Dans la course à l'IA, les médias de nouveau en première ligne

Par Alexandra Yeh, France Télévisions, Direction de la Prospective

Prenez deux représentants de multinationales américaines, deux créateurs de start-ups et deux journalistes, mettez les autour d'une table et attendez : il est fort probable qu'ils se mettent désormais à parler d'IA, car c'est LE sujet incontournable du moment. La table ronde organisée cette semaine à Paris par le GESTE n'a pas dérogé à la règle, et a vu un panel passionné échanger autour de la data, des chatbots et des algorithmes.

Alors qu’aujourd’hui l’IA comprend et prédit nos comportements, les médias sont de nouveau en première ligne pour essuyer les plâtres de cette nouvelle révolution. Car les machines voient, lisent, entendent et reconnaissent leur environnement… autant de missions qui sont aussi celles des médias.

Et dans un contexte de profond désamour du public, l'IA pourrait bien être la planche de salut pour ré-instaurer un lien de confiance entre les médias et les citoyens. Autant dire que c’est dès maintenant qu’il nous faut apprendre à travailler avec elle.

tr

Des médias dopés à l'IA

Une chose est sûre : nous avons intérêt à apprendre vite, car la machine ne nous attendra pas. Devant la croissance exponentielle de la donnée, l’intelligence artificielle, seule technologie capable de traiter nos milliers de milliards d’octets, est déjà devenue indispensable. Et cela est d’autant plus vrai, souligne le président d’IBM France Nicolas Sekkaki, que nous n’avons plus affaire à de la donnée structurée (c’est-à-dire déjà découpée dans un format préfédéfini, dans un formulaire par exemple), mais à de la donnée non structurée, bien plus complexe à exploiter.  

struct

Et pas besoin de chercher bien loin en quoi l’IA peut servir les médias : on pense bien sûr à l’affaire des Panama Papers, où la machine s’est révélée essentielle dans le décorticage des 2,6 terabytes d’emails et de documents saisis par les journalistes.

L'IA, remède à la thérapie de couple entre les médias et leur public ?

Mais le traitement de quantités massives de données n’est pas le seul avantage de l’intelligence artificielle pour les médias. Dans les salles de rédaction, l’IA est aussi appréciée pour son interface conversationnelle qui permet de développer une relation plus intime avec les lecteurs.

C’est le cas à L’Obs où les équipes des nouvelles écritures, dédiées à la recherche de formats innovants, ont développé deux chatbots qui racontent la politique autrement. L’idée ? « Utiliser Messenger comme une plateforme de diffusion pour des sujets éditoriaux spécifiques, feuilletonnés, avec un ton plus conversationnel », explique Audrey Cerdan, la responsable du projet. Même logique chez Nice Matin et Tibot, son « bébé robot expert de l’info locale », avec une vraie personnalité et un certain sens de l’humour, ou encore chez la start-up Jam, dont le chatbot s'efforce de créer « une relation avec les jeunes basée sur la confiance et la bienveillance », comme l'explique sa CEO ("Chief Emoji Officer" !) Marjolaine Grondin.

Voici à quoi ressemble une conversation avec Jam

Une conversation avec Jam

Et à ceux qui craignent que l’intelligence artificielle ne les remplace, rassurez-vous : pour l’heure, la machine a encore besoin de l’homme. Car l’IA ne crée rien ex nihilo, elle a besoin d’être nourrie de données pour apprendre, et pas n’importe lesquelles : des données qui soient pertinentes par rapport à son contexte d’utilisation. Une leçon que Nice Matin a apprise sur le tas, en observant les réactions de son chatbot parfois légèrement à côté de la plaque, comme l’explique son responsable digital Damien Allemand :

« On avait prévu toutes les réponses de notre chatbot, mais pas le comportement des humains, qui écrivent souvent… n’importe comment ! Au début, si vous écriviez ‘salut sava’ par exemple, Tibot ne comprenait pas et était tout simplement incapable de répondre. D’ailleurs, il comprenait le mot ‘salut’ dans le sens ‘au revoir’ ! ». Et oui, il faut tout apprendre aux IA, y compris les fautes d’orthographe, l’argot et les multiples sens des mots !

Car aujourd’hui, nous ne sommes plus à l’ère du mot-clé : notre nouvelle interface, c’est le langage naturel. Les IA les plus performantes comme Watson - l’intelligence d’IBM - sont capables de comprendre un discours, la personnalité celui qui le prononce et les émotions qu’il transmet. L’intelligence émotionnelle est d’ailleurs le nouveau terrain de jeu des chercheurs en IA, car désormais on ne traque plus seulement les clics, les likes et les durées de lecture ou de visionnage des contenus, mais aussi les émotions qu’ils provoquent chez les spectateurs… Et certains s’en font une spécialité, comme la start-up RealEyes et sa technologie de tracking émotionnel par webcam.

realeyes

Alors, l’IA va-t-elle vraiment augmenter les médias ?

Il semblerait bien que oui, d’autant qu’elle touche tous les acteurs de la chaîne de valeur ; des journalistes au public en passant par les annonceurs. Mais comme toute technologie, elle est à manier avec précaution : l’élection américaine a déjà montré que la curation algorithmique sur les réseaux sociaux avait créé une bulle de filtres particulièrement tenace, qui a empêché nombre d’observateurs de voir venir la victoire de Donald Trump. Nous devrons redoubler d’attention aussi quant à la protection de nos données personnelles, de plus en plus convoitées par les entreprises de la tech.

Mais l’intelligence artificielle, si elle est utilisée… intelligemment, constitue avant tout une triple opportunité pour les médias, comme le résume Anne Bioulac, du cabinet Roland Berger :

  • Une opportunité de se différencier : en repérant des sujets de niche peu exploités, et en identifiant plus finement les centres d’intérêt de notre public ;
  • Une opportunité d’endiguer la désinformation : en détectant les photomontages, en modérant les commentaires, en automatisant le fact-checking;
  • Une opportunité de maintenir l’attention du public : en générant des résumés pour remédier au phénomène « TL;DR » ou encore en ajustant le contenu au format le plus pertinent selon le contexte de consommation.

______________________

(*Full disclosure: table ronde animée par Eric Scherer, vice-président du GESTE)