Le métavers, le journalisme et la réalité de synthèse

Par Olivier Mauco, président de Game in Society, Dr. en sciences politiques, enseignant à Sciences Po Paris

Avec le métavers, le journalisme risque de disparaître s’il n’affronte pas le problème majeur de la création d’une réalité commune. La dimension autonome autoproclamée du métavers laisse présager une nouvelle forme d’anarchisme libertarien en vogue dans la Silicon Valley. En effet, le métavers se caractérise par des dynamiques spécifiques : auto-souveraineté (le Web 3.0), confiance et transparence (la blockchain), auto-organisation (les DAO, Decentralized Autonomous Organization), les mondes d’expérience numérique (en 3D majoritairement), et enfin les interfaces homme-machine. 

Cette réorganisation de l’autorité, où le tiers n’est plus nécessaire, change radicalement le rôle de l’auteur. Plus encore, la convergence entre le monde réel et le monde virtuel brouille les frontières, instituant un nouveau régime de réalité, la « réalité de synthèse » entre le monde physique et numérique. Nouvelle autorité et nouveau régime de réalité modifient ainsi le travail journalistique et la fabrique même des informations.

Nouvelles formes d’autorité

La réorganisation de l’autorité par la blockchain est un changement majeur. Dispositif de confiance qui permet de certifier sans la présence d’un tiers, la blockchain concurrence les tiers de confiance qui fonctionnent sur la consignation de registres. Couplée à des univers 3D, déjà bien présents comme ceux des jeux vidéo, elle est au fondement du métavers, introduisant un nouveau rapport à la propriété de la donnée, consignée dans les briques de bases de données décentralisées. L’autorité, au double sens de celui qui écrit et celui qui exerce le pouvoir de sélectionner, se voit remise en cause par l’effacement de toute instance intermédiaire, les institutions publiques et les médias centralisés en tête. Ainsi, les médias et le journalisme comme tiers et autorité, sont directement questionnés dans leur fondement par le métavers.

L’architecture sociale soutenant l’ensemble du métavers permet une nouvelle organisation du pouvoir. Les DAO sont des contrats « intelligents » (smart contracts) qui attribuent des parts à des organisations et automatisent les modes de gouvernances. L’autorité est ici dévolue à l’algorithme, la transparence est la règle, chaque organisation peut ainsi renouer avec un idéal de partage et de redistribution contre l’organisation centralisée et opaque de certaines organisations tutélaires de la représentation. Dès lors, les DAO pourront se constituer pour acheter des choses réelles  la tentative d’achat de la Constitution américaine ou d’une équipe de Basket par exemple  ou des parcelles dans le métavers ou d’autres choses par ce système de courtage communautaire. Ces nouvelles formes de sociétés correspondent bien à la notion de mise en commun de l’outil. 

Le sacre de l’expérience

Le métavers est souvent présenté comme un monde virtuel 3D, persistant et opérant comme un double plus ou moins fictionnel du monde réel. La particularité est de proposer une expérience basée sur de la manipulation de signes visuels, l'objet 3D par exemple. La 3D peut être intégrale comme en réalité virtuelle ou alors elle peut se juxtaposer à l’image vidéo capturée par la caméra du téléphone, en réalité augmentée. Ainsi, tout travail de mise en scène des informations journalistiques répond à des logiques différentes des médias traditionnels. Si l’on complète l’adage : la radio annonce, la télévision montre, la presse explique, le métavers propose l’expérience. 

Or, une expérience est avant tout subjective bien que produite. Si l’on regarde du côté des entreprises du divertissement, la règle est d’instaurer des univers de fiction à fréquenter, dans lesquels chacun sera invité à passer le plus de temps possible. Plus prosaïquement, avant de répondre à la question du métavers, il faudrait se demander si un média peut créer un parc d’attractions ou un musée de l’information. Le changement de paradigme est déjà à ce niveau. 

Cette grande fluidité se traduit par une portabilité de l’information, quelles que soient ses mises en formes, dont le narrateur-diffuseur ne sera plus le média (support et éditorial) mais l’individu. La narration éclatée du transmedia des années 2010 se trouve accélérée avec un rôle central du « lec-acteur », du « spec-acteur » dans la recomposition de la trame selon les modes et moments de fréquentation de ces espaces. Le métavers consacre ainsi le signe et la non-linéarité de la production et de la circulation de l’information. Plutôt que d’être stockée dans un média, l’information devenue signe distinctif sera littéralement portée par un individu participant à plusieurs communautés. Pour lui, l’information est un asset, un élément parmi d’autres, de mise en scène de soi, une marque dérivée jusqu’à la notion de signe distinctif et d’appartenance pour une expérience optimale.

La grande convergence

Le métavers est l'avènement d’une tendance de fond qui touche de nombreux secteurs des industries du contenu : la domination progressive des techniques du jeu vidéo. L’abaissement des coûts de calcul informatique réel favorise de nouveaux formats comme la réalité augmentée ou la 3D temps réel sur des smartphones, les effets spéciaux ordinaires. Les plateaux télévisés adoptent ainsi ces nouveaux éléments pour la météo, le sport, les lives, les datavisualisation, ou la reconstitution de certains faits divers.

En parallèle, l’abaissement du coût d’entrée facilite la création par les utilisateurs de contenus tout azimut : le user generated content devient alors la pierre angulaire de l’économie du métavers. Le métavers est cette tentative de capter l’ensemble des pratiques en ligne de production et consommation des signes en créant du lien entre le jeu, les vidéos ou les photos, afin de créer une économie de l’image en marge du réel. Il instaure un nouveau régime de la production du contenu :  play-to-earn (jouer pour produire des biens numériques) et bientôt le troll-to-earn (troller pour augmenter la valeur de biens numériques). 

Toute l’économie de la collaboration, du commentaire, de la constitution de communauté de lecteur risque d’évoluer vers les plateformes capables de monétiser la participation de chacun, changeant les métriques de mesure de fréquentation. Avec le continuum des données informatiques, identifiables et traçables grâce à la blockchain, nous assistons à la réintroduction de la propriété à l’ère de la circulation de masse d’internet. Si les potentiels sont importants, les NFT consacrent le culte de la propriété originelle tout en favorisant la diffusion et reproduction comme base de la valeur d’échange.  L’accélération de la circulation infinie des informations que l’on observe déjà sur les réseaux sociaux devient un levier de marchandisation et de diffusion. Le bon mot du troll prendra en valeur dès qu’il se transforme en un mème soutenu par des groupes sociaux structurés. Si chacun monétise son commentaire avec l’espérance du gain comme moteur de production, comment faire pour émerger face au flux de production de signes à l’écran ?


©Nabil-Saleh 

La fin du public et les limites de la vérité

Ces évolutions de la circulation, la production, la valeur et la propriété des mises en scène de l’information transforme alors la manière dont on informe, et donc l’accès même aux informations devient un élément clé. Car si tout circule dans les espaces procéduraux du métavers, c’est la dimension et la finalité même de cet espace, faussement public, qui perturbe le processus journalistique et démocratique.  

Le métavers, étymologiquement, n'est pas le meta-univers, l’univers des univers, ce raccourci est un leurre. Le détour par l’étymologie nous amène à meta-vertereMeta, en grec, signifie succession, changement, transformation, quand en latin verto, vertere traduit l’idée de se diriger, de conversion d’une forme en une autre. L’univers est une transformation en un, l’uni, soit une mise en commun quand le metaverse n’est qu’un processus, la transformation de la transformation, véritable tautologie, mouvement hors sol, flux permanent, cyclique, non linéaire. Cette fin de la mise en commun de l’univers a pour risque majeur le démantèlement de l’espace public pour des espaces communautaires. Ce n’est pas parce que 1000 personnes seront en ligne qu’il y a espace public. Un concert n’est pas un espace public, mais un espace de mise en commun d’une émotion. Appliqué au champ politique et aux médias, le passage du débat vers l’émotion favorise le triomphe des imaginaires dont la guerre entre les majors du contenu divertissant fait rage pour mettre en place des univers de fiction, avec rites et croyances, et sacralisation de l’image par des publics transformés en communautés. Assistera-t-on à un journalisme d’information rendant compte de ces mondes autonomes, dans une rubrique métavers entre France et International ou à l’inverse un journalisme dans ces univers ?

En conséquence, la logique d’hyper-privatisation des espaces, non pas au sens capitaliste, mais bien de l’économie psychique, développe un débordement du for intérieur où la perception et l’émotion président au partage et l’appartenance. L’existence d’un espace réglé par des normes discursives comme le débat rationnel, la parole publique et autre condition de la démocratie contemporaine, semble désuet et inopérant sur le théâtre de la mise en scène de soi. La fabrique de l’information journalistique invite à penser de nouveaux formats, et à consacrer l’esthétique, le beau comme nécessité pour toucher et informer. Car il y a fort à craindre que l’information pure et rationnelle ne suffira plus, et que l’information belle (sensible) ou coproduite (interactive) soient les nouvelles normes du métavers, et dépasse la question de la vérité observée. Ces tendances pour le journalisme mettent en abîme les débats actuels sur la fabrique du faux  fake news, deepfake et autres médias de synthèse  vers un débat sur les conditions même de survie de la réalité et de la vérité. Si débattre de l’ère post-vérité pose éminemment la place du journalisme comme garant, quelle fonction peut-il exercer quand la notion même de fait se redessine dans ce que nous qualifions de réalité de synthèse ?

La réalité de synthèse

La réalité de synthèse apparaît dès lors que la surcouche informationnelle double le monde réel, que le jumeau numérique et le réel deviennent équivalents pour l’individu du fait d’un processus de convergence du physique et du numérique, des processus réels et des vertus des communautés virtuelles. Avec la pratique quotidienne et la fabrique du goût pour ces médias de synthèses, d’Instagram aux jeux vidéo, la perception même d’un réel synthétique est naturalisée  en témoignent les achats de biens virtuels. La réalité de synthèse modifie le régime de vérité et donc l’essence du journalisme : comment traduire des faits qui ne sont pas réels au sens classique. Si l’on regarde les tendances actuelles de fabrication de la vérité dans les communautés complotistes notamment, le fait même de relayer, est un processus de création d’une réalité en saturant les réseaux sociaux d’une image, d’une vidéo et autre fabrication de la preuve. Déployé dans le métavers, le régime dominant de vérité est celui de la diffusion de la circulation de masse, sous des formes les plus virulentes, la fabrication de la preuve ne répondant plus au critère de vérité mais de répétition artificielle. 

De plus, comment accepter que des faits dans des univers synthétiques soient communément considérés comme réels, si ce n’est qu’ils sont partagés. La validation des choses par l’intersubjectivité est ici déterminante : comment rendre compte de faits qui n’existent que dans l’échange interpersonnel de biens non physiques dont la valeur est une spéculation sur la future valeur accordée par une communauté d’échange pas encore constituée ? Mêle pour le journalisme économique qui suit la bourse, il fait face à de nombreuses contraintes, la première étant la place de marché. Les métavers se traduisent par un fort soutien de la communauté se regroupant dans des espaces en ligne. De là, peu de différences avec les autres supports, si ce n’est le rôle déterminant des journaux dans la création de communauté, la capacité de faire vivre et mettre en forme le quotidien. Cette fonction essentielle d’aller chercher au final ce qui fait commun et de mettre en forme la communauté attribue de fait une fonction au journalisme sans pour autant lui donner une place statutaire ou un modus operandi qui ne soit pas conforme aux règles de l’univers de fiction dans lequel il se trouve, intégré diégétiquement dans l’espace de la réalité synthétique. 

À supposer que ces réalités de synthèse soient des fictions incarnées en 3D, que pour fréquenter ces fictions il soit nécessaire d’adopter les codes, us et coutumes de ces organisations, de se conformer à leurs esthétiques, comment le journaliste peut-il exister sans être en dissonance ? Ce jeu de rôle est à la portée de l’enquêteur, mais l’organisation médiatique peut-elle exister sans se plier aux régimes du métavers où elle entend prendre ambassade ? Ne risque-t-elle pas de perdre une partie de ce qui faisait son identité et devoir se replier ou se repenser sur ce qui la compose, ce qui est donc meta-adaptable ? À l’inverse, la bibliothèque libre de RSF dans Minecraft pour offrir un espace de liberté d’expression aux citoyens et journalistes opprimés soulignent que ce n’est pas tant la technologie que le contenu éditorial et la politique du métavers qui vont être déterminants. 


©Sam-Moqadam

À la croisée des mondes : deux scénarii  

Le métavers comme concept n’est pas métavers comme réalité, et que si certaines entreprises souhaitent devenir dominantes, il restera toujours des alternatives possibles. Les deux scénarii exploratoires, volontairement pessimistes et optimistes, ne sont pas exclusifs, et peuvent cohabiter.  

Nous reproduisons les mêmes erreurs que pour le web 1 et 2 en laissant passer le coche. Le métavers est déjà là, nous n’avons pas individuellement les armes pour bâtir un monde virtuel, sans l’aide des pouvoirs publics européens : les proto-métavers français ne sont pas soutenus, aucun asset technologique, aucune souveraineté numérique. Il faudra alors composer avec les fictions et esthétiques imposées, les pulsions animées par le capitalisme consumériste ou réglées par quelques communautés extrémistes. Le journalisme sera obligé d’opérer sa mue en gonzo journalisme, sans moyen réel car le média n’aura pu s’acheter un desk dans les métavers commerciaux. Les trolls et fabricants de NFT produiront du contenu, saturant les esprits, et l’information ne sera qu’un souvenir. Tout au plus des simulacres de journaux en ligne, traitant de manière automatisée les derniers hauts faits, comme la chaîne commerciale d’un centre commercial, gérée par des bots et IA.

À l’inverse, la bataille de définition du métavers ne fait que commencer. La 3D, la VR et le multijoueur sont une manifestation parmi d’autres : l’essence du métavers est dans l’authenticité, la circulation et la plasticité de l’information, la fluidité totale. L’occasion est là pour dessiner un nouveau métavers ouvert et pluriel, où la valeur n’est pas dans la marchandisation de l’information mais dans sa capacité à rendre compte à et de la communauté, au-delà des débats sur la nature et la culture, le réel et l’artificiel. Ce n’est pas que la mise en forme, mais la portabilité, la propriété, la mutualisation des ressources et la décentralisation du pouvoir qui pourront accorder une place centrale aux nouvelles entreprises de l’information. Ici, ce sera la qualité des expériences et des contenus qui garderont les publics lassés des centres commerciaux en ligne. Les techniques employées par l’industrie du divertissement pourraient ainsi être mises à disposition dans les groupes médiatiques. Cette stratégie de convergence serait alors la chance pour le journalisme et l’information de faire armes égales avec les géants à venir. 

Article originellement paru dans notre Cahier de Tendances sur le(s) Métavers

Illustration ©Artem-Bryzgalov