Que reste-t-il de l’humour à l’ère des fake news ?

Par Brice Andlauer, journaliste freelance. Billet invité présenté dans le cadre d'un partenariat éditorial. ©️ [2018] Tous droits réservés. 

Restitution de la discussion organisée par le Social Media Club en novembre 2018 chez Burson-Marsteller, avec Sébastien Liébus, le cofondateur du Gorafi, Cédric Mathiot, journaliste au service Checknews de Libération, Adrien Deydier, Social Media Manager chez Innocent et Pierre Lefébure, Maitre de conférences à l’Université Paris XIII. La discussion était animée par Maxime Drouet, Directeur adjoint au digital chez BW Global et Paul Roy, chef de projet éditorial du Social Media Club France.  

La parodie, la satire et la dérision ne sont pas nouvelles sur internet. En rebondissant sur l’actualité, les humoristes 2.0 ont toujours trouvé une matière foisonnante pour créer des nouvelles caricatures ou fausses actualités absurdes. À tel point que de nouvelles formes d’écriture très structurées sont apparues. Le site le Gorafi, homologue français de l’historique The Onion aux Etats-Unis, produit par exemple aujourd’hui de vraies fausses informations de manière industrielle. Un vrai site d’info, reprenant tous les codes de l’écriture journalistique, sauf que tout est inventé pour faire rire le lecteur. D’autres sites, aux codes et ambitions plus floues, comme NordPresse ou SecretNews, empruntent le même modèle.

Sauf qu’il arrive que le second degré ne s’impose pas. Les blagues se propagent comme une véritable information, parfois reprises par les personnalités politiques et les médias eux-mêmes [1]. Alors que la diffusion de fake news va devenir juridiquement répréhensible et que la caricature journalistique devient une activité professionnelle, où se situe le curseur ? Comment continuer à faire de l’humour sans risquer de propager des fake news ?

A retenir : 

  • Connivence difficile à maîtriser : l’auditoire sur un contenu est de moins en moins anticipable et contrôlable, ce qui renforce le risque de mauvaise interprétation/utilisation du contenu.
  • Des marques prudentes : Les marques qui utilisent l’humour sur les réseaux sociaux préfèrent rester dans l’autoréférentiel pour limiter le risque de badbuzz.
  • Intention : l’intention est au coeur de ce qui permet de différencier une fake news d’un contenu humoristique, mais elle reste très difficile à définir juridiquement.

UNE CONNIVENCE DIFFICILE À MAÎTRISER

Qu’il soit prononcé sur internet ou non, dans un discours lié de près ou de loin lié à un sujet politique, l’humour entraîne déjà en soi des difficultés dans la réception du message.

« En politique, il y a des choses qui sont dites ‘pour de vrai’, d’autres qui sont dites ‘pour de faux’, mais le ‘pour rire’ échappe complètement à cette dichotomie », analyse Pierre Lefébure (Université Paris 13).  « Quand on a des contenus qui détournent la réalité, on réintroduit une grille de lecture qui oblige à se poser la question du rapport au réel. On dit l’inverse de ce qu’on pense, mais on a un certain nombre de marqueurs de connivence avec son auditoire pour lui faire comprendre ce décalage. Pour que ça fonctionne, cela suppose une intégration du public et un effet de communauté », poursuit-il.

Or, si internet et les réseaux sociaux sont parfois supposés renforcer le concept de communauté, lorsqu’un contenu devient viral, ils la font au contraire exploser. Et c’est dans cette viralité que le risque se situe. « Avec internet on s’expose toujours à un facteur de risques : jusqu’à quel périmètre va s’étendre l’auditoire par rebonds successifs ? L’aspect de connivence avec l’auditoire, essentiel pour que l’humour fonctionne, devient de moins en moins contrôlable. Ça ne veut pas dire que l’émetteur ne maîtrise pas le contenu, mais par contre il ne maîtrise pas toujours son impact, ni l’extension de son audience. Et c’est là qu’il y a des zones de crises », détaille Pierre Lefébure (Université Paris 13).

« Le danger avec l’humour sur les réseaux sociaux, c’est qu’on est plus dans la communauté avec laquelle on entretient un rapport minimal de connivences. » Pierre Lefébure (Université Paris 13)

Si le message humoristique est souvent réfléchi et maîtrisé par celui qui l’émet, c’est la plupart du temps sa réception qui devient incontrôlable. À l’approche de la grande journée de mobilisation du 17 novembre 2018 du mouvement des « gilets jaunes », la journaliste Raphaëlle Bacqué s’était fendue d’un tweet humoristique. La reporter du journal Le Monde avait republié une campagne de 2008 pour la sécurité routière où posait Karl Lagerfeld avec un gilet jaune sous le slogan : « C’est jaune, c’est moche, ça ne va avec rien, mais ça peut vous sauver la vie ». Sauf que quelques heures après son tweet, une manifestante était renversée par une voiture. Plusieurs internautes ont été choqués par ce trait d’humour, une fois sorti de son contexte[2].

Mais ce problème de réception d’un message dans un contexte particulier peut prendre beaucoup plus d’ampleur que lors d’une malheureuse erreur de timing. En effet, il est de plus en plus fréquent que d’anciennes actualités ou déclarations soient republiées et sorties de leur contexte sur les réseaux sociaux, parfois à des fins politiques. Un article du Gorafi citant Emmanuel Macron « Quand je sers la main d’un pauvre, je me sens sale » en juin 2016, est par exemple réapparu à plusieurs reprises un an plus tard pendant la campagne du candidat Macron, de façon très sérieuse. Plusieurs sites et comptes militants avaient repris la fausse information, la faisant passer pour vraie et la diffusant massivement [3]. Or, lorsqu’elle avait été publiée par le site satirique, elle s’inscrivait dans un contexte où Emmanuel Macron avait fait une déclaration méprisante envers un délégué syndical, ce qui rendait la plaisanterie beaucoup plus évidente et explicite.

« C’est un cas très rare où il y a eu la création totale d’une fake news qui nous a échappé. Ils ont fait un montage vidéo avec un logo France 3. On a jamais vraiment su qui était derrière ça. C’était un coup préparé très en avance, en ressortant le contenu de son contexte, dans l’intention de déstabiliser quelqu’un », défend Sébastien Liébus (Le Gorafi).

« Nous n’avons pas de sujets interdits. La seule question qu’on se pose, c’est celle de l’angle. On a fait des contenus sur l’avortement, sur les violences faites aux femmes, sur Ben Laden, qui ont tous été bien reçus. Si l’angle est bon, la vanne fonctionne. » Sébastien Liébus (Le Gorafi)

Pour les marques, les possibilités et sujets d’humour semblent plus limitées. L’objectif est moins d’obtenir la viralité à tout prix, mais de fidéliser des acheteurs potentiels.

« L’humour peut aider à créer de la connivence, et donc de consolider une communauté », explique Adrien Deydier (Innocent Drinks). « Mais c’est suicidaire de jouer sur un flou humoristique quand derrière ça peut nous mettre en porte-à-faux. On ne va pas s’aventurer sur des sujets trop politiques ou polémiques », poursuit-il. Par exemple, l’association des produits laitiers avait tweeté un contenu humoristique sur une personne transsexuelle, ce qui avait provoqué un tollé en ligne, obligeant l’association à s’excuser et à retirer le tweet [4]. « Une blague comme ça dit quelque chose de la personne qui a écrit le tweet. Il faut prendre du recul, intégrer cette notion que pour une marque, l’émetteur est neutre et veut vendre son produit. C’est tout ce que le public peut accepter d’une marque », continue Adrien Deydier.

Par conséquent, l’humour n’est pas forcément un levier évident dans la stratégie social media d’une marque. Si beaucoup y croient pour attirer un public plus jeune, une telle stratégie pourrait se révéler contre productive dans certains cas. « Pourquoi une marque deviendrait drôle alors qu’elle ne l’a jamais été pendant 50 ans ? Ça veut dire qu’elle essaye de se racheter une image ? Or, une marque ne doit rien avoir à cacher », analyse Adrien Deydier (Innocent Drinks).

Décathlon par exemple, semble avoir trouvé un excellent compromis, en répondant de façon toujours calme à ses utilisateurs, et en ne s’aventurant presque jamais sur l’actualité. Les blagues du community manager de Décathlon intègrent souvent une part de légèreté d’autodérision, en reprenant d’anciennes publicités de la marque et jouant sur l’effet vintage par exemple.

« Ce genre de stratégies sont excellentes pour les marques car on est dans l’autoréférentiel. Ça permet de souder une communauté. Or, ce qui l’antithèse de l’autoréférentiel, c’est l’actualité. C’est difficile, car ça peut être tentant pour une marque de reprendre les codes d’une communauté pour entretenir de la viralité. Mais quand on reste dans l’autoréférentiel, on entretient la connivence et il n’y a pas d’incompréhensions », analyse Pierre Lefébure (Université Paris 13).

HUMOUR CLAIR ET VIRAL

Pour Sébastien Liébus (Le Gorafi), la recette pour ne jamais franchir la ligne rouge semble claire : régularité, constance, qualité et efficacité.

« Nous publions deux ou trois articles par jour, pas plus. Nous les travaillons beaucoup et les écrivons de la façon la plus professionnelle possible, en observant ce que font les autres médias et reprenant leurs codes », raconte le fondateur du site qui se construit une réputation solide depuis maintenant sept ans. « Le niveau de stupidité de nos contenus est modérément haut par rapport à d’autres sites, mais il reste suffisamment constant pour que le lecteur comprenne automatiquement que c’est de l’humour », analyse-t-il.

« Le problème c’est souvent quand le niveau de stupidité est trop bas. La blague devient trop réaliste ou trop crédible, et là il y a un risque. » Sébastien Liébus (Le Gorafi)

Pour Pierre Lefébure (Université Paris 13), le risque ne se situe pas tant dans la compréhension du caractère humoristique du contenu en soi, mais bien dans sa réception au-delà de la propre communauté de l’émetteur.

« Un site comme NordPresse n’a peut-être pas les mêmes intentions que LeGorafi, mais il n’a pas la même communauté non plus. C’est juste qu’ils n’ont pas les mêmes codes. Si la communauté est habituée à ces codes, elle comprend plus facilement le caractère humoristique. Le problème, c’est quand le contenu sort de cette communauté », détaille Pierre Lefébure.

Si la prise de risques se situe dans la viralisation des contenus, alors ce risque est quotidien pour un média comme LeGorafi. Avec certains articles atteignant parfois le million et demi de partages, le site est désormais organisé de façon totalement professionnelle, avec des objectifs de viralité clairs, revendiqués et assumés [5].

« Le titre fait 80% de la vanne, et doit être relayé le plus vite possible. En général, je sais si l’article va bien fonctionner dans les cinq minutes suivant la publication. Pour ne pas casser cette logique de viralité, nous refusons de sponsoriser certains de nos contenus sur les réseaux sociaux. Si un article est bon, il fonctionnera », raconte Sébastien Liébus.

Avec ce genre de méthodologies, comment faire pour limiter le risque ? Sébastien Liébus compte avant tout sur la réputation et la clarté de son message.

« Nous avons toujours une base résiduelle de lecteurs qui viennent nous voir régulièrement. On sait que dans cette cible, ils comprennent. Le problème, c’est quand quelqu’un en dehors de la cible ne comprend pas le caractère humoristique. Ça reste rare, mais c’est inévitable, ça existera toujours. Je ne suis pas comptable de la stupidité des gens », relativise-t-il.

« Ce que nous faisons est assez clair : c’est de la satire, pas de la fake news. Nous n’avons jamais eu besoin de préciser sur notre site que nous étions un média satirique. » Sébastien Liébus (Le Gorafi)

À la tête des sites de fact checking de Libération Désintox et CheckNews, Cédric Mathiot constate que Le Gorafi fait plutôt figure de bon élève, et que les cas de méprise sont plutôt rares.

« Sur CheckNews, les internautes nous posent directement des questions, et nous vérifions les informations pour eux. En un an et plus de 15 000 questions, je n’ai reçu que deux ou trois suggestions sur le Gorafi. C’est drôle, les gens l’identifient et s’y retrouvent. Ce n’est pas le cas ailleurs, il n’y a pas d’équivalent du Gorafi dans la presse francophone », analyse-t-il.

Les sites SecretNews ou NordPresse semblent beaucoup plus prêter à confusion par exemple, avec des façons de présenter l’information qui ne relèvent pas forcément de la satire au premier coup d’œil. Le site SecretNews a par exemple été obligé de publier un démenti pour une fausse déclaration de la député LREM Aurore Bergé qui avait été reprise largement et de façon très sérieuse[6].

« Pendant cette polémique, le patron de SecretNews a mis plusieurs semaines à avouer qu’il s’agissait d’une parodie. Il demandait même à ce qu’on prouve qu’elle n’avait jamais prononcé ces mots. Donc il y a des gens qui brouillent intentionnellement les pistes. Le problème, c’est qu’au bout de la chaîne les internautes sont perdus. Ils ne savent plus du tout ce qui relève du contenu humoristique ou pas », raconte Cédric Mathiot (Libération).

L’INTENTION AU CŒUR DES DÉBATS

Où se situe donc la différence entre le Gorafi et NordPresse par exemple ? Qu’est-ce qui fait que les contenus de certains sites prêtent plus souvent à confusion que d’autres ? Il semble que le critère de l’intention derrière la création d’un contenu devienne central. Si SecretNews ou NordPresse se définissent comme des sites satiriques, ça ne saute pas toujours aux yeux au premier coup d’œil. SecretNews affiche par exemple en bannière : « L’info vérifiée de source sûre. » Pourquoi vouloir brouiller les pistes à ce point là ? Les personnes à l’origine de ces sites se justifient systématiquement en disant vouloir sensibiliser le public et le pouvoir sur la propagation des fake news[7]. Une façon de dénoncer légèrement paradoxale, qui pourrait bientôt être identifiée par des juges comme une volonté délibérée de déstabiliser, voire de nuire.

« Jusqu’à quel point peut-on faire rentrer sous le coup de la loi qui vient des contenus informatifs, mais ayant recours à des traits d’humour ? Prochainement, on pourra poser la question de l’intentionnalité, même dans un cas d’humour, à un juge. On va au devant d’une jurisprudence très difficile à identifier. » Pierre Lefébure (Université Paris 13)

La loi « anti fake news » en ce moment débattue devant le parlement français prévoit en effet de punir une personne diffusant une fausse information « avec l’intention de nuire [8].» Se pose alors la question de la définition juridique de cette dite intention, à laquelle personne ne sait réellement répondre aujourd’hui.

« L’humour, c’est précisément le sanctuaire qu’on ne peut pas attaquer. On peut dire ce qu’on veut », analyse Pierre Lefébure (Université Paris 13). « D’autant que la loi condamnant la diffamation existe déjà : il faut que l’information soit fausse, et porte atteinte à la réputation de la personne concernée. Mais la diffamation se porte sur le contenu en soi, pas sur les intentions présumées des émetteurs. Or, l’intention humoristique ou politique n’est pas toujours affichée aussi clairement que ça. Je ne vois pas comment on pourrait se sortir de cette difficulté, quand bien même il existerait des cas aussi vertueux que le Gorafi où l’on ne peut pas se méprendre sur leurs intentions », poursuit-il.

Les plateformes sociales elles-mêmes prennent également en compte ce critère de l’intention, comme le confie Cédric Mathiot (Libération) : « Facebook fait de la vérification d’informations aujourd’hui. L’émetteur d’une fake news va être pénalisé dans l’algorithme et la position de ses publications dans le fil d’actualité. Il est arrivé que des émetteurs de contenus parodiques soient pénalisés. Pour prendre ses décisions, Facebook prend très largement en compte le critère de la clarté de l’intention. » Entre tribunaux et algorithmes, l’avenir de l’humour en ligne sur l’actualité semble donc rimer avec précaution.

Les sources : 

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