Désinformation, "la mère de toutes les batailles"

Par Pascal Doucet-Bon, France Télévisions, directeur délégué de l'Information

Les fake news se propagent vite 

A l'ONA 2019, personne ne nie que la première bataille de la désinformation a été perdue. Tant aux Etats Unis qu'au Brésil ou en Grande-Bretagne, les campagnes électorales et référendaires ont fait l'objet d'une désinformation massive que la presse n'a pas su contrer. Les fake news se propagent vite, et nous sommes lents.

"En 10 ans, assure la journaliste spécialisée de Buzzfeed News Jane Lytvynenko, le nombre d'Etats impliqués dans la désinformation délibérée a doublé. Il faut y ajouter les activistes de tous bords, mais aussi les bonnes vieilles rumeurs viralisées à dessein (ou pas)". "La désinformation d'origine religieuse sur les médicaments, par exemple, est devenue massive dans plusieurs pays d'Afrique et d'Asie du sud", affirme Michael Edison Hayden, enquêteur du Southern Poverty Law Center

Des médias aveugles et sourds ?

Autre constat largement partagé : la question de la détection des fakes news et des images trafiquées est au moins aussi cruciale que les techniques de "debunkage". Il ne sert presque à rien d'embaucher une armée de vérificateurs si vous ne savez pas qu'une vidéo bidon est en train de tourner sur une messagerie communautaire comme WhatsApp.

"400 millions d'Indiens ont acquis leur premier smartphone ces trois dernières années, et ont adopté immédiatement WhatsApp, explique Shalini Joshi, spécialiste de la vérification au sein de l'ONG ICNJ. "Les rédactions ne peuvent pas savoir quelles rumeurs, fake news ou images contrefaites s'y répandent". 

Crédit photo : Shalini Joshi

"L'une des raisons pour laquelle certains de ces gens utilisent WhatsApp, c'est parce que cette messagerie est cryptée", ajoute Joan Donovan, directrice du Technology and Social Change Project à Harvard Kennedy school. "C'est une population qui ne fait de toutes façons pas confiance aux rédactions, et qui se dit en défiance de tous les pouvoirs".

Tai Nalon, directrice d'Aos fatos, plateforme brésilienne de fact checking (@aosfatos), renchérit : "WhatsApp est la deuxième source d'information des Brésiliens derrière Facebook. 87% d'entre eux disent faire plus confiance à leur communauté qu'aux médias."

Je connaissais déjà ce phénomène grâce à Méta-media, mais la multiplication des chiffres vertigineux fait frémir. Ce qui m'a le plus frappé, dans la bouche de journalistes compétentes et chevronnées, c'est l'absence de solution, même théorique.

"Quoi que nous fassions, avoue Jane Lytvynenko (Buzzfeed news), ceux qui tournent le dos au journalisme "de qualité" ne nous croirons jamais". "Ce n'est hélas pas pour eux que nous travaillons" ajoute Nadine Ajaka, responsable de la plateforme video du Washington Post, spécialiste de la détection de fausses vidéos.

La riposte s'organise

Tout n'est pas perdu. Les médias, du moins ceux qui en ont les moyens, se sont structurés pour détecter la désinformation quand c'est possible (pas sur les messageries fermées, donc). Si quelques rares comités de direction tentent de responsabiliser et de former tous leurs journalistes sans service spécialisé, presque tous les managers rencontrés disent avoir fait le choix d'équipes dédiées à la vérification, l'image fixe ou animée étant considérée comme le domaine les plus sensible.

Reuters a embauché Hazel Baker, venue de Skynews, pour créer une équipe de douze personnes capables de vérifier et le cas échéant de débunker 24 heures sur 24 tous les contenus extérieurs à l'agence (l'UGC, User Generated Content). Hazel tend même des pièges à son équipe.

Jane Lytvynenko est elle-aussi spécialisée. Ils sont deux à travailler exclusivement sur la désinformation chez Buzzfeed News : "les médias sont désormais bien organisés pour détecter les fausses nouvelles. Alors, plutôt que de traiter chacune d'entre elles, nous nous concentrons maintenant sur des papiers d'investigation sur ceux qui fabriquent la désinformation. Celle-ci n'est pas toujours le fait de grandes organisations qui pratiquent ce que nous appelons le "terrorisme social". Elle peut relever d'une forme de délinquance de masse. La monétisation peut rapporter gros".

L'union fait la force

L'équipe vidéo du Washington Post a tenté de créer un nomenclature des vidéos contrefaites. A voir absolument. C'est de loin le travail le plus synthétique et éclairant pour former les rédactions.

"Notre but est de susciter une grammaire commune à tous les médias de bonne volonté ainsi qu'au monde de la recherche", explique Nadine Ajaka.

Bien sûr, le réseau Crosscheck, dont fait partie France Télévisions, est souvent cité en exemple à l'ONA. Dans une moindre mesure, beaucoup savent que l'Union Européenne de Radiodiffusion (UER) tente aussi de fédérer ses membres autour de la lutte contre la désinformation. Y a-t-il un risque de créer un journalisme labellisé, officiel, qui énerverait encore plus les conspirationnistes de tous poils ?

"Oui, mais le danger est trop grand, répond Shalini Joshi. En Inde, les désinformateurs veulent nous éradiquer. Nous devons les combattre de toutes les manières possibles, puisque les plateformes de nous aident presque pas"

Et voilà, pour finir, l'autre grand consensus de l'ONA2019 : de l'avis général, les plateformes ont bougé, mais pas assez. Elles doivent passer des promesses aux actes. Bien sûr elles étaient présentes à l'ONA 2019, mais elles n'ont pas participé aux débats.