est quasiment impossible. Pour Andrus Ansip, Vice-Président de la Commission Juncker chargé du Marché numérique unique, le géo-blocking « n’a pas sa place en Europe ».

Cependant, l’interdiction de cette pratique est ralentie par certains pays, notamment la France qui entend bien faire valoir sa conception du droit d'auteur, fondée sur les principes de territorialité, d'exclusivité, de liberté contractuelle même si pour le Président Juncker, cette pratique met l’Europe dans une situation défavorable face à la puissance des services américains. De ce fait, les différentes feuilles de route de la Commission s’accordent à dire que l’harmonisation du marché européen du numérique ne pourra se faire que lorsque les barrières nationales auront été brisées, même si la Commission reconnaît aujourd'hui que la territorialité peut être justifiée dans certains cas, notamment pour assurer la rémunération des ayants droit et le financement des oeuvres audiovisuelles. Même le rapport parlementaire de Julia Reda, députée européenne membre du Parti pirate qui déclarait "Nous devons établir un système de droits d’auteur commun, qui protège les droits fondamentaux et facilite l’offre de services en ligne innovants dans l’Union tout entière" sera moins radical que prévu. A suivre donc…

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