« Recommandé pour vous » : les algorithmes, ennemis de la découvrabilité ?

Par Alexandra Yeh, France Télévisions, Direction de la Prospective

Quel est le point commun entre le comté de Berkeley en Caroline du Sud, Hamina en Finlande et Jurong West à Singapour ? Ce sont quelques-uns des nombreux sites qui accueillent les célèbres « data centers » de Google. Un épais mystère entoure ces serveurs dont la firme n’a jamais voulu révéler le nombre exact. Un chiffre est connu en revanche : 130 trillions, ou, si vous préférez, 130 milliards de milliards - c’est le nombre de pages hébergées sur le World Wide Web et répertoriées par ces serveurs. Une somme qui donne le vertige… Pourtant, l’immense majorité de ces contenus est destinée à rester ignorée, perdue dans les méandres de la toile. Car la première page de résultats de Google concentre 90% des clics des internautes, cannibalisant ainsi le trafic de milliards d’autres sites relégués aux oubliettes par PageRank, le très secret algorithme du moteur de recherche.

Résultat : nous nous bousculons tous sur les mêmes sites, les mêmes plateformes, les mêmes contenus. Et pour les petits créateurs, vidéastes, musiciens ou encore auteurs qui postent leurs productions sur la toile dans l’espoir d’y rencontrer leur public, il devient de plus en plus difficile d’être découvert.

Cette problématique, c’est celle de la « découvrabilité », un néologisme bien connu au Canada où les médias ont depuis longtemps saisi qu’elle était certainement le nouveau challenge des éditeurs. Car à l’heure de l’hyper connectivité et, bientôt, de la 5G, l’information n’a jamais circulé aussi vite. Si bien que nous sommes aujourd’hui submergés de contenus. Une joyeuse cacophonie où se mêlent info, textos, messages publicitaires ou encore notifications push… Et une accumulation de stimuli qui risque bientôt d’atteindre un seuil critique : celui de la saturation. Car notre capacité d’attention n’est pas illimitée, et la formule bien connue de l’ancien PDG de TF1 Patrick Le Lay n’a jamais été aussi juste : les éditeurs aujourd’hui se livrent une rude bataille pour capter du « temps de cerveau disponible ».

Les progrès de la technologie ont fait drastiquement chuter les coûts de production et de diffusion des contenus, tant et si bien que nous nous retrouvons littéralement débordés chaque jour par de nouveaux articles à lire, vidéos à regarder, chansons à écouter, films à voir… Un flot permanent qui tourne parfois au ridicule, et qui a inspiré certains détournements comme Oldbini, ce compte Twitter parodique qui caricature Konbini – le média des Millennials qui s’est fait une spécialité de repérer les tendances et les contenus viraux – en partageant « des news hyper old déjà vues partout » (sic). Un beau pied de nez à cette course au clic qui fait rage dans notre société de l’instantané où tout contenu vieux de quelques jours est déjà périmé.

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De la communication de masse aux médias de précision : petite histoire de la surabondance

Si, dans ce contexte de surabondance, l’enjeu de la découvrabilité prend depuis quelques années une ampleur inédite, il n’est pourtant pas neuf. Pour Tom Wilde, fondateur de l’entreprise de solutions vidéo Ramp qui s’intéresse à ces problématiques, il précède même largement l’invention du web… pour remonter aux débuts de l’imprimerie. En permettant la reproduction de documents à une échelle jusqu’alors inimaginable, l’invention de Gutenberg aurait tout simplement signé le début de la communication moderne : des messages diffusables facilement et rapidement, auprès d’un public de plus en plus large.

D’une transmission de l’information naturellement restreinte par les limites de nos techniques de reproduction des contenus, nous sommes ainsi entrés dans l’ère de la communication de masse… à un détail près : avant l’arrivée d’internet, dans les journaux, à la radio ou à la télé, tous les contenus passaient par le filtre du rédacteur en chef, seul en charge de décider des infos méritant d’être diffusées. La liberté des lecteurs, auditeurs et téléspectateurs se limitait au choix du média qu’ils consultaient. Quant au reste (les sujets traités, l’heure et le lieu de consommation), il était dicté par les médias eux-mêmes : pas question, comme aujourd’hui, de rattraper l’interview politique de la veille dans le bus ou de lire le dernier édito du Monde sur l’écran de son téléphone. C’était l’époque des médias de rendez-vous.

Puis Tim Berners-Lee a inventé le web et, avec lui, une nouvelle façon de découvrir et consommer les contenus. En signant l’entrée dans l’ère de la surabondance, la croissance exponentielle de nos capacités de production et diffusion a aussi et surtout marqué le début de la bataille de l’attention. Car la quantité de contenus culturels et informationnels disponible sur le web a définitivement dépassé notre capacité d’absorption. C’est là qu’entrent en scène ceux qui sont désormais devenus les véritables faiseurs de roi d’internet : les algorithmes.

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Des médias de masse, nous sommes alors entrés dans l’ère des médias de précision. Finie l’époque où tout le monde regardait le même film à 20h50, désormais la standardisation n’est plus possible. Le public a pris le pouvoir, et il n’accepte plus qu’on lui impose une grille de programmes. Mais dans le flux permanent de contenus, nous n’avons plus le temps de faire le tri. Imaginez : rien que pour choisir quoi regarder sur le petit écran, nous passons en moyenne près d’un an et demi de notre vie à consulter un programme télé. Alors comment s’y retrouver dans la grande jungle du web ? En laissant aux algorithmes le soin de nous suggérer des contenus. En leur confiant le rôle de curateur, de rédacteur en chef d’une info à la carte. Bref, en laissant l’algorithme devenir le nouveau prescripteur… et la technologie prendre le contrôle de nos vies connectées.

Ces petits programmes informatiques ont été la réponse des Google, Facebook et autres Amazon au grand paradoxe du web moderne : trop de choix, tue le choix ! Au moment même où s’ouvrait l’ère de la surabondance informationnelle, le web nous a libérés de la contrainte de faire des choix en confiant aux algorithmes le soin de sélectionner pour nous les contenus susceptibles de nous intéresser. Les plateformes fournissent ainsi l’accès de biens mais surtout… l’entonnoir qui va avec.

  • Sur Facebook, on déroule désormais des fils d’actualité taillés sur mesure, constitués de messages sélectionnés spécialement selon notre âge, notre genre et nos goûts.
  • Sur Netflix, on se connecte sur une page d’accueil personnalisée, avec les séries et les films les plus conformes à notre historique de visionnage.
  • Sur Amazon, on nous suggère après chaque achat des produits similaires susceptibles de nous plaire.
  • Sur Spotify, on nous propose chaque semaine une playlist personnalisée intitulée « Découvertes de la semaine », composée de morceaux sélectionnés selon nos dernières écoutes.

Bref, aujourd’hui, le pouvoir de prescription des contenus est concentré entre les mains de quelques grandes plateformes qui forment un véritable oligopole. Leur atout ? Avoir su trouver l’équilibre entre programmation éditoriale, recommandation sociale et algorithmique – un tour de force qui leur a permis d’opérer une véritable recomposition du paysage médiatique.

Quand la techno hacke notre esprit

Mais le succès fulgurant de ces nouveaux géants ne s’explique pas seulement par leur capacité à nous faire des recommandations pertinentes. Les plateformes sociales ont aussi su exploiter nos vulnérabilités psychologiques pour nous manipuler et hacker notre esprit :

  • En pratiquant le nudging, un procédé consistant à contrôler le menu pour contrôler les choix, c’est-à-dire à inciter l’utilisateur à prendre une action en modifiant l’ordre ou l’architecture des choix proposés ;
  • En reproduisant sur les réseaux sociaux les mécanismes des machines à sous : sur Facebook, on « joue » chaque fois qu’on ouvre l’appli pour consulter d’éventuelles notifications, et quand on « swipe » vers le haut pour actualiser et voir s’il y a du nouveau dans notre fil d’actualité ;
  • En jouant sur notre besoin d’appartenance au groupe, et sur le fameux FOMO (Fear Of Missing Out, ou la peur de rater quelque chose à la moindre déconnexion) ;
  • En jouant aussi sur notre besoin de validation par nos pairs et sur notre tendance à la réciprocité sociale : les likes sur Facebook, les recommandations de compétences sur LinkedIn ou encore les « follow back » sur Twitter sont autant de mécanismes qui nous poussent à entreprendre des actions mutuelles, et donc à nous reconnecter encore et toujours ;
  • En nous tenant captifs grâce à avec des fils d’actualité scrollables à l’infini et des vidéos en autoplay ;
  • En nous obligeant à effectuer des détours au sein de notre parcours pour trouver ce que nous cherchons : difficile par exemple de trouver un événement sur Facebook sans passer par la page d’accueil de la plateforme…

Autant de mécanismes qui illustrent l’influence grandissante de la technologie sur nos comportements. Une influence qui a son rôle à jouer dans la découvrabilité des contenus : en positionnant en tête de nos fils d’actualité les contenus les plus partagés, ou en nous envoyant des notifications pour tel contenu plutôt qu’un autre (Facebook va par exemple nous notifier des live organisés par certains médias et pas d’autres), les plateformes et leurs algorithmes contribuent à faire et défaire les succès d’audience des créateurs de contenus.

Liberté, égalité… et dictature algorithmique ?

Envolés donc nos rêves de démocratisation de la culture par le web, d’accès à tous les contenus, d’émergence d’artistes talentueux découverts au détour d’un clip amateur sur YouTube… Pour une Lana Del Rey ou un Norman Thavaud, combien d’inconnus ont vainement tenté de percer sur internet, sans jamais parvenir à passer la barre des 1.000 vues ? C’est l’autre grand paradoxe du web : libérés du filtre des rédacteurs en chef, des producteurs et des éditeurs, les aspirants auteurs, vidéastes et musiciens n’ont jamais pu publier leurs œuvres aussi facilement… mais il n’a jamais été aussi difficile pour eux d’être découverts. Car l’utopie d’un internet ouvert et égalitaire s’est vite brisée lorsque nous avons commencé à confier aux algorithmes le soin de trier, hiérarchiser et recommander les contenus, favorisant de fait les hits, les blockbusters, les contenus déjà aimés, déjà partagés, déjà retweetés.

Finalement aujourd’hui, à l’heure où la technologie permet à tous les créateurs de s’exposer, et à toutes les formes d’art d’exister – des plus mainstream… aux plus ésotériques – c’est encore et toujours la capacité à créer du contenu fédérateur qui est plus que jamais valorisée. Car c’est cela que le public recherche : vivre des expériences qu’il peut partager, commenter le dernier épisode de Game Of Thrones, parler du carton au box-office de La La Land… Bref, entretenir un sentiment d’appartenance au groupe en alimentant un cadre de références communes.

Mais attention à ne pas y voir pour autant l’émergence d’une culture universelle. Car les algorithmes ont fait tomber un autre mythe : celui d’un monde commun, d’une certaine idée du web comme un espace des possibles qui ferait fi de toutes les barrières et réorganiserait le monde en village global. En nourrissant les internautes de ce qu’ils aiment déjà (ou de ce qu’on est à peu près sûr qu’ils aimeront), les algorithmes ont favorisé l’émergence de tribus auto-centrées, de micro-communautés enfermées dans des entonnoirs idéologiques – la fameuse bulle de filtres.

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Dans ce contexte, que reste-t-il des grands rendez-vous populaires du siècle dernier ? Peu de choses, il faut bien l’avouer : les seuls contenus un tant soit peu fédérateurs aujourd’hui, ce sont finalement les grands événements sportifs et politiques, éventuellement les vidéos virales et les memes qui font le tour du monde. C’est un véritable mouvement de polarisation de la culture qui s’est amorcé, un mouvement où chaque communauté se retrouve toujours plus confortée dans ses convictions et ses goûts… Provoquant ainsi un délitement du lien social ?

Car dans cet univers aseptisé où tout est conçu pour nous plaire, nous sommes de moins en moins confrontés à l’altérité, à la différence, aux goûts et aux points de vue divergents. Tant et si bien que nous tendons aujourd’hui à évoluer dans des univers parallèles, se côtoyant sans jamais se rencontrer.

C’est aussi cela finalement le problème de l’algorithme : il tue le hasard. Or le charme de la culture, n’est-ce pas aussi avoir le choix de se perdre dans les allées d’une librairie ou d’entendre une chanson méconnue à la radio ? C’est aussi d’ailleurs la définition de la liberté, qui repose une certaine idée du hasard, sur la possibilité de se perdre en route et d’échapper au déterminisme, bref, de rendre possible l’imprévisible. A cet égard, la conception algorithmique de la société pose problème : un être humain reste autre chose qu’un empilement d’informations sur son profil, ses goûts et ses habitudes…

Vers l’informatique affective

Mais la technologie va très vite, et il se pourrait bien qu’elle esquisse déjà un début de solution au problème de l’hyper personnalisation, sous la forme de techniques de reconnaissance des émotions. L’informatique affective – c’est son nom – devrait bientôt permettre aux machines d’identifier et de répertorier les émotions (les nôtres et celles présentes dans les contenus que nous consommons) pour mieux nous servir. Là au moins, les considérations de genre, d’âge ou de situation professionnelle ne seront plus les seuls critères retenus pour nous profiler. Demain, la machine sera capable de répondre à nos requêtes les plus précises et de nous recommander des contenus selon l’émotion que nous recherchons.

Pour cela, de plus en plus de plateformes investissent dans l’intelligence artificielle et développent des technologies d’indexation fine :

  • En début d’année, Comcast a racheté Watchwith, plateforme de métadonnées qui recense chaque détail des contenus vidéos (scènes, lieux, acteurs…) pour mieux les classer.
  • Déjà connu pour son algorithme de recommandation ultra-performant, Spotify a récemment acquis Sonalytic, une technologie de reconnaissance audio capable de repérer les similarités de sons même tronqués (variations de tempo, distorsion, compression…) pour répertorier toujours plus précisément les contenus musicaux.
  • Pinterest a lancé Lens, un outil qui vous permet de prendre en photo l’environnement autour de vous pour lancer une recherche d’objets similaires.

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Comme l’explique Olivier Ertzscheid, chercheur en sciences de l’information et de la communication, « dans les interactions homme-machine qui domineront demain nos vies connectées, ce sont les ‘émotions’ qui seront les mieux à mêmes d’apporter les éléments contextuels nécessaires à la compréhension fine de nos requêtes et de nos (inter)actions ».

Il n’y a qu’à voir les boutons de réaction lancés par Facebook il y a de cela un an : moqués à leurs débuts, considérés par beaucoup comme futiles, ils étaient finalement précurseurs d’une nouvelle ère numérique – celle de la machine émotionnelle, capable de comprendre nos émotions et surtout d’y répondre. Des émotions qui, selon Olivier Ertzscheid, « sont un peu le chaînon manquant qui peut permettre aux grandes plateformes d’affiner encore l’indexation, le séquençage de l’ensemble de nos comportements ». Et d’améliorer la découvrabilité des contenus en permettant aux internautes d’effectuer des requêtes par émotion (un film triste, une chanson qui rend heureux…).

Spotify propose déjà des playlists à thème, avec des sujets aussi divers que « Fin de journée », « Le ménage en musique » ou encore « Au coin du feu ». Des sélections réalisées aujourd’hui dans une collaboration homme/machine, où algorithmes et curateurs humains travaillent main dans la main. Eh bien demain, l’informatique affective devrait permettre d’industrialiser ce type d’indexation en répertoriant de façon systématique des milliards de contenus.

L’attention, nouvelle unité de valeur de l’industrie créative

Mais l’informatique affective et les playlists thématiques auront beau s’acharner à nous faire découvrir de nouveaux contenus, elles ne règleront pas le problème de la surabondance et la crise de l’attention qui en découle. Car en étant chaque jour sursollicités et exposés à des milliers de messages, notre attention a été cannibalisée, et est devenue une denrée rare – et donc précieuse.

Et cela, certains éditeurs l’ont bien compris. Conscients qu’ils n’ont plus que quelques secondes pour séduire, beaucoup se sont laissés tenter par le clickbait (ces articles « pièges à clics » aux titres sensationnalistes), dans l’espoir de piquer la curiosité des internautes et de capter plus longtemps leur attention.

Un phénomène qui touche aussi les créateurs, qu’on aurait pourtant pu croire davantage dévoués à leur art et moins soumis à des logiques de consommation… Hélas, il semble bien qu’ils aient eux aussi succombé aux ravages de la surabondance. Il n’y a qu’à voir l’industrie de la musique : en trente ans, les chansons pop ont perdu en moyenne dix-huit secondes de parties instrumentales, selon le chercheur en théorie musicale Hubert Léveillé Gauvin. Un rabotage qui s’explique par une raison simple : retenir le plus vite possible l’attention de l’auditeur (la voix étant, selon le chercheur, le meilleur capteur d’attention en musique), et éviter qu’il ne zappe vers la piste suivante. La bataille pour la découvrabilité nuirait-elle donc à l’art ?

« Devant la profusion de l’information disponible, la prime revient à l’acteur qui sera capable d’attirer, de fixer et de mobiliser le plus longtemps notre attention sur un document, une ressource ou un produit particulier », expliquait Olivier Ertzscheid. On le croit volontiers.

D’autant que certains ont déjà bien compris comment tirer parti de cette crise de l’attention : en Chine, le gouvernement recourt déjà à une armée de travailleurs du clic chargés de diffuser des posts de propagande et de noyer les réseaux sociaux pour distraire les citoyens. Le but : monopoliser leur attention, et les habituer à consommer des contenus courts et simples, requérant peu d’efforts de concentration pour les dissuader de réfléchir par eux-mêmes. Comme l'écrivait Neil Postman en 1985 dans son oeuvre de référence Se distraire à en mourir, « Orwell craignait qu'on nous cache la vérité. Huxley redoutait que la vérité ne soit noyée dans un océan d'insignifiances »... On connaissait la censure par soustraction : voici venu le temps de la censure par abondance !

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Pour la chercheuse américaine Zeynep Tufekci, interrogée par la MIT Technology Review, c’est même une nouvelle forme de censure qui s’établit sous nos yeux : « on comprend généralement la censure comme le fait de bloquer l’accès à l’information, mais c’est une conception très limitée, très XXème siècle de la censure. Je la vois comme un détournement de l’attention à travers de multiples outils. Il est devenu très difficile de bloquer l’information de nos jours. Même dans les régimes autoritaires, les citoyens parviennent à contourner la censure. Mais nous n’avons pas d’outils pour gérer la désinformation. »

Une analyse qui fait écho à l’ère de la post-vérité et à la récente explosion des fausses informations sur nos réseaux sociaux. Car il aurait été bien naïf de croire que ce phénomène s’arrêterait aux frontières des régimes autoritaires. Bien au contraire, il semblerait que la désinformation et le divertissement à outrance soient en passe de devenir les nouveaux instruments de soft power de ceux qui cherchent à déstabiliser nos démocraties…

La preuve que la découvrabilité n’est pas qu’un enjeu pour les éditeurs et créateurs en tout genre – et que c’est aussi une problématique bien plus profonde : celle de réussir, malgré la toute-puissance du web algorithmique et de l’internet prédictif, à éclater nos bulles de filtres et à s’extirper du bruit permanent pour faire l’effort de découvrir de nouveaux contenus et de se confronter à d’autres visions du monde que la nôtre.

Eclatez votre bulle de filtre !

Mais le web n’est pas condamné à être un vase clos, et les algorithmes, comme toute technologie, ne sont pas intrinsèquement bons ou mauvais : leur influence dépend avant tout de l’usage que l’on en fait. Et, on l’a vu, l’enjeu ici est vaste : course au clic, exploitation de nos faiblesses psychologiques, crise de l’attention, bulle de filtre, influence sur la conception-même des œuvres… L’ère de la surabondance charrie avec elle un grand nombre de problématiques inédites pour nos jeunes démocraties numériques. Mais une fois le constat dressé, quelles solutions envisager ? Nous avons imaginé pour vous quelques pistes de réflexion.

1DÉVELOPPER LES TECHNOLOGIES D’INDEXATION FINE

On l’a évoquée plusieurs fois dans cet article : l’indexation est au cœur du problème de la découvrabilité. Pour favoriser la découverte de nouveaux contenus, la clé sera de parvenir à construire des bases de métadonnées exploitables et surtout inter-opérables (c’est-à-dire capables de fonctionner les unes avec les autres sans problème de compatibilité). Ne pas négliger non plus la qualité des données associées (dans le cas d’un film par exemple, les bande-annonces, les informations sur le casting…). Et, bien sûr, exploiter les nouvelles possibilités de l’intelligence artificielle en matière d’analyse fine des contenus (indexation du contenu des scènes de films, des lieux, des détails de l’intrigue…) et de génération automatique de résumés, pour prévenir le phénomène « TL ;DR » (too long, didn’t read) qui décourage de nombreux internautes à se lancer dans la lecture de contenus longs.

2TRANSFORMER L’ARCHITECTURE DE NAVIGATION

A l’heure de la surabondance, les parcours utilisateurs hérités des médias traditionnels ne sont plus pertinents. Plus aucun téléspectateur ne se donne la peine de zapper sur les 300 chaînes de son bouquet pour choisir quoi regarder. Et plus aucun internaute (ou presque) ne passe par la page d’accueil de BuzzFeed pour consommer du contenu BuzzFeed. Nous sommes à l’ère des contenus distribués et si les éditeurs veulent favoriser la découvrabilité de leur offre, il leur revient de proposer une nouvelle architecture de navigation.

Certains médias comme NowThis aux Etats-Unis, Brut ou Explicite en France l’ont bien compris, et ne proposent plus que des contenus « social media only ». D’autres plateformes, comme YouTube ou Netflix, ne proposent pas une page d’accueil standardisée mais un portail personnalisé compilant dernières publications des créateurs et séries que l’on suit, dernières tendances et recommandations personnalisées. Car aujourd’hui, le public n’a plus une relation privilégiée avec les éditeurs, mais avec les plateformes qui lui distribuent le contenu !

3INJECTER DE L’IA DANS LES MOTEURS DE RECHERCHE

Avec l’avènement des bots conversationnels et des assistants vocaux, le « search » traditionnel a pris un gros coup de vieux. Et c’est plutôt une bonne nouvelle pour la découvrabilité des contenus, car en recourant à une intelligence artificielle apprenante, probabiliste et maîtrisant notre langage naturel, les Alexa, Assistant et autres Siri sont capables de décrypter bien plus finement nos requêtes, de prendre en compte le contexte dans lequel elles sont formulées et donc de mieux y répondre.

Les progrès de l’IA en matière de reconnaissance vocale et visuelle devraient également contribuer à l’entrée dans la nouvelle ère du search. Shazam a déjà révolutionné votre manière de découvrir la musique ? Essayez donc Blippar, moteur de recherche en réalité augmentée qui vous permet d’identifier les objets autour de vous, ou encore Magnus, qui reconnaît pour vous les œuvres d’art qui vous entourent. C’est aussi cela, la découvrabilité : ne plus passer des heures à chercher un objet ou un tableau sur Google avec des mots-clés approximatifs, mais les identifier facilement grâce à l’intelligence artificielle.

4PROPOSER DE NOUVELLES MISES EN SCÈNE DE L’INFO

En 2017, l’expérience utilisateur est au moins aussi importante que le contenu lui-même. Votre article aura beau être passionnant, ce sont avant tout l’ergonomie de son interface, sa rapidité de chargement et l’esthétisme de sa présentation qui attireront les lecteurs et les pousseront à cliquer sur votre titre plutôt qu’un autre. Alors pour donner à vos contenus toutes les chances de rencontrer le succès qu’ils méritent, ne négligez pas la mise en scène !

Récemment, le Huffington Post a par exemple lancé The Flipside, pour comparer les différents traitements des mêmes sujets par les médias selon leur orientation politique. Pour cela, le HuffPost a choisi de présenter l’info sous forme de matrice pour la contextualiser et la jauger selon plusieurs variables (ici, selon le positionnement plutôt libéral ou conservateur du média ainsi que sa fiabilité). Une représentation graphique et contextuelle qui apporte une dimension plus ludique et donc plus engageante pour les internautes.

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La mise en scène de l’info peut aussi passer l’éditorialisation de contenus, comme le fait Franceinfo avec les archives de l’INA, auxquelles elle recourt pour mettre en perspective les sujets d’actualité, les recontextualiser et leur apporter un nouvel éclairage.

Voici donc là quelques pistes pour les éditeurs qui souhaiteraient échapper à la toute-puissance des algorithmes. Reste une solution qui pourrait bien régler une fois pour toute le problème de la découvrabilité : réintroduire du hasard à travers des algorithmes aléatoires. En somme, utiliser les algorithmes pour combattre la bulle de filtres qu’ils ont eux-mêmes créée. Car les algorithmes sont capables de nous scruter, nous analyser et nous profiler, certes. Mais ils sont aussi capables, si on le leur demande, de réintroduire de la sérendipité dans nos pérégrinations numériques. Finalement, c’est peut-être juste cela qui manque à YouTube, Facebook, Spotify et consorts : un mode aléatoire, qui nous permettrait de découvrir des contenus vraiment nouveaux.

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Avec l'aide précieuse de Gautier Roos, chargé d'édition numérique pour Méta-Media

Cet article figurera le prochain Cahier de tendances Méta-Media, qui sera disponible gratuitement sur le blog en juin.