Quelles perspectives pour le journalisme en 2022 ? Le Digital News Report de Reuters

2022 sera-t-elle l’année où le journalisme reprend son souffle en se concentrant sur les sujets essentiels ? Les médias doivent se reconnecter avec des audiences globalement saturées par l’intensité de l’actualité des deux dernières années.  Dans son rapport de tendances et prédictions du journalisme et des médias, l’Institut Reuters présente les orientations de l’année à venir qui permettront de (re)nouer des liens plus profonds avec les lecteurs, ainsi qu’avec la pratique journalistique. Tour d’horizon des thématiques phares pour cette nouvelle année.

Par Louise Faudeux, Direction de l'Innovation et de la Prospective

Les recettes des éditeurs en hausse

À la surprise générale, les revenus des éditeurs semblent en hausse pour l’année écoulée. 59% des médias interrogés déclarent que leurs revenus ont augmenté, malgré la pandémie et l’érosion des bénéfices des canaux traditionnels comme le papier.

Ces résultats témoignent des capacités d’adaptation liées à la période, ainsi que des nouveaux modèles économiques basés entre autre sur les systèmes d’abonnement payants et du regain des investissement publicitaires sur les sites des éditeurs. Toutefois, cette hausse des revenus n’est pas nécessairement le résultat direct d’une hausse de l’intérêt pour l’information. En effet, le rapport de Reuters révèle que la consommation globale d’information en ligne aurait en fait sensiblement diminué, pour 44% des éditeurs interrogés.

Les modèles d'abonnement et d'adhésion arrivent à maturité

Pour la plupart des pionniers des médias d’information interrogés dans ce rapport, les abonnements numériques dépassent désormais ceux de l’imprimé, et par conséquent les revenus qui y sont liés deviennent primordiaux. Les revenus liés aux abonnements demeurent la priorité numéro une des éditeurs, devant la publicité en ligne. Toutefois, les modèles d’abonnement peuvent créer de l’inquiétude chez certains éditeurs car près de la moitié d’entre eux (47%) considèrent que les modèles d'abonnement pourraient pousser le journalisme à servir aux publics les plus aisés en dépit des autres.

Il est donc difficile de prévoir si ces modèles fonctionneront durablement pour tous les médias. Certains d’entre eux, comme Vox ou Buzzfeed, travaillent sur des modèles économiques alternatifs, basés sur le partenariat de contenu de marque.

Par conséquent, l’année 2022 devrait être marquée par davantage de solutions en terme d’offres pour les personnes issues de milieux défavorisés pour leur permettre un accès plus large à l’information. Il existe d’ailleurs dores et déjà des adhésions "payez ce que vous pouvez vous permettre" en Afrique du Sud et en Espagne pour le Daily Maverick. Au Danemark. Politiken offre pour sa part des abonnements gratuits aux étudiants.

Aussi, afin de faciliter la rétention des abonnements souscrits pendant la pandémie et éviter la lassitude des abonnés, les médias doivent se réinventer en passant certains de leurs services en accès premium. Par exemple, le New York Times a rendu son site d’évaluation Wirecutter, auparavant accessible à tous, uniquement disponible via son offre d’abonnement.

L’économie des créateurs inspire les médias

De nouvelles plateformes et fonctionnalités voient le jour, basées sur l'idée de la rémunération de l’information en ligne. Substack, a entres autres apporté un nouveau souffle à l’économie de créateur, en franchissant le cap du million d’abonnés sur sa plateforme axée sur les bulletin d’information payants. Facebook et Twitter n’ont alors pas tardé à suivre la tendance avec leurs propres système de bulletins d’infos via Bulletin et Revue. 

Il ne serait donc pas surprenant que les éditeurs veuillent s’emparer des créateurs vedettes de ces plateformes qui rencontrent un vrai succès. The Atlantic a par exemple recruté Charlie Warzel, rédacteur de Galaxy Brain sur Substack, afin de rédiger des chroniques sur leur site. 

Quel avenir pour les médias 100% numériques ? 

Alors que les éditeurs issus du numérique comme Vox ou Vice ont, dans les années précédentes, bâti une culture numérique basée sur de nouvelles lignes éditoriales et de nouveaux formats, il subissent aujourd’hui le retour de bâton de leurs dépendances aux plateformes, en parti dû aux changements d’algorithme de Facebook. Les acteurs du numérique cherchent alors à se consolider. Buzzfeed est par exemple rentré en bourse en 2021, tandis que Vox a racheté le New York Magazine et ses sites web.

Les médias traditionnels se tournent aussi vers des fusions et acquisitions de marques numériques susceptibles d’ajouter de la valeur à leur ligne éditoriale ainsi que pour acquérir de nouvelles audiences. C’est par exemple le cas du New York Times avec le rachat de The Athletic.

Finalement, de nouveaux modèles se développent laissant davantage la parole aux lecteurs, comme The Manchester Mill, lancé pendant la pandémie, qui via un modèle de « slow journalism », se connecte principalement à ses audiences à travers sa newsletter, et les implique dans le processus éditorial en leur demandant leur avis sur des idées d’articles via un groupe Facebook.

2022, l'année portée par l'innovation et les stratégies d'audiences

Afin de retenir et acquérir de nouvelles audiences, l’innovation et la création de nouveaux produits est au cœur de la stratégie des éditeurs.  Les efforts les plus importants seront consacrés cette année aux podcasts et autres produits audio numériques (80 %), suivis par la création et la refonte des newsletters d'information (70 %) et le développement de formats vidéo numériques (63 %). D’autres innovations comme les assistants vocaux et le métavers sont aussi dans le viseur de certains acteurs mais n’ont clairement pas atteint leur maturité.

L'audio maintient sa croissance

La croissance de l’audio numérique n’est plus à prouver. Malgré la chute de Clubhouse, la plupart des plateformes ont reproduit leurs propres outils de discussions audio. Ces outils constituent alors une nouvelle strate de l’économie de créateurs, ouvrant la porte à de nouvelles opportunités pour l’information.

De plus en plus d’éditeurs cherchent alors à devenir des destinations audio à part entière. C’est par exemple le cas du New York Times qui a prévu de sortir en 2022 un produit d’écoute incluant des narrations d’articles, des archives de la radio publique, ainsi que d’autres programmes. L’application audio pourrait alors faire partie de l’offre premium actuelle du Times.

Les plateformes tiers Apple Podcast et Spotify vont développer des accès payants à certaines offres, ce qui risque d’ouvrir un nouveau marché pour les éditeurs et créateurs indépendants. D’autres plateformes indépendantes comme Podimo suivent aussi le pas des podcasts à accès payants.

La vidéo prend un nouveau virage 

La vidéo connaît un nouvel essor, alimenté entre autre par la croissance des formats courts. Les rédactions adaptent alors leurs force de travail, comme NBC qui a créé 200 nouveaux postes pour son service de streaming, et a aussi investi massivement dans la production de vidéo courte pour TikTok et Snapchat. Les éditeurs se posent de plus en plus la question de comment conquérir les jeunes publics et la vidéo sociale semble alors demeurer un canal pertinent pour cela. Le rapport de Reuters permet de constater que les éditeurs disent consacrer davantage à Instagram, TikTok et YouTube, des plateformes populaires pour le contenu vidéo.

L’envol des vidéos d’information sur TikTok, mais aussi sur Twitch, reste en partie responsable de certaines formes de désinformation et de leur circulation. L'Institute for Strategic Dialogue a récemment suivi les fausses informations sur les vaccins sur la plateforme et a constaté qu'un peu plus de 100 vidéos TikTok avaient été vus plus de 20 millions de fois. La startup News Movement, fondée par d’anciens membres de Dow Jones et de la BBC vise alors à fournir des informations fiables et objectives pour pallier aux fausses informations de la plateforme.

L'innovation n'est pas à la portée de tous

Pour les éditeurs, l’accent doit toutefois davantage être mis sur l’amélioration de produits (67%) existants plutôt que sur la créations de nouveaux produits (32%), en partie à cause des investissements requis, mais aussi car la plupart d’entre eux se sont déjà engagés sur une voie claire. La priorité doit alors être mise sur l’amélioration d’application, l’optimisation du temps de chargement ou la mise à niveau d’infrastructures de données.

Même si l’innovation est jugée comme essentielle, certains défis sont identifiés par les éditeurs comme des freins à l’innovation. Le manque de liquidités (51%) et de main d’œuvre qualifiée (51%) en sont les composantes principales. Un autre obstacle majeur à l'innovation mis en évidence par l'enquête est le manque d'alignement (41%) entre les différents départements tels que la rédaction, le marketing, le commercial et la technologie, qui rend difficile la mise en œuvre d'innovations.

L’évolution de la pratique journalistique : vers de nouvelles normes

Ce n’est plus une surprise pour personne, beaucoup de choses ont changé avec la pandémie : les salles de rédaction se sont vidées, les cycles d’information se sont intensifiés et les attaques envers les journalistes se sont accrues. De nouvelles solutions se mettent alors en place pour y répondre. 

Plus de diversité au sein des rédactions 

Les audiences se sentent dépassés par la quantité de nouvelles et beaucoup jugent certaines informations trop pessimistes. De nombreuses rédactions ont alors dû apprendre à réévaluer leur approche éditoriale, entres autres avec des visions plus inclusives.

Le manque de diversité au sein des rédactions a été reconnu comme une des lacunes principales des éditeurs. D’après Reuters, sur 12 marchés stratégiques, moins d'un quart (22%) des rédacteurs en chef sont des femmes. Il reste du travail pour arriver à la parité dans les salles de rédaction. La diversité ethnique demeure aussi une priorité importante des entreprises de médias cette année, à travers l'amélioration de l'inclusivité dans les salles de rédaction.

Les rédactions remettent alors facilement en question les manières traditionnelles de couvrir l'actualité. Par exemple, les rédacteurs en chef nationaux de la télévision suédoise sont désormais tenus d'inclure un élément constructif par jour dans leur journal du soir et les équipes locales ont des objectifs en matière de couverture approfondie de leurs territoires. Les recherches indiquent que ces formats axés sur les solutions attirent davantage les jeunes publics et que les gens se sentent mieux informés et plus autonomes après avoir regardé ou lu des faits positifs et constructifs.

Faire davantage face au harcèlement contre les journalistes 

L'attribution du prix Nobel de la paix à deux journalistes, Philippine Maria Ressa et Dmitry Muratov, a mis en lumière le harcèlement subi par les journalistes du monde entier, à la fois dû à la polarisation politique qu’au militantisme accru sur les réseaux sociaux.

Face à ces violences grandissantes, les éditeurs doivent donc renforcer leur soutien. Le plus grand éditeur régional du Royaume-Uni, Reach, va par exemple nommer son premier responsable de la sécurité en ligne afin de s'attaquer de front aux "abus et harcèlements endémiques de ses journalistes".  Les éditeurs doivent aussi renforcer leurs politiques sur le terrain numérique, comme les réseaux sociaux entres autres, en évitant que les journalistes soient la cible de threads haineux sur Twitter.

Mieux traiter le sujet du changement climatique

Le changement climatique est la menace la plus importante à laquelle l’humanité ait été confronté. Toutefois, la couverture médiatique de ce sujet reste encore à bâtir sachant qu’un tiers des éditeurs juge que le traitement médiatique du climat est mauvais. Parmi les médias interrogés, six obstacles ont été identifiés :

  • La lenteur de l'évolution de la situation
  • Le public est rebuté par les perspectives déprimantes
  • Il n'y a pas assez d'argent pour engager des journalistes spécialisés
  • Les reportages originaux sont coûteux
  • Le sujet est très complexe d’un point de vue scientifique
  • La pression exercée par les propriétaires et les annonceurs

Pour faire face à ces obstacles, les rédactions doivent s’armer, tout d’abord en renforçant leur expertise scientifique. Pour Vincent Giret, directeur de l’information et des sports de Radio France, il y une faiblesse de la culture scientifique dans les rédactions, car les éditeurs embauchent plus facilement des journalistes issus de formations classiques. Il devient donc nécessaire de renforcer les relations avec les institutions académiques pour diversifier le recrutement.

La couverture médiatique du changement climatique doit aussi être constructive et accessible afin d’éviter un angle éditorial trop alarmiste. Il s’agit surtout de savoir dans quelle mesure les rédactions doivent se positionner activement dans la recherche de solution pour le climat ou simplement rendre compte des faits, car de plus en plus de jeunes journalistes estiment que leurs organisations devraient adopter une position plus militante.

Réglementation gouvernementale, vie privée et avenir sur les plateformes

Face à la haine en ligne, la désinformation et le non-respect de la vie privée, la réglementation des entreprises technologique s’est renforcée depuis les dernières années. Entres autres, l’Europe serre la vis avec les lois du Digital Market Act et Digital Service Act qui visent à réduire les comportements anti-concurrentiels des plateformes. Face à ses changements majeurs, observe-t-on une inquiétude grandissante de la part de certains diffuseurs ? D’après Reuters, les éditeurs numériques sont devenus plus optimistes quant à l'impact potentiel de la législation au cours des dernières années. Quatre personnes sur dix (41 %) pensent que les changements de politique pourraient aider le journalisme, contre seulement 18 % en 2020. Environ un quart (24 %) craint que les interventions n'aggravent la situation.

Ces règlementations nécessitent d’adapter certains modèles et pratiques, entres autres pour les données propriétaires. En effet, les lois déjà mises en place par le RGPD depuis trois ans, sont renforcées par les politiques des navigateurs, particulièrement Safari et Chrome, qui ne prendront, à terme, plus en charge les cookies tiers. Les éditeurs devront de plus en plus chercher à enrichir leurs bases de données first-party par le biais de fonctionnalités interactives, d'événements et de concours.

 

Accéléré par le contexte de la pandémie, on observe donc un ancrage numérique de plus en plus important pour les éditeurs. Cette pratique passe à la fois par de nouveaux usages mais aussi de nouvelles formes de contenu. Pour répondre aux besoins des lecteurs de naviguer dans un monde mouvant, et pour répondre à leurs propres besoins en termes de pérennité économique, les éditeurs doivent donc rebondir via ces nouvelles pratiques qui devraient continuer à s’accélérer pour l’année 2022. Les défis liés au développement de nouvelles technologies telles que le métavers, les crypto-monnaies et les NFTs risquent aussi de continuer à alimenter ces dynamiques et présagent de nouvelles tendances pour les années à venir.