Big Data : comment les algorithmes façonnent le monde

Par Alice Pairo, France Télévisions

Dominique Cardon, sociologue du département SENSE d'Orange Labs et professeur associé à l’université de Marne-la-Vallée est l’auteur d’un nouvel essai sur les Big Data. Il propose dans cet ouvrage une réflexion nuancée, se plaçant entre un discours hyper critique qui joue sur l’opposition entre hommes et machines et la multiplication des discours messianiques. Dans « A quoi rêvent les algorithmes ? Nos vies à l’heure des big datas », il aborde leur omniprésence et interroge ce qu’il advient de notre libre-arbitre face à ces calculateurs décris comme « architectes de nos environnements ».

Le sociologue a présenté son essai mardi à l’occasion d’un événement « Aux sources du numérique » qui lui était consacré.

Quatre familles de « calculateurs numériques »

Si le sociologue nous alerte sur une problématique souvent discutée depuis l’affaire Snowden --l’honnêteté des sites envers leurs utilisateurs quant aux traitements des données--, le véritable apport de cet essai sur les algorithmes réside dans la classification pensée par son auteur pour les appréhender. Dominique Cardon tente de comprendre le principe de ces calculateurs pour mieux saisir les « mondes » qu’ils fabriquent, ou du moins qu’ils proposent. Il identifie quatre approches différentes :

  • les algorithmes destinés à la mesure de la popularité (ceux qui calculent l’audience, les vues et clics sur les sites internet)
  • ceux relatifs à l’autorité (des mesures basées sur la méritocratie, sur le modèle du PageRank de Google)
  • ceux destinés à la mesure de la réputation (que l’on retrouve sur les sites de notation)
  • ceux destinés à la prédiction (la personnalisation des contenus permis par les traces de navigation des internautes)

Dès lors que l’on comprend ce que recouvrent ces algorithmes, l’objet de leur démarche, on peut les discuter. Dominique Cardon considère les visées de ces calculateurs numériques comme un véritable sujet politique, il estime donc qu’il doit être possible de les remettre en cause. Expliquer leur fonctionnement au lecteur c’est lui donner la clé pour entrer dans la même démarche.

Les datas et la persistance des inégalités

Autre point important de l’essai, les défauts des algorithmes de recommandation. Le sociologue explique qu’à l’origine les data représentaient l’espoir d’un modèle de classification considéré comme plus juste par les individus, car réalisé par le « bas », à partir des pratiques des individus eux-mêmes.

Il était a priori moins sommaire et grégaire que les classements classiques, basés sur d’autres catégories comme les classes sociales, les genres ou les territoires, établies par le « haut ». Mais ces méthodes de calcul ont aussi révélé des travers : les algorithmes de recommandation par exemple nous cantonnent souvent aux éternels mêmes choix. Les sites qui procèdent à ce type de calculs (à l’image d’Amazon ou de Netflix) proposent des choix variés à des personnes aux goûts hétéroclites et des choix restreints à ceux dont la navigation est moins diversifiée. Et reproduisent ainsi les inégalités entre les individus. Malgré une autonomie apparente, nous évoluons dans un univers de régularité assez effrayant.

« Les algorithmes donnent aux curieux un instrument d’'empowerment' et enferment ceux qui le sont moins »

De plus ces calculateurs ne parviennent pas encore à calculer la subjectivité. C’est bien là leur limite… Ils sont très réducteurs et donc assez peu représentatifs. « Les algorithmes nous réduisent à nos traces, mais nous ne sommes pas que la trace de nos comportements » a souligné Dominique Cardon lors de la rencontre. Ils pourraient selon lui être affinés, notamment grâce à « tous les endroits où l’on produit du jugement ».

Passer en « mode manuel

Si ces algorithmes ont des visées différentes, ils présentent un trait commun : tous sont basés sur la performance. Le sociologue déplore cette obsession et réclame que les entreprises et data scientists proposent d’autres usages aux calculs que ceux basés sur l’efficacité.

C’est finalement tout le propos de l’essai de Dominique Cardon : il souhaite par sa classification des calculateurs numériques permettre aux internautes, souvent dépassés, de mieux s’en saisir afin que ceux-ci puissent entrer dans une démarche active, critique voire exprimer leurs désirs d’autres modèles. Mieux comprendre ces calculs qui nous entourent pour ne plus les subir. Il s’agit, selon les termes du sociologue, de « passer en mode manuel ».

Aujourd’hui, il est difficile d’envisager de vivre sans ces algorithmes, ils sont omniprésents, et nous ne connaissons pas tous les tenants et aboutissants de leur exploitation, c’est pourquoi il faut les inscrire comme sujet de débat public de premier plan.

Si vous ne l'avez pas encore vue, ici l'interview de Dominique Cardon par Jérôme Deiss, responsable numérique, France Télévisions: