Par Mathilde Floc’h et Laure Delmoly, France Télévisions, MediaLab
Depuis le début du confinement, la tendance est au récit personnel et à la mise en scène en ligne. Les formats se multiplient : les auteurs publient des chroniques régulières dans les médias, les jeunes (et moins jeunes) se filment sur TikTok, d’autres enregistrent leurs propres podcasts, participent à des challenges artistiques ou postent quotidiennement des photos sur leurs comptes Instagram.
Pourquoi se mettre en scène au moment même où l’on est contraint de vivre au ralenti et d’évoluer dans un espace restreint ?
Le journal de confinement permet non seulement de raconter son intériorité & de participer à une expérience psychique collective mais il permet de recréer du lien social en ligne à travers différents outils. Tour d’horizon des différentes tendances en matière de “journaux de confinement”.
Raconter son intériorité & participer à une expérience psychique collective
Jacob Lachat, enseignant et chercheur en littérature française à l’Université de Lausanne (l’Unil), affirme que ces journaux de confinement, quelque soit leur ton - dénonciateur, humoristique, poétique - ont la même fonction que les journaux intimes papier.
Pour Vincent de Gaulejac, sociologue, clinicien & professeur à l'université Paris Diderot, "un journal de confinement est un récit de soi qui permet de sortir du confinement subjectif, (et) de faire quelque chose de ses angoisses personnelles ».
Internet nous a familiarisé avec ce principe de narration personnelle. L’invitation à parler de soi et à se raconter est constante.
"Ce double mouvement narcissique et individualiste caractérise notre société. Il se manifeste à travers l’art, les médias ou toutes les formes de développement personnel". ajoute-t-il.
Les “journaux de confinement” créent un espace de tendresse nécessaire en ces temps d’isolement.
C’est le cas du “mur de vies confinées”, né sur le dernier post Weibo du docteur Li (décédé du virus le 7 février 2020). Les gens s’y rassemblent virtuellement pour faire le deuil du lanceur d’alerte Covid-19. Les commentaires qu’ils laissent sont de courts récits de vie qui laissent peu de place aux débats ou critiques virulentes.
Le projet artistique This website will self destruct s'inscrit dans une démarche ludique qui incite les internautes à s’exprimer de façon anonyme. Un bouton « Vous ne vous sentez pas bien ? » redirige les utilisateurs anglophones vers des structures de prise en charge mises en place durant le confinement.
La spécificité des journaux de confinement se dessine. La mise en scène de notre individualité permet de rallier une expérience commune d’enfermement.
" En période d’isolement, il ne s’agit pas seulement de raconter sa solitude mais de mettre des mots sur une expérience psychique collective " explique Olivier Glassey, sociologue spécialiste des usages du numérique à l’Unil.
Recréer du lien social en ligne à travers différents outils
Pour Michael Stora, psychologue et président de l'OMNSH (Observatoire des mondes numériques en sciences humaines), "Les réseaux sont des matrices réconfortantes où l’on retrouve des gens que l'on connaît. Ils agissent comme une bulle où l'on vit avec ses semblables".
- L'audio
Il mêle souvent plusieurs témoignages de vie en confinement.
Dans “Confinement vôtre” (France Culture) des comédiens, philosophes, humoristes, auteures & sportifs prennent la parole pour raconter leur confinement et leur vision du monde qui évolue avec cette crise.
Citons également le podcast Wajdi Mouawad, Directeur du Théâtre national de la Colline qui enregistre quotidiennement 15 minutes de rêverie et de réflexion poétique.
Et d'autres podcast de confinement à retrouver ici.
- La photographie
Les feeds des réseaux sociaux - et notamment d'Instagram - permettent de collecter des clichés et de constituer des albums photo virtuels qui seront autant de témoignages de la vie quotidienne en confinement.
Le Centre international de la photographie de New York a encouragé les professionnels de la photo et les amateurs à documenter cette nouvelle vie quotidienne sur Instagram. Résultat : 5000 publications sous le hashtag #ICPConcerned.
A noter également les nombreuses photo de villes désertes.
- Les challenges artistiques
Les challenges Instagram sont une vraie tendance en ligne durant cette phase de confinement.
Un exemple de collaboration artistique : la plateforme du New York Times “Art in Isolation”, “An Ongoing Visual Diary in Our Uncertain Times”, qui publie chaque jour une illustration graphique sur le confinement.
Les instagrammeurs s’amusent aussi à reproduire des tableaux célèbres, un challenge très créatif en temps de confinement. A retrouver sous les hashtags #mettwinning, #betweenartandquarantine #gettymuseumchalleng.
A Paris, le photographe Valentin Curt photographie la même voisine à sa fenêtre depuis le début du confinement. La série photo s’intitule Fenêtre sur Confinement.
L’illustrateur Timothy Hannem a créé un plan d'appartement personnalisable, permettant à ceux qui le souhaitent de dessiner leur lieu de confinement idéal et de le partager sur les réseaux sous le hashtag #coronamaison. Pénélope Bagieu a relayé l’initiative. Un site rassemblant des centaines de dessins a vu le jour.
#CoronaMaison
Le Fooding a lancé son hashtag #tableconfinée et collecte les photos culinaires
Le partage sur les réseaux sociaux de ces “journaux de confinement” aide à comprendre l'impact du confinement sur nos habitudes quotidiennes. Ceux-ci co-existent avec les journaux de “non-confinement” : des blouses blanches et autres corps de métiers travaillent au quotidien pour faire fonctionner nos sociétés.
Mais avons nous tous les moyens de nous raconter en ligne ?
Vers un internet plus libre ?
La multiplication des supports numériques facilite la prise de parole mais les citoyens n'y ont pas tous accès de façon égale.
- Internet, un moyen de s’exprimer librement
La romancière wuhanaise Fang Fang a initié en janvier 2020 un journal racontant le confinement dans sa ville. Achevé fin mars après 60 chroniques dénonçant entre autres le manque de masques et l'inaction des dirigeants, ce journal a intéressé des millions d’internautes chinois.
La publication de ce journal sur les réseaux sociaux a cependant provoqué la colère des autorités chinoises. Voyant son compte Weibo régulièrement fermé, Fang Fang a publié des écrits dans la section des blogs du magazine Caixin. Er Wiang, une Chinoise vivant à l’étranger s’est chargée de les relayer sur le réseau WeChat.
La mise en ligne de ce journal a permis aux éditeurs d'identifier le travail de Fang Fang dont les écrits seront publiés dans les prochains mois en anglais, allemand et français.
Journal de Fang Fang, The New York Times
- TikTok, un outil d'expression sans filtre
Le lâcher prise règne sur TikTok. Les challenges "spécial confinement" s'y multiplient. Le “Danse sur ma main Challenge” permet à l’utilisateur de se dédoubler pour danser sur sa propre main. Le “Quarantine pillow challenge” consiste à réaliser une chorégraphie vêtu seulement d'un oreiller. Et le ”Don’t Rush Challenge” consiste en un changement de tenue en un claquement de doigts, en faisant participer ses amis à distance.
De façon plus générale, la vidéo est un moyen pour les confinés de se raconter. Sur YouTube et Instagram les “coronavlogs” se multiplient. La majorité des « corona vlogueurs » ne sont ni des célébrités, ni des influenceurs.
- Des inégalités dans l'accès à internet et aux réseaux sociaux
La prise de parole en ligne demeure inégalitaire, dans la mesure 55% de l’humanité n’a pas accès à internet (rapport annuel Hootsuite) et que 17% de la population française souffre d’illectronisme (étude de l’INSEE). L'accès à Internet n'est garanti pour les personnes les âgées, isolées, les moins diplômés et les ménages aux revenus modestes.
Enfin, nous n’avons pas tous le même temps à consacrer au récit de nos vies. En témoignent les nombreuses critiques de ces journaux de confinement.
A la fois collectif et intimiste, les journaux de confinement renouvellent les liens tissés sur la toile. La popularisation de ces récits personnels en ligne dessine-t-elle les contours d’un Internet meilleur ? Si l’heure est à la solidarité, nous ne sommes pas tous égaux lorsqu’il s’agit de témoigner en ligne. Cette impression de vivre ensemble n’efface pas la réalité de la fracture numérique.
Credit photo : Dariusz Sankowski - Unsplash