[Etude] Après la polarisation des idées, celle de la réalité

Par Diana Liu, France Télévisions, MediaLab

On savait la société américaine de plus en plus polarisée. Mais la situation est encore plus grave, nous dit cette semaine une étude d'Harvard : les simples faits d'actualité sont vus désormais de manière différente. Les Américains ne partagent donc plus une même réalité !  

The polarization of reality explore les différents mécanismes à l’oeuvre entre la sélection d'une information, la perception des faits et la formation d'une opinion politique. D'après cette étude scientifique, la polarisation des Américains s'observe non seulement dans leurs opinions politiques, mais également dans leur conception de la société et de l'efficacité du gouvernement. 

Dangereux. 

De l'information à la formation de l'opinion politique : schéma conceptuel


Source : “the polarization of Reality”, Harvard University, janv 2020

Les chercheurs d'Harvard schématisent la formation des opinions politiques ainsi :

Les perceptions sont déterminées par les signaux (l'information), qui sont intégrés différemment en fonction de l’importance ou du degré de fiabilité accordé à l'information. Cette pondération de l'importance de l'information est déterminée par d’autres perceptions pré-existantes.  L’apprentissage se fait donc de manière sélective.

A noter : un même signal peut modifier différentes perceptions pré-existantes et avoir des conséquences différentes sur celles-ci. Les perceptions s'influencent et interagissent entre elles. C’est à partir de ces perceptions très hétérogènes que se forment les opinions politiques.

Fait saillant : si l’accès à l’information est gratuit, une évolution de la perception dépendra de l’importance accordée à l’information. Si l’accès à l’information est payant, l'évolution dépendra des perceptions pré-existantes (puisque celles-ci déterminent le choix ou non de payer pour avoir accès à l'information en question).

"3 thèmes partisans" pour évaluer cette polarisation

Républicains et Démocrates voient la même réalité avec des lunettes différentes. Cette polarisation est mise en exergue dans l'étude à travers 3 thèmes : la mobilité sociale, les inégalités et l'immigration.

1La mobilité sociale et le « rêve américain »

72 % des répondants conservateurs versus 38,6 % des libéraux sont d’accord sur le fait que le rêve américain est accessible à tous. Pourtant, la perception de la mobilité sociale est particulièrement optimiste dans le Sud et le Sud-Est des États-Unis — des régions où la mobilité sociale est la plus faible et où le vote Républicain est particulièrement important.

Deuxième constat :  si l’interrogé est Démocrate, le pessimisme à l'égard de la mobilité sociale est associé à une opinion plus favorable aux politiques de redistribution

Confrontés à des informations pessimistes sur les possibilités de mobilité sociale, les opinions politiques des répondants n'évoluent pas. Bien que tous les répondants soient convaincus par les faits exposés, seuls les Libéraux renforcent leur position en faveur d'une politique de redistribution de l'Etat. Les Conservateurs, eux, continuent à être en défaveur de ce qu’ils perçoivent comme de l’ingérence gouvernementale. Confrontés à la même information, les interrogés ne tirent pas les mêmes conclusions politiques puisque celle-ci est interprétée en fonction de leurs perceptions pré-existantes.

2Les inégalités et la politique fiscale

Les perceptions divergentes sur l’inégalité des revenus et le taux d’imposition révèlent également un clivage selon les affinités politiques. 78 % des Libéraux croient (à juste titre) que l’inégalité des revenus aux États-Unis a augmenté au cours des dernières décennies, comparés à 61 % des Conservateurs. Confrontés à l’information, les répondants sont influencés dans leur perception de la compétence du gouvernement, qui selon-eux pourrait être responsable ou inefficace. Les perceptions se nourrissent mutuellement et les signaux censés influencer une seule perception peuvent en modifier d’autres.

Concernant le système fiscal américain, les chercheurs ont mis en évidence une polarisation selon les idéologies de parti. Les Démocrates estiment que 23 % des ménages ne paient pas d'impôt sur le revenu ; les Républicains évaluent ce chiffre à 28 %. 47 % des Conservateurs et 60 % des Libéraux comprennent que le taux d'imposition des plus riches était plus élevé dans les années 60 qu'aujourd'hui.

3L'immigration


Bien que les Démocrates et les Républicains surestiment le pourcentage d'immigrants aux États-Unis (une moyenne de 36 % versus la réalité de 13,5 %), les chercheurs ont remarqué une forte polarisation dans la manière dont les groupes perçoivent le statut socio-économique et les origines de ces immigrants.

Les Républicains surestiment le pourcentage d’immigrants musulmans de 5 points par rapport aux Démocrates. Les Républicains pensent également que les immigrants sont moins diplômés qu’ils ne le sont en réalité et surévaluent le nombre d’immigrés au chômage dans leur pays.

L’écart est encore plus important dans la perception du niveau de dépendance des immigrants envers l’Etat. Les Républicains sont presque deux fois plus susceptibles que les Démocrates de penser qu'un immigrant reçoit en moyenne plus d’aide financière qu'un résident natif. 

Fait important : les chercheurs ont observé que la volonté des répondants d’obtenir des informations est systématiquement corrélée à des opinions politiques pré-existantes. Les répondants sont plus à même de sélectionner des informations qui viennent confirmer leur opinion politique. Lorsque les répondants se sont vu proposer la possibilité de payer le montant de leur choix pour obtenir la bonne information, ceux qui avaient les opinions les plus inexactes et les plus négatives sur les immigrants (les Républicains) étaient les moins enclins à vouloir payer.

Vers une dépolarisation possible ? 

Si la réalité a toujours été interprétée de manière différente, la polarisation actuelle de la réalité entraîne un refus catégorique de légitimer la perception de l’autre. Démocrates et Républicains co-existent actuellement dans une incompréhension totale et s’interrogent systématiquement sur le refus de l’autre de « voir les faits tels qu’ils sont ». 

Selon le chroniqueur du New York Times, David Brooks, la sociologie des faits devient plus importante que les faits eux-mêmes.

« Lorsque les gens donnent du sens [aux événements] de manière radicalement différente, ce processus devient plus important que l'événement lui-même. » 

Le chercheur Jonathan Rauch souligne, quant à lui,  l’importance de la composante affective dans cette polarisation de la société.

Comment amorcer une dépolarisation pour retrouver un espace civique plus ouvert au dialogue et au compromis ?  Certains médias et plateformes ont pris des initiatives à l'approche des élections taïwanaises et américaines. Mais les chercheurs (et cette étude en témoigne) peinent encore à déterminer le processus par lequel les gens peuvent être amenés à changer d’opinion politique.

Crédit photo : Unsplash