Fake news et crise de confiance : en 2017, les médias d'info feront eux aussi campagne

Par Gautier Roos, France Télévisions, Direction de la Prospective

Illustration : Pau Gasol Valls pour Reputation Squad

A l’heure où les médias doivent composer avec une crise de confiance inédite, comment préparer et couvrir l’élection présidentielle à venir ? Le News Impact Summit, organisé cette semaine dans les locaux de Sciences Po Paris, a permis de soulever tout un tas de thématiques en rapport avec la question : poussée du populisme sur internet, responsabilité des médias traditionnels, propagation des fake news, décrochage des citoyens, nouveaux outils permettant une couverture plus efficace des campagnes…

Une journée consacrée, notamment, aux nombreux enseignements dispensés par les élections américaines, dans un pays où l’investiture de Donald Trump constitue une secousse sismique pour les médias traditionnels.

Elections US : les manquements de la presse...et ceux des citoyens

Quelles responsabilités pour les éditeurs dans l’arrivée au pouvoir de Donald Trump ? La question est aussi épineuse que complexe. Une partie des médias traditionnels n’a pas fait correctement son travail, en couvrant les débats sous l’angle de la « horse race » (« who won the debate ») plutôt que sous le prisme des idées et des programmes. La personnalité même de Donald Trump, et sa faculté à dicter l’agenda médiatique en intervenant sur toute sorte de sujets, a de fait impacté la couverture des événements.

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Mais ce manque de professionnalisme n’explique pas tout. Quid des médias qui ont fait correctement le job, en dénonçant les contre-vérités des uns et des autres, en mettant de côté leurs velléités partisanes, et en jouant pleinement leur rôle de contre-pouvoir ? Ils n’ont pas su atteindre l’opinion. Leur impact sur l’élection n’a pas pesé bien lourd, ce qui marque un ébranlement dans le monde journalistique : le professionnalisme ne suffit plus pour être audible. D’où le voile d’inquiétude et d’incertitude qui rôde désormais au-dessus du secteur.

A l’heure des bulles, des filtres, et des algorithmes qui sélectionnent (plus ou moins finement) ce qui est digne d’intérêt, les éditeurs ont perdu la main. Tout au long de la journée est revenue l’idée d’une perte d’influence des acteurs d’hier face au pouvoir de curation des plateformes : un citoyen d’aujourd’hui a plus tendance à croire et partager une information relayée par un proche sur Facebook, qu’une information produite par tel ou tel titre de presse. La source devient un enjeu second, y compris chez les lecteurs très friands d’actualité, qui sont loin d’échapper au phénomène.

A cela s’ajoute une méfiance grandissante envers le système médiatique dans son ensemble, considéré comme un grand tout partisan qui manque à ses devoirs d’objectivité. Trump a parfaitement su capitaliser sur le manque de confiance des citoyens envers les médias de masse, qu’on accuse d’être déconnectés du monde réel et des gens ordinaires. Il a même nourri cette défiance, en les qualifiant « d’adversaires ».

Une indifférence, voire un mépris de la part du lectorat, qui rend difficile une éventuelle réconciliation : « the more you argue, the less they believe you » résume Mathew Ingram, senior writer chez Fortune et expert des médias, qui revient sur les problèmes de conscience qui se sont posés au sein des rédactions américaines. Faut-il qualifier le président de « menteur » ? Spontanément, nous sommes tentés de dire oui, puisque Trump a fait du mensonge une stratégie à part entière. C’est au sein du lectorat que le problème se pose : « une fois le « L word » prononcé, le média se met de facto à dos une partie de l’opinion ». Des lecteurs qui deviennent par la suite rétifs à toute information émise par le titre en question…

Mais est-ce vraiment un phénomène nouveau ? Le populisme (si tant est qu’on puisse en donner une définition précise), la défiance à l’égard du système, n’ont pas attendu Internet pour s’inviter dans le débat. « Les réseaux sociaux ont ouvert le robinet, mais le phénomène existait déjà auparavant » rappelle Hervé Fabré, de la voix du Nord, qui cite l’exemple du traditionnel courrier des lecteurs.

La nouveauté se joue sur deux plans. D’une part, la capacité des acteurs de la « fachosphère » à trouver des relais dans l’opinion qui valident leur propre système de croyance. De l’autre, la diversité des moyens permise aujourd’hui par le web pour relayer ces infos, avec des membres surimpliqués qui ont souvent une ou deux longueurs d’avance sur les techniques de communication des hommes politiques traditionnels. La gratuité des messages invite à une certaine créativité : Dominique Albertini, qui couvre l’actualité du FN pour Libération, rappelle la sophistication de certains activistes qui n’hésitent pas à glisser leurs messages dans des contenus… pornographiques.

Si propager sa vision des faits ne coûte pas grand-chose, ceci est aussi valable de l’autre côté du spectre, chez les factcheckers. Lancé la semaine dernière, le Décodex (Le Monde) s’attaque non plus aux contenus douteux, mais directement à la source : 600 sites sont passés au crible pour signaler aux lecteurs s’ils sont fiables ou non. Samuel Laurent, à l’initiative du projet, est bien conscient de la portée limitée de son entreprise, dans la mesure où ces labels auront peu d’incidence sur les internautes déjà impliqués dans l’actualité.

L’idée est plutôt de s’adresser aux personnes qui ne sont « pas forcément très aguerries à la pratique d’internet », en les invitant à un scepticisme que les réseaux sociaux ne permettent plus. Une invitation au doute qui s’étend aux sites parodiques étrangers, dont les coupures sont encore abusivement crues et partagées !

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Cette lutte généralisée envers l’intox ne se limite pas à un aggiornamento des titres de presse : l’audience se doit d’adopter des nouveaux réflexes pour modifier, interroger, et sécuriser ses pratiques de lecture. Plutôt que de distribuer les bons et les mauvais points, les médias doivent insister sur la nécessité impérieuse d’éduquer et donner les clés pour comprendre le fonctionnement des algorithmes et des bulles d’enfermement.

Data, maps, et fact-checking pour tous : les solutions pour couvrir 2017

A moins de trois mois des élections présidentielles, les médias français s’ingénient à couvrir l’info autrement. Le Parisien lancera bientôt un tableau de bord en ligne consacré aux candidats, où l’on pourra, grâce à des modules détachables (widgets), suivre facilement l’agenda politique de chacun.

Un outil permettra de visualiser et comparer les programmes selon la thématique choisie, des cartes interactives montreront les déplacements prévus et passés, les ralliements seront indiqués à travers des bulles graphiques…Un focus sur les requêtes Google permettra aussi de sonder l’opinion sur une période très précise, en soulignant quelles préoccupations émergent à l'instant T.

De quoi agréger sur une même plateforme des informations déjà disponibles mais de façon disparate, et permettre aux lecteurs un gain de temps et une hauteur de vue sur la vie politique.

En vue d’éviter le « parachute journalism », Euronews mise de son côté sur un dispositif innovant et immersif, avec une galerie de portraits tournés en vidéo 360, bientôt accessibles sur Facebook, Twitter et Youtube. L’idée ? S’immiscer dans la vie de gens ordinaires, et montrer leur quotidien plutôt que de le commenter ("Show, don't tell").

Pour lutter contre un conformisme indéniable aux seins des médias français (des journalistes aux parcours similaires couvrent depuis des années la vie d’hommes politiques…eux-mêmes en place depuis très longtemps), Streetpress a déjà initié une couverture alternative de l’actu politique. « L’interview Kebab » de Benoît Hamon, où l’ancien porte-parole du PS est invité à se confesser dans un décor on ne peut plus quotidien, a donné un coup de jeune à un genre généralement pratiqué par des « professionnels de la profession » : une nouvelle façon de se réconcilier avec une audience jeune qui juge l’interview classique bien désuète. La street school, où des apprentis journalistes peuvent candidater sans diplôme préalable, témoigne de cette même envie de reconnexion entre la vie politique et les citoyens ordinaire.

Les médias d’hier s’initient (enfin) aux nouvelles pratiques permises par le web. Grâce aux 3 milliards de requêtes générées chaque jour (!), les Google Trends deviennent de fidèles bras droits pour les plateaux télé traitant de politique : les émissions en direct scrutent ces données pour voir quelle thématique a suscité des réactions, et se servent des questions posées dans les moteurs de recherche pour interroger en direct le personnel politique.

De la data que les titres de presse devront aussi transformer en visuels parlants pour un lectorat qui commence à s’habituer à ces pratiques narratives. Alicia Parlapiano, qui chapeaute le département graphique du New York Times, a livré 5 conseils pour adapter ses tableaux, cartes, et autres outils visuels en vue des élections :

  1. Ne pas se limiter à un seul format délimité, mais expérimenter (il existe des dizaines de bonnes façons de présenter l’info), en vérifiant que chaque outil est facile à comprendre, impartial, et qu’il permet de contextualiser les infos en questions.
  2. Se cantonner à un design simple et épuré (« Less is more ») : tout élément qui n’apporte aucune info doit être supprimé
  3. Produire la bonne analyse, en ajoutant des commentaires adéquats aux données
  4. Ne pas négliger le print, qui reste la meilleure surface pour visualiser des éléments de grande taille
  5. Penser d’abord à l’ergonomie du smartphone, puisque c’est désormais sur ce device que les graphiques sont en majorité consultés.

Un exemple parlant : « les deux Amériques » du New York Times, qui impose comme une évidence la répartition des électeurs de Donald Trump (carte du haut) et Hillary Clinton (carte du bas) :

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De concert avec 16 rédactions françaises, dont France Télévisions, le réseau First Draft News et le Google News Lab lancent de leur côté CrossCheck, un outil pour vérifier les informations en circulation et remettre les citations dans leur contexte. L’initiative sera lancée le 27 février, et permettra au public de participer, en signalant des contenus douteux afin que CrossCheck puisse mener une enquête.

Une équipe d’étudiants en journalisme formés par Google, recrutés au CFJ et à l’école de journalisme de Sciences Po, sera chargée de résumer et remettre en contexte chaque allégation signalée (citations tronquées, photomontages, rumeurs…). Facebook, soucieux de redorer son blason après avoir essuyé bien des critiques depuis l’élection de Trump, est partenaire du projet, et a aussi lancé un autre projet parallèle avec des rédactions, dont là aussi France Télévisions.

Une batterie d'initiatives qui devrait permettre, espérons-le, d'éviter la stupéfaction au moment de dépouiller les urnes...

[Edit du 10 février 2017] Et pour mieux comprendre comment fonctionne le fact-checking, Méta-Media vous emmène à la rencontre des journalistes de franceinfo et de L'Imprévu qui ont vérifié tous les propos de Marine Le Pen durant L'Emission Politique du 9 février :