La techno au service des rédactions ? Oui, si les journalistes sont impliqués et relèvent la tête du guidon !

Par Alexandra Yeh, France Télévisions, Direction de l’Innovation

Des robots journalistes à la recommandation personnalisée, de la publicité programmatique à l’indexation automatique des contenus : le moins que l’on puisse dire, c’est que la technologie a fait une entrée fracassante dans l’industrie des médias ces dernières années. Et si tout le monde ne l’accueille pas avec le même enthousiasme, beaucoup reconnaissent qu’elle permet de développer des outils utiles aux salles de rédaction… à condition de les co-créer avec les journalistes, pour rester au plus près de leurs besoins réels.

La techno au service d’un besoin réel

« Tous nos projets sont guidés par les usages » : c’est ainsi que Denis Teyssou, responsable éditorial du Medialab de l’AFP, résume la philosophie de son équipe. La technologie ne doit jamais être un prétexte au développement d’un outil, aussi innovant  soit-il : il s’agit avant tout de comprendre les besoins concrets des journalistes pour concevoir des solutions qui leur permettent d’améliorer les process, ou de surmonter des difficultés.

C’est dans cette démarche qu’a été développé le plugin InVID, un outil de vérification des vidéos postées sur les plateformes sociales. L’outil existait déjà depuis un an lorsque le Medialab de l’AFP a eu la possibilité de s’associer à l’initiative CrossCheck, un projet de fact-checking collaboratif réunissant une trentaine de médias français. Denis Teyssou explique : « J’avais déjà l’idée de créer un plugin pour InVId, et CrossCheck a été un véritable laboratoire pour nous. » Et pour cause : en participant à la newsroom virtuelle dans laquelle les membres échangaient sur leur travail de fact-checking, le Medialab a pu « comprendre l’étendue des besoins de la communauté journalistique en matière de vérification », et même « toucher largement la communauté des fact-checkers : des journalistes, mais aussi des ONG défendant les droits de l’Homme ou encore des institutions travaillant sur l’éducation aux médias ». Un moyen pour l’équipe de l’AFP de mieux comprendre les difficultés concrètes rencontrées dans la vérification des contenus, avec à la clé un plugin opérationnel, entièrement basé sur les feedbacks des 3 200 utilisateurs et construit sur mesure pour s’adapter à leurs besoins.

La même philosophie prévaut chez Newsbridge, qui propose une solution d’indexation des rushs en temps réel. Accélérée pendant quatre mois au sein de France Télévisions, la startup a pu travailler au cœur des rédactions de la télévision publique pour comprendre leurs besoins, tester son produit et le faire évoluer au gré des feedbacks, comme le décrivent ses fondateurs Frédéric et Philippe Petitpont : « Newsbridge, c’est une plateforme de contribution profondément orientée vers l’utilisateur : avant de taper la moindre ligne de code, on va d’abord aller rencontrer des gens pour construire quelque chose qui soit le plus pertinent pour eux. » Cette logique de coopération, de partage des savoir-faire et même de co-création de l’outil a non seulement suscité un fort intérêt des journalistes, monteurs et documentalistes de France Télévisions, mais a surtout permis d’assurer la pertinence de l’outil par rapport aux cas d’usage réels.

Entre immersion dans une newsroom virtuelle pour l’AFP et installation au cœur des salles de rédaction pour Newsbridge, une troisième voie est possible pour co-créer des outils avec les rédactions. C’est celle choisie par Neil Maiden, directeur du projet INJECT, un outil qui aide les journalistes à trouver de nouveaux angles pour traiter leurs sujets. Ici, la co-création a pris la forme d’une série d’entretiens avec des journalistes, des plus novices aux plus expérimentés, pour comprendre au mieux leurs attentes et leurs contraintes. Une démarche collaborative qui a permis d’orienter l’outil dans la bonne direction dès le début, explique Neil Maiden : « Les journalistes interrogés ont tout de suite expliqué qu’ils n’avaient pas besoin d’un énième outil, mais d’une fonctionnalité intégrée dans les solutions qu’ils utilisent déjà, notamment WordPress et Google Docs. » D’où l’idée de concevoir une sidebar totalement intégrée dans ces plateformes, qui épargne aux utilisateurs le maniement d’un nouveau logiciel pour leur permettre de simplement faire entrer une nouvelle fonctionnalité dans leur workflow habituel, sans friction.

Une collaboration parfois complexe

Malheureusement, la collaboration avec les journalistes n’est pas toujours aisée. Le processus itératif demande du temps, une ressource dont les journalistes manquent souvent cruellement, et il se révèle généralement difficile de les faire sortir de l’effervescence permanente des salles de rédaction pour les impliquer dans des projets aussi éloignés de leurs missions quotidiennes.

Pour le projet INJECT, Neil Maiden regrette notamment que seule une vingtaine de journalistes aient pu prendre le temps de participer à la co-création de l’outil. Il aurait souhaité que des étudiants en journalisme collaborent au projet, mais déplore « un problème de culture » dans le monde des médias, qui ne pousserait pas les jeunes aspirants journalistes à innover et à repenser les méthodes de travail de leur futur métier. Résultat : lorsque le projet INJECT a reçu des fonds pour permettre à des étudiants en journalisme de tester l’outil et de soumettre leurs feedbacks, seuls 4 sur 400 ont répondu. A noter toutefois que si le processus a pris du temps, il s’est avéré extrêmement utile pour améliorer l’outil – d’ailleurs, une expérimentation menée pendant plusieurs mois auprès de trois médias d’information norvégiens a montré des résultats très convaincants, les journalistes estimant qu’INJECT leur a permis de renouveler leur approche des sujets et de proposer des angles inédits.

Un bilan encourageant qui prouve l’intérêt de cette démarche participative, malgré d’autres obstacles comme le manque d’enthousiasme, voire la réticence que certains opposent aux projets d’innovation dans les rédactions : dans le cas d’outils boostés à l’intelligence artificielle par exemple, un long travail de pédagogie est parfois nécessaire pour démystifier l’IA. Pour INJECT, dont la technologie repose justement sur des algorithmes d’IA, Neil Maiden explique qu’au-delà de démystifier la technologie, il a surtout fallu expliquer aux rédactions quel intérêt elle pouvait avoir dans leur travail : « Les journalistes ne savaient pas ce qu’il était possible de faire avec l’intelligence artificielle, donc quand on leur a demandé quels étaient leurs besoins, ils n’étaient pas capables de nous répondre. Nous avons donc dû leur montrer ce que l’on pouvait faire avec des algorithmes, et générer l’innovation avant-même de les impliquer, pour les convaincre. »

Et le travail ne s’arrête pas là : une fois l’outil conçu, il faut faire en sorte que les rédactions l’adoptent. Et pour cela, encore faut-il prendre le temps de les former et les aider à prendre en main ce nouvel outil pour l’intégrer à leurs process quotidiens. Un travail chronophage, mais payant, comme en témoignent les frères Petitpont : « Il y avait beaucoup de bienveillance et de curiosité, et un réel plaisir à partager les métiers de chacun. » Le bilan de leurs quatre mois d’accélération de Newsbridge est d’ailleurs très positif, avec 90% de taux de satisfaction de l’outil (sur des critères d’analyse des images, de gain de temps, etc.), et 92% des béta-testeurs jugeant l’outil pertinent par rapport à leur activité.

Des outils créés pour les journalistes, avec les journalistes, une démarche user-centric, un processus itératif qui se nourrit des retours des utilisateurs pour s’adapter au mieux à leurs besoins : voici la recette pour éviter une innovation hors-sol, garantir la pertinence des outils, et surtout remettre l’humain au centre de la tech. Pour que la technologie soit vraiment mise au service des rédactions, et pas l’inverse.