"La mission du journalisme" : se battre, rester debout #IFJ19 (Pérouse)

Par Nathalie Gallet, France Télévisions, MédiaLab  

Il est 17h… nous sommes dans la Sala dei Notari à Pérouse... Italie.. Magnifique ville née quelques 300 ans avant JC, qui abrite le Festival international du journalisme pour la 13ème fois. Cinq jours de conférences et débats alimentés par des intervenants illustres du monde entier.

17h donc.. la salle est comble. Les spectateurs ont envahi tous les fauteuils et bancs possibles pour assister à la séance. Le brouhaha des discussions enflammées sur le journalisme, comme d'hab !

17h05...Rien..  Ou plutôt quelques techniciens qui s’affairent à ce que tout soit plus parfait qu’il y a 5 mn... mais c’est déjà parfait.

A l’ #IFJ les conférences commencent à l’heure..

Mais là.. il est 17h10.. la conférence aura-t-elle lieu ?  L’effervescence monte d’un petit couloir qui mène à la salle. Les discussions de la salle s’éteignent. Deux femmes sortent du couloir, filmées, photographiées. Maria Ressa arrive sur scène sous les applaudissements… Elle est là… c’est presque un miracle. Cette journaliste philippine descend à peine de l’avion qu’elle a tenté de prendre 2 fois avant de réussir à s’envoler vers Pérouse... tout en passant par la case prison dans son pays emmenée dans un véhicule par sept policiers. Certaines personnes influentes cherchaient une raison de l’empêcher de partir.

Elle est là et c’est en toute humilité que cette femme, élue personne de l’année 2018 par Time magazine, délivre son message dont l’intitulé de l’#IFJ est : « La mission du journalisme ».

Maria Ressa est une journaliste philippo-américaine. Elle travaille en Asie depuis plus de 25 ans dont la plupart pour CNN. Elle est co-fondatrice et rédactrice en chef de Rappler, site d’information philippin, créé en 2010 et basé sur un journalisme citoyen et de crowdsourcing. Et c’est en tant que témoin et victime de campagnes de décrédibilisation, que Maria Ressa nous livre son expérience aujourd’hui.

Faire monter la haine

Elle nous raconte comment tout s’organise sur les réseaux sociaux pour créer, amplifier et faire monter la haine de personnes qui dérangent. Comme elle, ou son site Rappler sur lequel sont écrit des reportages d’investigation de qualité. Elle décortique la manipulation par le mensonge, les fake news… leur propagation à grande échelle. Les étapes par lesquelles les instigateurs passent soigneusement, une par une, pour réussir à décrédibiliser les journalistes et leurs travaux.

Dans le cas des Philippines, c’est Facebook qui est utilisé. On a coutume de dire qu’internet c’est Facebook dans ce pays. Tout ou presque passe par ce biais. C’est l’écosystème de l’information aux Philippines.

Alors des comptes sont créés, des bots souvent, pour lancer de fausses nouvelles et sont relayés par de vraies personnes qui vont jusqu’à menacer Maria Ressa ou d’autres personnes. Ce qui la chagrine le plus c’est que même de jeunes gens tombent dans le piège.

Cela se passe toujours à des moments opportuns. La sortie d’un article, le vote d’une loi … Des moments où les journalistes doivent être décrédibilisés le plus possible. Des moments où la vérité ne doit surtout pas être crue.

Beaucoup de journalistes sont touchés et pour alerter, Rappler a fait une vidéo sobre que vous pouvez regarder ici : « Defend Press Freedom »

L’utilisation de Facebook, Twitter mais aussi Google dessert ici la démocratie. Car si vous insistez bien sur un mensonge, qu’il se propage sur la toile, qu'il se retrouve en haut des recherches Google, alors les gens le croient VRAI. Et à l’#IFJ, et plus largement dans le monde du journalisme, l'étonnement reste grand devant cette crédulité.

Dans le cas des grandes campagnes de dénigrement aux Philippines, les échanges se font par centaines de milliers, voir parfois au-dessus du million de partages ! Des personnes sont mises en danger. Ici, des journalistes, via l'arme des réseaux sociaux qui emmène les personnes sur des chemins de haine et de violences.

Cette conférence aurait-elle donc du s’appeler « Démocratie en danger via Facebook et consorts » ? Non répond Maria Ressa qui d’ailleurs travailler avec la firme pour trouver des solutions.. non.. son message concerne la raison profonde de sa vocation pour le métier de journaliste : « we need to fight. We need to stand up and fight back »

Continuer de se battre, rester debout … Continuer de se battre pour délivrer des informations de qualité. Pour la liberté de la presse. Et c’est en cela que la mission du journalisme doit, selon Maria Ressa, rester intacte : informer et le faire bien, sans peur...

Démocratie hackée 

Martin Moore est directeur du Centre d'études sur les médias, la communication et le pouvoir au King’s College University de Londres. Il décrypte, dans une autre conférence, les mécanismes d’une démocratie « hackée ».

Il explique comment le système de communication a changé avec l’arrivée des réseaux sociaux et la possibilité de toucher une grande partie de la population. Mais aussi de récupérer ses données via des algorithmes appropriés afin de pouvoir manipuler les foules. Selon lui, cela a permis au monde politique de changer sa manière de communiquer en utilisant ces moyens « faciles » mis à leur disposition, permettant une propagation exponentielle, au-delà des frontières, des propagandes et de désinformation.

Le meilleur remède à cela est l’éducation, assure Martin Moore. Et sur ce point tous sont d’accord. Cela fait aussi l’objet de plusieurs conférences et démonstrations dont celle de l’école G.Alessi qui a fait participer ses élèves à la réalisation de reportages. Professeurs et journalistes ont réalisé que l’éveil des consciences valait la peine, que loin de s'ennuyer, les adolescents participants faisaient des remarques pertinentes et ont aimé pouvoir décrypter le rôle des journalistes en se mettant dans leur peau.

Google/Facebook s’éloigner ou se rapprocher ?

Sponsors du Festival #IFJ, Google et Facebook sont désormais parties prenantes du paysage du journalisme d’aujourd’hui. Ils distribuent des sommes faramineuses pour des projets d’information et forcément, suscitent la curiosité. Pourquoi donc donner des centaines de millions d’euros ? Les journalistes se font-ils acheter ?

Critiques du Google News Lab

La plateforme allemande pour les droits à la liberté numérique, NetzPolitik, a présenté à Pérouse une étude très critique des actions du Google News Lab en Europe et des actions de financement de projets journalistiques (DNI). Elle dénonce une sorte d'emprise dans laquelle tout le monde semble se complaire.

Olivia Ma, la patronne mondiale des Google News Labs, elle, a parlé de son enfance avec son père journaliste, sa mère avocate, raconte qu’elle a été élevée dans l’amour du journalisme bien fait. Elle nous dit que chez Google « nous croyons profondément en un journalisme de qualité » et que le but de Google est d’offrir un accès à ce journalisme de qualité parce que c’est la demande des internautes. Elle explique encore que cet argent vient aussi des clics qui génèrent de l’argent et enrichissent Google. C’est, en quelque sorte, une manière de reverser les gains à ceux qui font du clic. Olivia Ma explique donc que Google a la responsabilité de donner de bonnes réponses aux internautes.. Pour avoir leur confiance.. blablabla ...Rien de bien neuf donc...

Et Facebook ? Quelle confiance mettre en Facebook ? 

La session « Critiquer Facebook ? Oui. Le quitter pourquoi ? » a été, elle, riche de discussion. La sala Raffaello de l’hôtel Brufani était d’ailleurs si remplie que les gens étaient assis par terre. Comme quoi ce n’est pas l’indifférence qui étouffe ce sujet…

Pour l’occasion, Jesper Doub, directeur News Partnerships de Facebook, était à la même table que Jennifer Brandel, Jeff Jarvis, Alan Rusbridger et James Ball. Leur point commun ? Ils ont tous une fascination pour Facebook. Le respect reste la base. En tant que journalistes éclairés, leur recommandation est de « faire avec ». Mais concernant la confiance.. Ils sont aussi unanimes: méfiance, méfiance!

« J’entendais un journaliste du NYTimes dire qu’il fallait quitter Twitter. Moi je vois ces médias comme une possibilité pour ceux qui n’étaient pas entendus avant de s’exprimer. Je trouve donc difficile pour les journalistes de tourner leur dos à ces ressources », a déclaré Jeff Jarvis.

Les jeunes sont plus véhéments... moins mesurés... Et les arguments de James Ball pour laisser vivre Facebook sont loin de devoir être balayés : « Sur Facebook il y a des choses bonnes et d’autres désastreuses. Si on leur donne du crédit on se discrédite encore plus en tant que journaliste. On peut en revanche recommander qui écouter ou lire sur Facebook. Nous devons nous améliorer pour couvrir Facebook ».

Jesper Doub, Pour Facebook, argumente sur les motivations de Facebook et le travail qui est fait pour remédier aux situations de propagande, de fake news, de diffamation. Des groupes indépendants de factcheckeurs ont été créés et travaillent sur les posts. Mais tous savent que cette situation échappe à Facebook qui n’a pas été créé en pensant que le réseau deviendrait ce qu’il est aujourd’hui !

Qui doit réguler ?

James Ball dit : Facebook.. Jesper Doub répond que si c’est Facebook alors qui dans Facebook ? Des journalistes ? Des développeurs ? des salariés au hasard ? Facebook est-il crédible pour avoir ce rôle ? Il explique la complexité d’établir ces règles tout en n’éludant pas qu’il y a urgence à trouver les solutions.

Les gouvernements ? Non. Un collège de sachants ? Des lois ?

Tout cela est bien compliqué et si Jennifer Brandel (Hearken) est présente c’est bien pour montrer que des solutions technologiques sont à l’œuvre. Que l’IA pourra surement aider à trouver rapidement ce qu’il faut enlever ou non de Facebook ou des autres réseaux sociaux. Son entreprise propose notamment d’écouter les réseaux sociaux pour aider les rédactions à faire des articles sur ce dont les gens parlent.

Le résultat de ces débats est tout de même plutôt consensuel : faire confiance à Google, Facebook et autres ? Non. « Faire avec ? Oui », résume l'ancien patron du Guardian Alan Rusbridger, désormais directeur d'un collège d'Oxford.

Comment le journalisme s’en sortira ?

Résumons.. Le journalisme doit vivre pour que la démocratie vive. Il doit être transparent, indépendant à tout niveau. Il doit faire avec les tentatives d’intimidation de façon intelligente et technologique. Il doit être le défenseur de l’information et combattre les fake news.

Bien..  mais comment le financer sans être dépendant ?

Devons-nous croire Google quand, dans la bouche d’Olivia Ma, on entend « On travaille avec vous pour que vous expérimentiez, mais le but est votre indépendance financière » ?

Doit-on croire Facebook quand on comprend que le journalisme n’est pas son métier, mais que Facebook fera son possible pour que les rédactions puissent utiliser le réseau social et faire de l’information de qualité dessus ?

Le journalisme doit-il vivre grâce à la philanthropie ?

Invités de ce panel :  Vivian Schiller, Craig Newmark et Alan Rusbridger.

Le premier à s’exprimer fut Craig Newmark, le tueur des petites annonces de la presse US, devenu philanthrope dans les projets qui lui semblent porteur d'un « un journalisme de confiance ».

Ses premiers mots lors de cette discussion ? « En vérité, la presse est le système immunitaire de la démocratie ».

Ce qu’il fait pour le journalisme est pour lui une question d’éthique. Il faut savoir ce que l’on veut comme journalisme.. Et lui c’est un journalisme indépendant et de qualité qu’il défend. Il balaye une quelconque ingérence dans les projets qu’il finance. Le but est de donner les moyens au journalisme de retrouver une posture digne de confiance aux yeux de tous. Il veut pouvoir acheter un journal sans se poser de questions de ce type.

Vivian Schiller, directrice de la Civil Foundation. C’est une fondation indépendante à but non lucratif qui finance les innovations dans le journalisme, notamment via la blockchain. « Elle est fondée sur le principe qu'une presse libre est essentielle à une société juste et équitable ».

Ancienne responsable des news de Twitter, Vivian Schiller se souvient des moments où elle dirigeait NPR, la radio publique nationale aux Etats-Unis. La vie financière pouvait y être compliquée. Elle trouvait que devoir trouver de l’argent rendait le métier de journalisme vulnérable. Cette position inconfortable n’est pas une position que devrait vivre les journalistes qui font leur métier comme une mission, une vocation d’informer avec justesse. La philanthropie « bienveillante » peut éviter cela, dit-elle, aujourd'hui.

Quant à Alan Rusbridger, il a été un acteur important de la transformation du modèle économique du Guardian durant les 20 années qu’il y a passé en tant que patron de l'info. En faisant des appels de fond et, depuis 2012, en créant un système d’adhésion (mise en place réellement en 2015). Le journal a largement tiré son épingle du jeu financièrement. Sur son site, il est suivi par plus de 150 millions de visiteur unique par mois dans le monde entier. Le Guardian a toujours eu une volonté de liberté et d’indépendance et l’a toujours appliqué, notamment sur les révélations d’Edouard Snowden.

Le débat en vient forcément à l’indépendance des rédactions et sur ce point Alan Rusbridger parle de règles claires à appliquer dès le début avec les « philanthropes ». « Des règles claires et de la transparence » pour ne pas avoir à discuter ensuite au lieu de travailler librement. Si ces règles sont bien établies alors Alan Rusbridger pense que cela fonctionne bien.

Alors, à les écouter, la philanthropie serait peut-être une solution. De l’argent pour la démocratie ? De l’argent désintéressé pour la liberté de la presse... Une presse éthique et juste...

Les médias de demain ?

Beaucoup de médias numériques indépendant naissent. Leur modèle économique se fonde sur de l’appel de fonds. Leur raison de vivre est un journalisme indépendant, plus près de son public, à l’écoute. Quelques exemples récents évoqués à Pérouse :

Une autre nouveauté entre technologie de données et rédaction est en cours de lancement : The Markup. C’est une rédaction qui se veut précurseur car elle est avant tout portée sur les technologies d’enquête numérique. Elle utilise les données pour informer. Son souhait : « mettre en lumière la manière dont des institutions puissantes utilisent la technologie de manière à avoir un impact sur les personnes et la société. »

Julia Angwin, cofondatrice et rédactrice en chef de The Markup, espère montrer une forme de voie pour le journalisme de demain. Tenter d’informer sans fake news ? Peut-être possible grâce à la technologie et à des réflexes de reporter « scientifique » : « hypothèse, recherche de preuves, revoir les hypothèse en comparant avec les preuves » ?

D’autres initiatives expérimentent pour tout faire pour contrer les fake news : le Trust project. Fondé par Sally Lehrman, l’objectif est de restaurer la confiance du public dans la presse. Il aide les rédactions du monde entier qui le souhaite à « montrer patte blanche » en faisant des actions de transparence. Ils font un guide qui définit leur politique journalistique, ils mettent des indicateurs sur leurs articles concernant par exemple des rectifications si il y avait erreur. Ils mettent à jour toutes les biographie des journalistes. Ainsi ces médias obtiennent un label qui montre au public leur engagement pour un journalisme éthique et transparent.

Beau millésime 2019 donc de l’#IFJ avec des journalistes toujours plus passionnés par leur métier, leur mission, et qui tentent de porter la bonne parole pour que ce métier retrouve son identité et sa juste valeur auprès d’une population mondiale qui doute toujours plus.

Car, comme le dit Maria Ressa, « quand on a réussi à instiller le doute dans l’esprit de la population, elle est vulnérable ».

 

Crédit photo de Une : Simon King via Unsplash