Quand les gens de télé réalisent qu’ils ne maîtrisent plus tout !

Il fallait voir, cette semaine à Edimbourg, les visages perplexes des dirigeants de Sky, ITV ou MTV, penchés sur des stats Netflix, présentées de manière inédite en Europe par Nielsen, pour comprendre que la conversation autour des vraies audiences était en train de changer !

« Chaque matin nous regardons nos chiffres de la veille et nous savons désormais qu’ils ne nous disent pas tout ce qu’il se passe », a admis Rufus Radcliffe, directeur marketing d’ITV lors du Festival International de télévision qui ponctue chaque année la rentrée des chaînes et des producteurs britanniques.

Recueillis aux Etats-Unis par Nielsen, ces chiffres montrent ici 23 millions de visionnages pour la journée de lancement par Netflix de la nouvelle saison de « Stranger Things » fin octobre. Près de 400.000 personnes ont même regardé tous les 8 épisodes ce jour-là !

« Là, c’est vraiment important ! Et encore, il ne s’agit que du visionnage sur téléviseurs ! », a souligné Brian Fuhrer, vice-président de Nielsen US. « C’est seulement en fin d’année dernière, que nous avons commencé à comprendre ce qu’il se passait ».

Et ça change quoi ?

Visiblement embarrassés à la tribune, les dirigeants des chaînes traditionnelles ont commencé à dire que cela n’allait pas modifier leur programmation, puis se sont mis à accuser la presse TV, … avant de vite corriger leur discours !

« C’est vrai, cela modifie nos actions. Et nous évitons aussi de lancer quelque chose le jour où Netflix lance un truc, même pour du direct », a admis MTV. « Car aujourd’hui pour réussir, il faut vraiment parvenir à être au centre des discussions du public ».

 « La presse va décider qu’un programme est un succès sur la base d’une seule première soirée, alors qu’il faut regarder sur 7 jours », a regretté ITV.

« D’ailleurs nous regardons désormais plus les audiences sur 7 ou même 28 jours que celles de la veille », a précisé Sky. Ce virage, issu des nouvelles habitudes du public, est confirmé par les investissements des chaînes dans la TV de rattrapage, ou le lancement d’offres de vidéos par abonnements (SVoD). « Et parfois, le succès ne vient qu’à la saison 3 ! ».

"L’autre leçon, c’est que « nous devons aussi rehausser notre niveau de jeu » (MTV), « travailler beaucoup plus dur et arrêter de considérer notre audience comme acquise » (ITV) mais également « modifier notre marketing, la manière dont nous diffusons nos bandes annonce », reconnait Sky qui explique même n’avoir réellement commencé la campagne de lancement de sa série-phare Patrick Melrose qu’après la diffusion du 1er épisode.

« Il faut désormais proposer beaucoup plus de contenus autour des programmes. C’est brutal ! » (ITV). Et utiliser les mobiles (notifications personnalisées) mais aussi le public pour le bouche à oreille qui fonctionne si bien pour Netflix.

Le « binge viewing » confirmé par les données

Des nouveaux usages qui incluent aussi le fameux « binge viewing », l’orgie non-stop d’épisodes de séries, inventé par… Netflix et confirmé par les chiffres de Nielsen :

« Ils ont pris le contrôle désormais, et ils sont vraiment heureux ! », a résumé ITV en parlant des téléspectateurs. D’ailleurs, « les jeunes anglais britanniques connaissent davantage le nom YouTube que celui de la BBC", a souligné le tout nouveau secrétaire britannique d'État au numérique, aux médias et à la culture, Jeremy Wright.

Mais il ne s’agit pas que des jeunes ! Les chiffres démographiques montrent que les séniors se sont aussi mis à Netflix : plus de 50% de l’audience de la série « Crown » a ainsi plus de 50 ans.

British Telecom a ainsi indiqué que Netflix était désormais plus consulté que l’iPlayer de la BBC sur son réseau.

 Interrogés sur leur relation avec Netflix, chacun a reconnu que la plateforme américaine était à la fois un concurrent, mais aussi un … gros client. Toute la difficulté étant de savoir quand et à quelles conditions lui vendre ses contenus ! Comment faire autrement quand le budget d’achat de contenus de Netflix représente « plus de trois fois la totalité des investissements en contenus des chaînes britanniques » !

Attention aussi à Netflix désormais sur le « non scripted » (les programmes de flux) !

Pour ajouter à la pression, Netflix a profité du festival d’Edimbourg ( 2.000 conférenciers de 24 pays) pour montrer qu’il fallait aussi compter sur lui dans des genres différents de la fiction et du documentaire et a appelé les producteurs à lui proposer des idées nouvelles (voire contre-intuitives) « à résonance mondiale ».

Sont ainsi dans ses tuyaux des programmes allant de la cuisine (type Top Chef, mais étoilé et international), à la magie, en passant par le sport (foot et Formule 1), la musique, les jeux, les talk-shows (les époux Obama). Des thématiques certes déjà connues donc, mais via des concepts et des productions à l’envergure jamais vus.

Ce qui a entraîné les dirigeants des chaînes britanniques à mettre bien sûr l’accent sur le caractère plus local de leur offre, avantage décisif à leurs yeux par rapport aux plateformes mondiales.

L’intelligence artificielle (et les data) au secours de la télé

Microsoft a aussi montré à Edimbourg que l’intelligence artificielle associée au cloud pouvaient faire gagner beaucoup de temps aux professionnels dans le tri, l’indexation, l’édition et le montage d’images à la production (reconnaissance faciales et d’émotions, le « speech to text », la traduction automatique en temps réel, …).

Une IA, entrainée aux données issues des discussions britanniques sur les réseaux sociaux, a proposé un thème pour un jeu de télé réalité : « Sans laisser de trace, ou comment vivre de manière analogique dans notre nouveau monde numérique ». Pas si mal, non ?

La start-up LiveTree parie elle sur la blockchain pour démocratiser et surtout décentraliser le processus de « commissionning » des programmes qu’elle souhaite voir étendre à l’audience, pour la création, le financement et la distribution.

La BBC continue d’innover

Diffusée uniquement en ligne depuis 3 ans, BBC 3, « obsédée par les data », prend d’ores et déjà des décisions à partir des données des télénautes.

 BBC 4, dont 10% de l’audience est déjà numérique, va même lâcher une intelligence artificielle dans ses 250.000 heures d’archives et la laisser librement bientôt diffuser (2 nuits seulement !) ses choix de programmes. « Nous verrons bien comment l’IA pense. En tous cas, cela ressemblera plus à de l’art vidéo qu’à de la télé ! », a prévenu la chaîne qui s’attend à de vives réactions.

Tous misent de toute façon sur des expériences TV ou vidéo beaucoup plus personnalisées dans les années qui viennent grâce à l’IA.

Toujours beaucoup d’expérimentations aussi de la BBC en matière de réalité virtuelle et augmentée, notamment pour les documentaires, l’art et la musique. A terme, certains parient sur une IA à l’intérieur même des casques de VR ou d’AR permettant de personnaliser les contenus à la volée en fonction de l’attention et des émotions du sujet.

La diversité, objectif impossible ?

Gros accent mis cette année, enfin, sur la nécessité de progrès importants pour refléter davantage la société britannique. Pas un panel ou une intervention où la question de l’insuffisante diversité des sexes, des origines ethniques, mais aussi des parcours éducatifs et sociaux n’ait été posée. Représentation de cette diversité à l’écran, mais aussi désormais et surtout derrière la caméra, c’est-à-dire au sein du management et des talents des industries culturelles britanniques.

Pas si facile pour des dirigeants quasi tous élevés en vase clos (issus d’« OxBridge ») comme chez nous (de SciencesPo/Grandes Ecoles) !

ES.

Ps: la session sur les stats Nielsen sur Netflix est visible ici :