De l’incitation douce à la manipulation insidieuse : les designers, architectes invisibles de nos vies connectées

Par Alexandra Yeh, France Télévisions, Direction de l'Innovation

C’est devenu l’un des marronniers favoris des journalistes en manque d’inspiration : impossible de rater, chaque année, l’indispensable papier sur la digital détox, passage obligé de l’été pour - selon les éléments de langage en vigueur - “s’éloigner des écrans” et “se reconnecter avec la nature”. Les reporters les plus téméraires partis en immersion loin de tout réseau 4G raconteront avec force détails les bienfaits de cette mise au vert. Après l’injonction au régime estival, l’injonction à la déconnexion : les sujets changent, les diktats restent. Avec, toujours, une dimension culpabilisante et un reproche implicite : si vous passez trop de temps sur les réseaux sociaux, c’est de votre faute.

Comme le régime, la déconnexion ne serait donc qu’une question de volonté ? C’est oublier qu’à des milliers de kilomètres d’ici, dans les très secrets bureaux californiens des géants du numérique, une armée de designers ne travaille justement qu’à une chose : concevoir des plateformes qui monopolisent le maximum de notre attention et provoquent des comportements d’addiction. Alors certes, il ne tient qu’à nous de nous déconnecter. Mais c’est aussi aux concepteurs de nos interfaces de nous aider à reprendre la main sur nos usages.

Des lignes de code pour court-circuiter nos cerveaux

“All code is political”, assénait récemment le journaliste David Cohn en réponse au New York Times qui se demandait “comment réparer Facebook”. Derrière la formule accrocheuse, une réalité : tout est calculé, rien n’est dû au hasard sur les plateformes sociales ; ni la couleur des interfaces, ni la forme des boutons, encore moins le parcours utilisateur que les ingénieurs de la Silicon Valley imaginent pour nous. Même pas caché, leur but est pleinement assumé : nous faire passer le plus de temps possible dans leurs applications pour capter le maximum de notre attention - chèrement revendue ensuite aux annonceurs.

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Pour cela, les designers des plateformes ont leurs recettes. Elèves assidus des cours d’économie comportementale et dignes héritiers des travaux de Daniel Kahneman sur les biais cognitifs qui court-circuitent notre cerveau et limitent notre rationalité, les concepteurs de nos réseaux sociaux connaissent tout de nos faiblesses psychologiques et savent les exploiter pour créer une véritable dépendance à leurs produits. Pire : c’est une dépendance volontaire, et même consentie - ce n’est pas Facebook qui nous oblige à nous connecter cinquante fois par jour, mais bien nous qui en ressentons le besoin impérieux !

Pour nous pousser à revenir encore et toujours, inlassablement, sur leurs plateformes, Facebook, Twitter et consorts ne se sont pas contentés de concevoir des produits répondant à un besoin du marché : ils les ont pensés de manière à nous inciter, dans leurs mécanismes mêmes, à adopter des comportements compulsifs. Scroll infini, autoplay, "pull to refresh", stimuli (likes, retweets, partages...), autant de dispositifs qui font des réseaux sociaux de véritables machines à monopoliser notre esprit. Un design de l'attention théorisé et enseigné à la très sérieuse université Stanford sous le nom de captologie. Car les GAFA n’ont rien inventé : s’inspirant des travaux de Richard Thaler et Cass Sunstein, pères de la théorie du nudge, ils ont compris qu’en manipulant l’architecture des choix dans leurs menus et en gamifiant leurs interfaces, ils pouvaient inciter les utilisateurs à passer toujours plus de temps en ligne. Le soft power plutôt que la coercition : la Silicon Valley a tout compris à la manipulation des masses !

Vers une déontologie du design ?

Sauf que de l’incitation douce à la manipulation insidieuse, il n’y a qu’un pas. Un pas que certains anciens designers de la Valley, aujourd’hui repentis, estiment avoir allègrement franchi. De plus en plus de voix s’élèvent ces derniers temps contre ce kidnapping de notre attention. Parmi eux, Tristan Harris, ancien de Google dont le manifeste “Comment la technologie pirate votre esprit” a fait grand bruit il y a quelques mois en détaillant par le menu les nombreux ressorts utilisés par les GAFA pour rendre leurs plateformes addictives. Depuis, Harris a créé son collectif Time Well Spent, qui milite pour une consommation raisonnable - et surtout raisonnée - des réseaux sociaux.

De plus en plus, les consciences s’éveillent et certains n’hésitent pas à ériger cette “pollution mentale par le numérique” en un véritable problème de santé publique. Mais alors, à qui la faute ? On évoquait plus haut les injonctions à la digital détox et leur dimension culpabilisante - mais est-on vraiment responsables de notre addiction aux réseaux sociaux quand ils sont conçus précisément pour pirater nos cerveaux et nous rendre accros ? Quelle place les sciences de la persuasion laissent-elles réellement à notre libre-arbitre ? N’est-ce pas aux plateformes elles-mêmes de se conformer à une morale, une éthique, des valeurs ?

“Don’t be evil”, a longtemps scandé le slogan de Google… avant de se transformer en un plus pragmatique “Do the right thing” - signe annonciateur d’un abandon de valeurs morales devenues trop encombrantes pour le géant des moteurs de recherche ? Impossible à dire. Mais bonne nouvelle : si ce ne sont pas les entreprises elles-mêmes qui s’engagent à adopter un comportement éthique, de plus en plus de designers prennent conscience de leur pouvoir. Véritables architectes invisibles de notre monde connecté, ils sont de plus en plus nombreux à se mobiliser pour mettre leurs compétences au service du bien commun. Un mouvement qui, en France, a déjà donné lieu à la première rencontre “Ethics by design”, pour inviter designers et chercheurs à “envisager la construction des produits numériques sous un angle éthique”.

Les quatre piliers de l'addiction selon le collectif Time Well Spent

Les quatre piliers de l'addiction selon le collectif Time Well Spent

Et en effet, les designers semblent bien être les seuls à même de réinjecter un peu d’éthique dans les GAFA. Avec des utilisateurs ignorant bien souvent tout ou presque du fonctionnement des plateformes, et une législation perpétuellement en retard face à des usages changeant à toute vitesse, une transformation top-down, qui viendrait des concepteurs des produits, pourrait être salutaire. Aux designers donc de prendre leurs responsabilités, de questionner leurs pratiques et les valeurs qui les guident dans la conception de nos interfaces numériques.

D’autant que l’on sait que la frontière entre monde virtuel et monde physique va continuer de se brouiller pour que, de plus en plus, le numérique devienne un phénomène diffus. L’internet ambiant est en train de devenir une réalité, les écrans disparaissent : notre nouvelle interface, c’est nous-mêmes ! Aujourd’hui la voix, demain notre corps tout entier avec la réalité virtuelle sociale. Et avec la disparition des interfaces physiques, l’influence des plateformes numériques deviendra de plus en plus pernicieuse, car comment questionner ce qui fait partie intégrante de notre quotidien… au point qu’on ne le voit même plus ? Les GAFA façonnent aujourd’hui nos comportements en ligne : transformeront-ils demain notre langage (nous commencerons tous nos phrases par “OK, Google”), voire notre pensée (pensons à Neuralink, le projet d’interface cerveau-machine d’Elon Musk) ? Tristan Harris dénonçait le piratage de notre esprit par la technologie. Réagissons donc avant qu’elle ne pirate aussi notre corps.