Benjamin Toff : « L'intolérance à l'information devient problématique lorsque les individus estiment qu'ils doivent l'ignorer complètement »

« De plus en plus de personnes ressentent une fatigue face à l'actualité et s'en détournent, ne serait-ce qu'occasionnellement. C’est aussi notre cas, alors même que nous étudions l’actualité pour gagner notre vie » expliquent les chercheurs en communication politique et en journalisme, Benjamin Toff, Ruth Palmer, and Rasmus Kleis Nielsen dans leur ouvrage Avoiding the News: Reluctant Audiences for Journalism [Éviter l'information : Les publics réticents au journalisme] officiellement sorti le 26 décembre 2023 aux États-Unis.

Propos recueillis par Alexandra Klinnik et Aude Nevo du MediaLab de l'Information de France Télévisions

Véritable phénomène de société, les nouveaux chiffres sur la défiance à l’égard des médias se retrouvent chaque année au cœur des sondages. Fatigue émotionnelle, manque de confiance, comment se repérer dans cette cacophonie de bruits inaudibles ? Selon l’ouvrage, 3 % des individus – sur six marchés étudiés – seraient des « infophobes » (news avoiders, en anglais), c’est-à-dire des personnes qui consomment l’actualité moins d’une fois par mois. Le chiffre irait même  jusqu’à 10 % dans certains pays et continuerait d’augmenter. Benjamin Toff, co-auteur de l’ouvrage a accepté de répondre à nos questions sur ces personnes allergiques aux infos. Qui sont-ils ? Comment leur parler ? Entretien.

Qui sont les « infophobes », ces personnes qui évitent intentionnellement les informations ? 

Je distingue les « infophobes systématiques », qui consultent peu ou pas d'informations, des « infophobes sélectifs », qui évitent uniquement un certain type d'information de façon délibérée. Les premiers nous préoccupent davantage, car ils accèdent peu ou pas à l'information, indépendamment de leur volonté. Ne pas y prêter attention les exclut de la vie publique alors même qu’ils sont déjà éloignés des sphères de pouvoir. Il existe une forte corrélation entre l'utilisation des informations et l'engagement politique.

Comment expliquez-vous l’augmentation du phénomène d’infophobie ? 

Les raisons sont variées et peuvent être liées à l'évolution des supports, à la valeur accordée à l'information dans nos sociétés, ou aux changements dans le journalisme. Des facteurs tels que l'âge, le statut socio-économique, ou le désintérêt pour la politique existent depuis longtemps. Cependant, de nos jours, les médias offrent une gamme de divertissements beaucoup plus large, rivalisant directement avec l'information pour capter l'attention. Face à une multitude infinie de perspectives sur le monde, il est plus difficile pour les personnes de donner un sens aux informations auxquelles elles ont accès. Elles sont alors de moins en moins disposées à développer des habitudes de consommation d'informations.

Qu'est-ce que cela signifie d'être un « infophobe systématique » dans un monde où l'offre d'informations est abondante et facilement accessible ?

Pour de nombreuses personnes qui évitent systématiquement les informations, cela ne demande pas beaucoup d'effort. Certaines ont complètement quitté les plateformes de réseaux sociaux, éliminant ainsi une source d'exposition aux nouvelles. D'autres utilisent ces plateformes mais sont rarement exposées à l’actualité. Cela peut s'expliquer par deux phénomènes. D’abord, les algorithmes des plateformes créent des bulles informationnelles. Ensuite, leurs connaissances sont également moins susceptibles de leur partager l'actualité.

De nombreux « infophobes systématiques » rejettent le journalisme traditionnel et lui préfèrent des sources alternatives d’information. Diriez-vous que la plupart d’entre eux n’évitent pas les informations mais les consomment autrement, via d’autres médias ? Quelles seraient ces alternatives ? 

Les « infophobes systématiques » ne consomment pas tous des sources d'informations alternatives, mais certains d'entre eux le font. Ils s'intéressent notamment aux influenceurs, qu'ils jugent plus authentiques et accessibles que les journalistes traditionnels. D'autres s'informent auprès de leurs proches, ce qui leur permet de rester informés des événements majeurs sans dépendre des médias.

Aux États-Unis, une partie significative des « infophobes » est politiquement engagée, principalement du côté conservateur. Ils s'informent via des voies alternatives, telles que les réseaux sociaux, qu'ils considèrent comme un contrepoids à la partialité libérale des médias traditionnels. Cependant, cette tendance reste minoritaire, et la plupart des « infophobes » demeurent politiquement désengagés.

Est-il vraiment problématique « d’éteindre les informations et de cultiver son jardin » comme le disait Lukas Nelson ? « Le bonheur réside-t-il dans l’ignorance » ?

Ce n'est pas nécessairement un problème. Mais les personnes submergées gagneraient plutôt à prendre du recul et à mettre en œuvre des stratégies informationnelles plus saines, davantage en adéquation avec leur personnalité et leur mode de vie. Elles pourraient privilégier des formes d'informations moins éprouvantes émotionnellement, comme la lecture d'un journal, ou l'écoute des actualités à la radio ou via un podcast. 

L'intolérance à l'information devient problématique lorsque les individus estiment qu'ils doivent l'ignorer complètement ou qu'ils n’ont pas les outils nécessaires pour développer des habitudes en matière de suivi des actualités. Ce phénomène est particulièrement visible chez les personnes déjà marginalisées dans la société. Un cercle vicieux se met alors en place car les organes de presse ne s’adressent pas à eux.

Vous constatez que : « Les individus se reprochent d'éviter l’actualité au moins aussi souvent qu'ils blâment les infos. » Comment l’expliquez-vous ? 

Le suivi des informations est souvent considéré comme une norme sociale. Il existe une dissonance cognitive chez les individus qui ont assimilé ces normes comme faisant partie de leur devoir de citoyen. Ils peinent à concilier ces croyances avec leurs comportements infophobes, ce qui les amène à exprimer des regrets de ne pas en faire plus pour suivre les informations.

Certaines personnes attribuent cette dissonance à une défaillance personnelle, même si elles estiment avoir de très bonnes raisons de ne pas consacrer plus de temps aux informations. Elles pointent leur personnalité anxieuse, leur manque d'éducation ou leur engagement politique. D'autres, en revanche, estiment que la faute incombe aux médias. Ils affirment qu'ils seraient plus intéressés si les organes d'information présentaient les nouvelles de manière plus pédagogique, moins déprimante, ou en lien avec leurs préoccupations.

Si notre attention est si précieuse, pourquoi souhaitons-nous l’allouer à quelque chose dont la pérennité peut prendre fin dès le lendemain ? 

Si nous faisons preuve d'honnêteté intellectuelle, il est clair que notre engagement dans l'information découle du désir de maintenir notre position dans nos communautés, afin de garantir les bénéfices sociaux qui en découlent. Il s'agit d'une raison majeure pour laquelle ceux qui suivent assidûment l'actualité le font. Ces avantages sociaux revêtent une signification et une valeur, constituant parfois les fondements même d'actions politiques efficaces.

L’une des bonnes stratégies pour éviter d'être submergé par l'actualité consiste à réduire les sources d'information tout-venante au profit des sources de qualité. Mais comment définir ce qu’est une source d'information de qualité ?

La définition d'une source d'information de qualité est inévitablement subjective. À mes yeux, cette évaluation repose sur deux aspects : comment les nouvelles sont-elles rapportées et de quelle nature sont-elles ? La question du "comment" se penche sur la manière dont le média cherche et rapporte des infos non accessibles autrement. Le fait-il de manière transparente, équitable et professionnelle ? Recherche-t-il à couvrir toutes les perspectives du sujet ?

La dimension du "quoi" explore si le média s'attaque à des sujets pour une société plus juste. Cette seconde composante divise sur la définition même de la qualité. Certains aiment la nuance et la complexité, tandis que d'autres préfèrent que les médias simplifient pour faciliter leur quotidien. La synthétisation est utile, mais il faut faire attention à ne pas la confondre avec la qualité fondamentale du média.

Conclusion : Comment parvenir à renouer avec l'« infophobe » ?  

Les journalistes doivent littéralement faire campagne pour le journalisme. « Pour une profession et une industrie presque entièrement fondées sur la communication, le journalisme et les médias peuvent parfois sembler curieusement inaptes à faire comprendre le sens de leur propre travail », résume l’étude du Reuters. Face à la rhétorique anti-média et les campagnes de délégitimation, il s’agit de pouvoir répondre aux critiques, de présenter des contre-arguments aux accusations portées contre le journalisme. Les arguments vagues sur la « sauvegarde de la démocratie » sont trop abstraits pour être efficaces. Cette défense est difficile à porter, dans un contexte où subsiste un flou général autour de la définition même du journalisme.  « Si le journalisme est un bien public, il mérite une défense publique bien articulée », insiste l’étude. Les lecteurs ne vont pas soudainement voir la vertu du travail des journalistes. Aux médias d’être pro-actifs,  de parler ouvertement de leurs lacunes (et de leurs qualités !) et de réaffirmer leurs valeurs devant le public. 

 D’autre part, il s’agit de prendre le lecteur par la main, de rendre son contenu le plus digeste possible. Il faut comprendre que « le cœur du problème n’est pas l’intelligence, mais l’intelligibilité » des articles. Les médias partent souvent du principe que le lecteur a déjà une certaine connaissance de la politique, des acteurs et des institutions. De manière révélatrice, en 2016, après le référendum du Royaume-Uni, sur son adhésion à l’Union européenne, Google a rapporté que les recherches sur « Qu’est-ce que l’Union européenne ? » et « Qu’est-ce que le Brexit » ont augmenté partout en Grande-Bretagne tard dans la nuit. Des résumés simples accompagnant des articles plus approfondis pourraient mieux répondre aux besoins des différents lecteurs. La personnalisation pourrait également offrir des histoires adaptées aux intérêts individuels des utilisateurs et à leurs niveaux antérieurs de connaissances. 

Enfin, il s’agit de créer un sentiment de communauté, et pas uniquement pour “l’élite”. Si les médias savent déjà comment soigner leur lectorat le plus aisé à travers des groupes LinkedIn par exemple ou en les « séduisant avec des critiques de produits de consommation et des rubriques de voyage liées à des revenus d’affiliation et à des recettes publicitaires », ils ne prennent pas soin des autres parties du public. Toute personne doit ressentir que son identité est reflétée et valorisée : les femmes, les jeunes, les classes socio-économiques inférieures… C’est-à-dire les profils qui évitent constamment l’actualité. « Faire de la représentation et de la réflexion des groupes historiquement mal desservis par les actualités nécessitera de chercher à mieux comprendre ces publics spécifiques - non pas sur quoi ils cliquent ou combien de temps ils passent sur une page web, mais leurs routines quotidiennes et leurs priorités », explique Reuters. Penser à l’humain avant le clic.