Vers une société sans emploi ?

Credit: Shutterstock/Salon

Par Alicia Tang et Diane Touré, Direction de la prospective, France Télévisions

Allons-nous vers une déconnexion revenu / travail ? Pour la première fois dans l'Histoire, une révolution technologique détruit plus d'emplois qu'elle n'en crée et le numérique commence à inquiéter un certain nombre d'économistes et décideurs.
A l’occasion d’une journée exploratoire, la Société Française de Prospective, avec le soutien de Cap Digital et en partenariat avec Metis, a abordé ce sujet insuffisamment traité et a tenté d’envisager le futur de nos modèles économiques.

1Révolution numérique : vers une transformation du travail et de l’emploi

Les technologies, comme la machine à vapeur ou encore l'électricité, ont bouleversé les modèles socio-économiques dans lesquels elles sont apparues. Aujourd'hui, une nouvelle révolution est en train de transformer le monde. Mais il ne s’agit plus de technologies de rupture comme cela a pu être le cas, mais bien d’un faisceau d’innovations dans divers domaines (nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l'information et sciences cognitives ou encore génomique et robotique).

Ces ruptures technologiques modifient en profondeur la nature, le rapport et la structure du travail dans nos sociétés occidentales. La notion d’emploi, en perpétuelle évolution, est également à repenser.

L’entrepreneur américain Seth Godin résume ce phénomène assez simplement : “mon grand-père a fait le même travail toute sa vie, mon père a eu 7 emplois différents tout au long de sa carrière, et moi j'ai 7 emplois en même temps”.

En effet, on peut aujourd’hui être à la fois entrepreneur, étudiant, salarié, expert ou encore indépendant. On les appelle déjà "les slasheurs" : ceux qui mettent une barre oblique (slash) entre leurs fonctions en se présentant.

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Nous sommes aujourd'hui dans la phase de "destruction créatrice" chère à Schumpeter : le progrès technique détruit les emplois qui ne sont plus en accord avec la demande du marché. Mais nos sociétés font face à un "innovation gap" sans précédent, une différence entre l’évolution de la productivité et la création d’emplois. Le numérique est tout simplement en train de détruire des emplois. Le cabinet de conseil Roland Berger estime ainsi qu’en 2025, 3 millions d’emplois français auront disparu en raison de l’optimisation des emplois actuels et de la robotisation.

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VIN (Viticulture intelligente naturelle), le robot-vigneron. (Stéphane Audras/REA)

Les innovations numériques vont certes permettre l'émergence de nouveaux secteurs et la création de nouveaux emplois, mais qui seront moins bien payés que ceux qui vont disparaître, et ce pour plusieurs raisons :

- une mécanisation et une émergence des robots qui entrent en compétition avec les compétences humaines ;
- un manque d’éducation au numérique et une fracture des usages ;
- une dissociation entre la recherche et le développement et innovation (beaucoup de technologies ne sont pas intégrées dans la société car elles ne répondent/collent pas à des usages) ;
- un manque d’investissement dans les moyens de production, c'est-à-dire une difficulté de passer du prototype à la masse.

Par ailleurs, nos sociétés quittent un modèle consumériste pour aller vers un modèle collaboratif. Dans les entreprises, l’enjeu est d’accompagner et d’éduquer à ces évolutions.

Derrières les technologies, il y a des transformations culturelles qu’il faut insuffler aux managers en interne.

Face à ces bouleversements, quelle est la capacité de la société à se réformer en protégeant son modèle social ?

2Une nouvelle vision du travail pour les jeunes.

Comment être acteur de ces nouvelles économies ? Au-delà de réinventer les modèles économiques, comment prendre place dans ce nouveau marché de l’emploi? ASTREES (l’Association du Travail de l’Emploi Europe et Société) a proposé aux jeunes de moins de 30 ans de remplir un court questionnaire sur ce que représente pour eux le travail mais aussi l’engagement dans la société comme en milieu professionnel. Parmi les 1.160 réponses, trois quarts des interrogés pensent que le plus important concernant l'emploi est d’être dans une ambiance de travail agréable, de faire quelque chose d’intéressant et d'avoir un bon équilibre vie professionnelle/vie privée.

“ En dépit du contexte et d’un chômage massif, les moins de 30 ans restent optimistes. Concernant les compétences, les efforts et les réseaux relationnels, ils sont très réalistes sur ce qui permet de décrocher un emploi et sur ce qui les attend en termes de contrats. Les jeunes veulent être entendus en milieu professionnel comme dans la société pour ce qu’ils sont et non pour ce qu’ils seront", déclare ASTREES.

Malgré leur optimisme, plus ils entrent dans le monde du travail, plus le sentiment que leur avenir sera meilleur que celui de leurs parents décroît. (34% pour les plus de 25 ans , 44% chez les 20-24 ans et 53% chez les moins de 20 ans). Si le critère de revenu n'apparaît pas en haut des préoccupations, il n’en demeure pas moins inexistant.

“Pour les jeunes, il faudrait supprimer les contrats CDD et CDI, car ils ont du mal à y accéder ; d’autres formes de contrat devraient être mis au goût du jour" affirme Phillippe Lazzarotto membre de l’Association ASTREES.

L’enquête européenne sur les valeurs démontre que la France est une exception dans son rapport au travail. Alors que les anglo-saxons ont un rapport très instrumental à leur travail, les Français recherchent un certain épanouissement/accomplissement personnel à travers lui.
D'où une problématique : comment les jeunes français vont-ils réussir à insuffler ce genre de modèle coopératif au reste de l’Europe si l’intérêt et le rapport au travail est divergent ? Le défi futur est dans la construction d’un modèle socio-économique pour créer un contexte favorable à cette nouvelle génération.

3Prospective : quels modèles pour le futur ?

 A l’occasion de cette journée exploratoire, trois pistes pour le futur ont été exposées:

1. La première, proposée par Sokha Hin (co-fondateur de Call For Team ) part d’un constat : l’innovation en France n’est pensée que d’un point de vue technologique, et non sociale et sociétale.

“Il y a une déconnexion entre les citoyens que nous sommes, et la croyance dans les alternatives proposées”, affirme t-il.

Notre société a besoin de reconnaître que l’innovation est également un moyen de faire avancer des problématiques sociétales, qu’elle n’est pas réservée au monde numérique. Il ne s’agit toutefois pas de créer une rupture entre le monde actuel et le monde de demain, il ne doit pas y avoir de rejet, mais un accompagnement, une transition entre les deux. La proposition de Sokha Hin repose sur un travail en collaboration avec des grandes entreprises, dans le but d’accompagner les salariés qui souhaiteraient se tourner vers l’entrepreuneuriat. Cela permettrait d’accompagner la réflexion individuelle sur le parcours professionnel. Une autre piste pour le futur serait la création d’un label pour les entreprises qui partageraient une vision, celle du numérique aux services de transitions sociétales.

2. La deuxième proposition de Stanislas Jourdan (co-fondateur et coordinateur du Mouvement Français pour un Revenu de Base) concerne la création d’un revenu universel et inaliénable pour tous les individus. Le revenu de base inconditionnel (RBI) serait un revenu attribué sans condition, sur le principe de droit fondamental. Celui-ci serait déconnecté de l’emploi et serait perçu par chaque individu de la société peu importe son âge, son statut socio-professionnel.
Ce revenu de base serait financé par un capital collectif, celui du travail gratuit qui contribue à la création de bien commun. Selon Stanislas Jourdan, le revenu de base serait compris entre 500 et 800 euros par mois et par personne. Il permettrait une accélération économique plus collaborative et aux salariés de renégocier avec leur entreprise leur condition de travail. Le revenu de base permettrait de libérer le temps des individus.

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Comment serait financé ce revenu ? Selon le rapport Colin et Collin sur la fiscalité du numérique, le revenu de base pourrait puiser ses ressources dans la création d’une taxe sur l’exploitation des données personnelles qui financerait la protection sociale et le revenu de base. D’autre part, cela encouragerait les entreprises à avoir un comportement plus éthique concernant l’utilisation et à la protection des données personnelles.

3. La dernière proposition, émise par le consultant Frédéric Fonsalas, part d’un questionnement sur la disparition du travail. Actuellement, une croissance de 3% serait nécessaire pour nous assurer du travail ; cette équation ne serait effective que si l’on parle du travail salarié. De ce fait, Frédéric Fonsalas propose une nouvelle définition du travail, à savoir “toute action transformante impliquant un effort”. Dans un second temps, il soutient le fait que la possession est de l’ordre de l’inné, tandis que le don requiert une éducation. Il faut donc changer le système éducatif et fonder le nouveau sur cinq piliers équivalents en poids : la culture ; le corps et ses soins ; la structure de l’esprit qui doit être verticale ; la formation à  l'entrepreneuriat et l’art et l’artisanat.
Il s’agit enfin de repenser le rapport à l’argent comme rémunération et de créer des nouveaux modes de rétribution, développer une économie sociale et solidaire.

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