Pour capter l'attention du public, posez des questions plutôt que de donner des réponses

Par Alexandra Yeh, France Télévisions, Direction de l'Innovation

La course à l’attention : l’expression semble déjà être devenue une vieille rengaine pour désigner la féroce bataille que se livrent plateformes sociales, éditeurs médias et autres annonceurs publicitaires pour capter notre attention. Cette « crise de l’attention » dénoncée par certains nuit-elle à la qualité de l’info délivrée aux citoyens ? Et de quelle attention parle-t-on au juste ?

C’est autour de ces questions que le Collège des Bernardins a réuni cette semaine la théologienne Gemma Serrano, les journalistes Julien Goetz et Eric Fottorino et le sociologue Yves Citton pour deux heures de débat animé.

L’attention, une marchandise comme les autres ?

Pour bien comprendre, un détour par l’histoire s’impose.  Comme l’explique Yves Citton, la course à l’attention ne date pas d’hier : c’est en 1833 que le journal The New York Sun s’est vendu pour la première fois pour la moitié de son prix de production, l’autre moitié étant financée par des espaces vendus à des annonceurs. Le début d’un modèle économique qui s’imposera progressivement pour devenir la norme dans les médias… Et un nouveau paradigme qui a permis d’abaisser le coût de l’info : sans la pub, l’édition papier du Monde serait vendue dix fois plus cher… soit 28€ ! Hubert Beuve-Méry, fondateur du Monde en 1944, parlait d’ailleurs de « bienfaisante publicité », sorte d’éloge à cette réclame qui permettait à son quotidien d’avoir un modèle économique viable.

Mais dans l’ère de la surabondance, cette « bienfaisante publicité » a rapidement tourné au lavage de cerveau, tout le monde (médias, annonceurs, plateformes sociales) se disputant notre attention à coups de slogans accrocheurs et de titres choc. Une guerre intestine féroce pour capter le fameux « temps de cerveau humain disponible », selon l'expression, reprise ad nauseam depuis quinze ans, de l’ancien PDG de TF1 Patrick Le Lay. Alors certes, ce n’est pas nouveau, comme le souligne Julien Goetz : « Avant le numérique, l’enjeu était de faire une couv' qui donne envie d’acheter le journal. Aujourd’hui, c’est de faire en sorte d’amasser du trafic vers le site [du média] ».

Photo: Samuel Zeller (Unsplash)

Ce qui est nouveau en revanche selon Eric Fottorino, c’est que « chaque concurrent est à un clic de souris : même inconsciemment, un certain nombre d’émetteurs ont voulu, dans leur titraille, dans leur manière de mettre en avant tel ou tel type d’information, capter l’attention. Parce que cette attention crée du clic, donc des pages vues, donc de la publicité. Donc si votre hiérarchie de l’information, c’est de montrer une vidéo avec un chat dans une baignoire, le contenu est très pauvre, mais vous avez attiré à vous un certain nombre de lecteurs. Alors que si vous faites une information moins spectaculaire, mais de fond, elle aura peut-être moins d’attrait. »

L’autre nouveauté aujourd’hui, soulignée par Yves Citton, c’est qu’avec l’ère numérique, l’attention est devenue une ressource quantifiable : là où les journaux ne pouvaient analyser d'autres indicateurs que ceux de leurs chiffres de vente, les médias numériques ont aujourd’hui à leur disposition tout une palette d’outils de mesure d’audience qui leur permet de surveiller très finement l'attention des utilisateurs à coup de pages vues, de temps passé ou encore d’engagement généré par leurs contenus. Avec une limite toutefois : tous ces indicateurs traduisent une approche purement quantitative de l’attention.

Pour une approche qualitative de l’attention

Alors, l’attention ne se réduit-elle vraiment qu’à un nombre de pages vues ou de minutes passées à visionner une vidéo ? Loin de là selon Gemma Serrano, convaincue que les médias peuvent faire appel à d’autres formes d’attention, plus qualitatives, qui relèveraient davantage du domaine du sensible.

Pour cela, explique-t-elle, il faudra se concentrer sur la mise en scène du contenu, comme le fait Le 1 : « C’est une expérience esthétique de lire Le 1, de le plier et de le déplier ! Il y a toute une expérience design, corporelle qui appelle aussi l’attention. La forme et le contenu sont intimement unis maintenant dans l’expérience journalistique. L’attention est relationnelle, mais aussi corporelle : il y a une manière attentive d’être en relation avec ces outils qui nous invitent à veiller sur notre disponibilité aux choses – comment on va être disponible à cette esthétique du toucher qui va nous faire lire ou pas les nouvelles, à capter les couleurs… ».

Dans une approche spirituelle fondée sur sa formation en théologie, Gemma Serrano est revenue aussi sur la notion même d’attention, et ce qu’elle signifie dans les Saintes écritures – un retour aux sources utile pour s’émanciper de la vision utilitariste, voire mercantile, que les médias en ont habituellement :

« Dans les Saintes écritures, l’attention signifie ‘veiller sur son cœur’, se demander ce qui est vraiment important et essentiel. […] Se demander : qu’est-ce qui fait que j’accorde mon attention à cette information ; de la colère, de la curiosité… ? Quelle disponibilité est-ce que j’accorde aux différentes informations ? »

Photo: Elijah O'Donell (Unsplash)

Une approche plus qualitative donc de l’attention, qui peut être salutaire pour questionner notre manière de nous informer. Ce questionnement est d’ailleurs souligné par Julien Goetz pour expliquer notre relation à la désinformation :

« La désinformation nous renvoie à un questionnement qui nous individualise par rapport à l’info : elle nous oblige à nous dire que notre rapport à l’information n’est pas un rapport pragmatique. C’est un rapport émotionnel : qu’est-ce que cette info dit de moi ? pourquoi je la partage ? pourquoi je vais partager une info que je sais fausse, mais qui m’émeut parce qu’elle me conforte dans mes convictions, dans ma colère… ? Il faut parvenir à faire le distinguo, à reconnaître que l’on a un rapport émotionnel à l’information. Et à accepter de laisser passer l’émotion pour nous interroger ensuite plus pragmatiquement sur ce que l’on pense de cette information. »

Un cheminement personnel dans lequel les médias doivent pouvoir nous accompagner, selon Eric Fottorino, en réaffirmant leur rôle d’éclaireur, pas simplement en donnant des réponses, mais surtout en posant des questions :

« Quand on demandait à Kundera si le roman avait réponse à tout, il répondait que c’était bien une vanité humaine de croire que l’on peut avoir réponse à tout : le roman a question à tout. Je pense que notre rôle [de médias] est effectivement un rôle de questionnement : lorsqu’on est face à un média bien fait, on va ressortir avec plus de questions que l’on n’en avait en entrant. »

Et Julien Goetz de conclure : « Appliquée à l’information, la logique de questionnement doit faire en sorte qu’à chaque fois qu’un média émet une info, il essaie de bousculer pour créer du mouvement. » Ne pas donner des réponses immuables mais « assumer la complexité du monde dans lequel on vit en partageant des questionnements et en laissant à chacun la liberté de choisir ses réponses ».

Un journalisme de questions plutôt qu’un journalisme de réponses : et si c’était ça, la solution pour capter à nouveau l’attention du public ?

Pour voir la conférence en intégralité :