Les industries culturelles et créatives à l’ère numérique : créativité augmentée… ou déroutée ?

Par Alexandra Yeh, France Télévisions, Direction de la Prospective

On vous l’expliquait déjà il y a deux ans : non, le numérique ne tue pas les industries culturelles et créatives en Europe ! Un constat réaffirmé aujourd’hui par Bpifrance Le Lab, qui enfonce le clou dans un rapport intitulé "Créativité déroutée ou augmentée : comment le numérique transforme les industries de la French Touch". Son mot d’ordre : sortir une fois pour toutes de l’opposition classique entre savoir-faire traditionnel et technologie, et comprendre qu’en brouillant nos repères, le numérique ouvre un nouveau champ des possibles pour l'art et la création.

Voici les quelques transformations à retenir :

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1Les attributs traditionnels des industries culturelles et créatives remis en question

Historiquement, les industries créatives et culturelles ont fondé leur force sur trois actifs stratégiques que sont leur image de marque, leur savoir-faire et leurs droits de propriété intellectuelle. Des actifs qui sont aujourd’hui remis en question à l’ère du numérique :

  • Leur image de marque est exposée aux commentaires sur les réseaux sociaux et soumise au risque du bad buzz ;
  • Leur savoir-faire traditionnel est touché par la montée en puissance des machines et de l’automatisation ;
  • Leurs droits de propriété intellectuelle sont touchés par le piratage permis par la dématérialisation des contenus.

Résultat : ne pouvant plus s’appuyer sur ses actifs historiques, le secteur se réinvente, et c’est une bonne nouvelle pour la créativité ! Nouveaux modèles économiques, nouveaux produits, nouveaux formats… L’innovation est en train de connaître un nouvel âge d’or.

2La data pour mieux identifier les attentes du public… au risque de brider la créativité ?

Les industries créatives et culturelles fonctionnent comme une économie de l’offre où la création d’œuvres et de biens culturels ne répond pas à une demande particulière.

Résultat : le secteur se caractérise par une surabondance de biens… et un fort taux d’échec. Mais le numérique, avec ses technologies de traitement des big data, est en train de bouleverser ce paradigme : désormais, la donnée est utilisée avant même la création des contenus pour identifier le plus finement possible les attentes du public et concevoir des produits que l’on sait d’ores et déjà adaptés à leurs attentes.

Ce qui donne lieu à de grandes success stories comme House of Cards, première création originale de Netflix dont les algorithmes avaient révélé que les spectateurs qui appréciaient la série britannique du même nom consommaient beaucoup de films avec Kevin Spacey au casting et David Fincher à la réalisation. Une façon d’atténuer la prise de risque inhérente à l’art et la création… au risque de brider la créativité ?

3Avec le numérique, de nouvelles formes de prescription

Dans toutes les branches des industries culturelles et créatives, du spectacle vivant à la mode en passant par les médias, il existe des instances qui jouent le rôle de curateurs, de « gatekeeper » pour sélectionner les biens et les œuvres méritant d’être exposés aux yeux du grand public. Cette fonction éditoriale reste essentielle, mais elle se transforme elle aussi sous l’effet du numérique, avec l’apparition de nouvelles formes de prescription :

  • La prescription par l’analyse des données : on ne le répétera jamais assez, la maîtrise de la donnée est devenue vitale pour les éditeurs de contenus et les plateformes. Netflix, Spotify ou encore Amazon ont fondé leur modèle sur l’utilisation d’algorithmes pour profiler leurs utilisateurs et leur proposer des recommandations sur mesure – avec le succès que l’on sait !
  • La prescription de pair à pair : le bouche à oreilles est sans doute la forme la plus ancienne de prescription, et ce n’est certainement pas le numérique qui viendra signer son arrêt de mort. Il a même pris une ampleur nouvelle ces dernières années avec l’émergence des réseaux sociaux et de plateformes en ligne entièrement dédiées à l’agrégation de critiques de biens culturels comme SensCritique ou Vodkaster.
  • La prescription par les nouveaux influenceurs : blogueurs, Instagrameurs et autres YouTubeurs sont aujourd’hui devenus les véritables stars du marketing d’influence. Ce ne sont plus de simples égéries, mais de véritables ambassadeurs rémunérés par les marques pour intégrer leurs produits dans leur univers créatif à travers des posts sponsorisés ou encore des placements de produits. Et ça marche.

Infographie tirée de l'étude "Les influenceurs et les marques en 2017" (c) Reech

4Le public devient acteur de sa consommation… et même de la création des produits

Finie l’approche top-down où les éditeurs créaient et le public consommait : désormais, le public devient acteur de sa consommation et même de la création des produits. Dans son rapport, Bpifrance Le Lab identifie quatre types de clients des industries culturelles et créatives :

  • Le client ambassadeur, qui fait la promotion de ses produits et biens préférés sur les réseaux sociaux ;
  • Le client créateur, qui contribue à la conception des produits (personnalisation de produits, utilisation d’UGC dans les médias…) ;
  • Le client prescripteur, qui facilite le repérage de talents émergents (pensons à Lily Allen ou encore aux Arctic Monkeys, grands succès de la musique britannique découverts au début des années 2000 sur MySpace) ;
  • Le client contributeur, dont les données sont collectées et analysées – de façon plus ou moins transparente – par les marques pour améliorer l’expérience utilisateur.

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C’est désormais une évidence : la révolution numérique, ce n’est pas seulement l’arrivée des robots dans les bureaux et l’automatisation des processus de production. Le numérique impacte aussi la création dans son essence même, et touche donc les industries culturelles et créatives au premier chef. Au menu : une créativité augmentée, déroutée… mais aussi libérée ?