« Prendre le pouls d'un secteur qui se trouve à la croisée de la tradition et de l'innovation ». Il s’agit selon Pierre-Olivier Valet, rédacteur en chef de la RTS (Radio télévision suisse), de la clé pour dépoussiérer les JT des grands médias publics européens. Dans un rapport de l’Union européenne de radio-télévision (UER) intitulé « L'avenir du bulletin d'information télévisé », il interroge plusieurs grands dirigeants des médias pour apprendre comment rester pertinent dans un paysage médiatique morcelé. Nous vous proposons une analyse des initiatives les plus prometteuses, et notamment du virage éditorial de la télévision estonienne (Eesti Rahvusringhääling abrégé en ERR) vers le « Digital First ». Anvar Samost, directeur de l’information, s’est entretenu avec nous.
Par Aude Nevo, MediaLab de l'Information de France Télévisions
Le JT estonien, en bon premier de la classe
Dans un contexte médiatique en mutation, marqué par l’essor de la vidéo à la demande, la méfiance croissante à l'égard des médias traditionnels et la prolifération de plateformes d'information, l'avenir des médias publics traditionnels semble incertain. « Tout comme la télévision par câble a entraîné une explosion du nombre de chaînes et une concurrence accrue, le web et l'émergence des réseaux sociaux, combinés à l'invention du smartphone, ont entraîné une fragmentation supplémentaire des audiences » analyse Pierre-Olivier Valet. Face à ces défis, les médias publics, y compris leurs journaux télévisés, doivent redoubler d'efforts pour se réinventer. Avec 630 employés seulement, la télévision estonienne a été en avance sur ce changement, amorçant dès 2017 une transition éditoriale vers une approche « Digital First ». Avec ses cinq chaines de radio, trois programmes télévisés, et son site web, elle est considérée comme la première chaine d’info estonienne en termes de confiance du public.
« L'Estonie présente un double défi : celui d'être une nation de petite taille et un marché restreint en termes d'audience télévisuelle ou de lectorat. Cependant, la compétition avec les médias privés a toujours été féroce pour nous, média du service public. En 2017, une nouvelle orientation s'est imposée, soulignant la nécessité impérieuse de se tourner vers le numérique pour rester pertinent et compétitif ». Une stratégie qui a porté ses fruits puisque le « digital first » a permis de « tripler la portée du numérique et de faire passer le bulletin d’information du soir leader des audiences devant les concurrents privés » explique Anvar Samost.
Le graphique précédent illustre une croissance significative de l'audience des journaux télévisés diffusés à 18h30 et à 21h depuis le déploiement de la stratégie. Cependant, dans l'ensemble, l'intérêt pour l'actualité a diminué en 2023 par rapport aux années précédentes, notamment en 2020 et 2022, marquées par des niveaux exceptionnellement élevés d'intérêt dus à la pandémie mondiale et aux conflits armés. Malgré cela, le nombre de visiteurs du site web (représenté par la ligne grise) est resté globalement constant, enregistrant une augmentation de 210 000 visiteurs hebdomadaires, soit une augmentation de 38% par rapport à 2018.
1Fusionner les rédactions
« Nous avons décidé de mettre l’accent sur les plateformes numériques, impliquant tout d'abord la fusion de nos trois rédaction (TV, radio, web). Ces départements étaient auparavant divisés de manière organisationnelle, mais étaient également physiquement séparées, avec des centaines de mètres entre les différents bâtiments » nous explique Anvar Samost. La transmission des connaissances entre les rédactions était alors particulièrement difficile. Dorénavant, les nouveaux départements fusionnés collaborent quotidiennement.
2Prioriser les informations numériques en temps réel sur le site web et à la radio
Élément clé du succès du virage éditorial estonien, toutes les informations sont diffusées en temps réel sur le site web et à la radio. Le numérique est devenu la priorité. Les scoops du JT émanent seulement de ce qui se passe en direct (débats, réactions, polémiques, etc…)
« Il n'y a pas de cannibalisation entre les plateformes ERR, elles se complètent. Le numérique vous accompagne en permanence, sur votre téléphone, facile à consommer. C'est là que nous diffusons la plupart des informations. La radio offre le sentiment d'être présent lors d'un événement d'actualité - nous vous racontons l'histoire directement. Et la télévision propose du contexte et un sentiment d'unité ».
Si la présence en ligne est mise en avant, c’est bien le site internet de l’ERR qui prime. Contrairement à certains médias qui accentuent leur présence sur les réseaux sociaux pour atteindre un public plus jeune – notamment sur WhatsApp (+61), Instagram (+39), TikTok (+55), et YouTube (+44) – l'hyperdistribution n'est pas un pilier de la stratégie de l’ERR.
« Moins de 10 % de notre trafic numérique provient des médias sociaux ou de Google que nous traitons comme des concurrents » explique Anvar Samost avant de poursuivre : « En Estonie, le trafic de notre site web n’est que 10% inférieur à celui de Facebook, nous ne voyons donc pas pourquoi nous donnerions accès à nos contenus ».
3Tirer profit de la fonction rituelle du JT
Le JT s’appuie désormais sur les forces reconnues de la TV (comme le sport, les soirées électorales, les très grands évènements).
« Les bulletins d'information télévisés constituent l'un des très rares espaces publics mentaux où la société estonienne peut virtuellement se réunir une fois par jour ». Il s’agit d’un moment rituel, ou des individus se « réunissent pendant une demi-heure et réfléchissent aux mêmes problématiques » rajoute Anvar Samost. L’enquête Eurobaromètre Media & News de l'Union européenne 2022 avait d’ailleurs montré que pour 75 % des Européens, la télévision reste la principale source d'informations, et bien qu'aucune donnée comparative ne soit disponible, les bulletins phares constituent une grande partie de cette consommation.
Mais alors, comment tirer profit de cette force fédératrice ? Le JT du soir de l’ERR se focalise désormais sur deux ou trois sujets phares à la place d’une playlist "sans queue ni tête". Les formats sont plus longs, plus creusés, avec une forte valeur ajoutée pour les grands sujets. L’accent mis sur le contexte permet d’apporter des clés de compréhension à la population estonienne, et de créer « une expérience commune » qui fera parler le lendemain (Exemple de JT).
4Avant l'intégration de l'IA, optimiser le mode opératoire
Même si l’IA est utilisée au sein de l’ERR, Anvast Samor demeure critique vis-vis de l’engouement qu’elle suscite : « L'IA est un buzzword, quelque chose de totalement nouveau, de perturbateur et de surévalué ». Il mentionne également une attitude de la rédaction « très pratique à l’égard de ces outils ». Un logiciel de retranscription développé en interne constitue le principal usage de l’IA à l’ERR : « Nous n’avons pas le luxe d’utiliser quoi que ce soit d’autre » admet-il.
« Dans notre réforme de la salle de rédaction, nous avons simplifié le processus de couverture des événements et de l'actualité. Une équipe de cameramen capture désormais les événements en direct, fournissant du contenu à utiliser pour les diffusions radio, numériques et télévisées. Le contenu audio et vidéo généré est alors converti en texte à l’aide de l’IA pour automatiser des tâches éditoriales chronophages ».
Jaanus Lillenberg, directeur de l'ICT (information and communications technology), chargé de l'implémentation des nouvelles technologies à l'ERR depuis deux ans, précise que l’IA est également utilisée à l’ERR pour le sous-titrage automatique en direct depuis deux ans.
Les sous-titres sont disponibles en estonien, russe et anglais. Il souligne que ces sous-titres générés par l'IA peuvent comporter des erreurs, « souvent sources de plaisanteries », mais que le texte reste généralement « correct à 99% ». L'année dernière, cette technologie a été étendue aux programmes préenregistrés, offrant une couverture encore plus large des contenus de l'ERR. Il explique au sujet des réactions du public : « La plupart des gens ne se soucient pas de notre usage de l’IA, nous l'avons simplement décrit dans notre contrat d'utilisation et il est mentionné sur l’écran « généré par IA » ».
5Moderniser le financement
En Estonie, le budget de l'audiovisuel public est financé par les contribuables. Il est de plus en plus limité et peut être sujet à une influence politique. Il s’agit de « l’un des plus petits ratios par rapport au PIB de toute l’Europe » regrette Anvar Samost. Le financement moyen des services de médias publics en Europe s'élève à 0,18 % du PIB, la fourchette se situant entre 0,1 et 0,3 %. L’Estonie affiche quant à elle un ratio de 0,12% seulement (chiffres 2022).
« Le principal défi pour la radiodiffusion publique estonienne est de disposer d'un modèle de financement moderne et indépendant. Notre financement n'est pas, à long terme, indépendant du processus de prise de décision politique. Il est totalement imprévisible et n'est pas indexé sur l'inflation » explique-t-il avant de poursuivre : « À l'heure actuelle, nous sommes confrontés à un dilemme crucial : obtenir des financements supplémentaires ou renoncer à certains contenus et programmes ».
L’Estonie n’est pas le seul pays européen dans ce cas. Le financement des médias publics en Europe est depuis longtemps un sujet sensible. L’audiovisuel suédois subit en ce moment même une « cure d’austérité ». La télévision et la radio publique vont devoir réduire leurs dépenses de près de 60 millions d’euros en 2024. Le groupe Sveriges Television (SVT) a déjà renoncé à une partie de ses locaux et réduit l’équipe directionnelle de 10 %. Le même sort est réservé à Sveriges Radio (SR). Au total, 180 postes sur 2 000 vont disparaître, dont 80 à la suite de départs volontaires. Cette réduction des effectifs s'accompagne de la disparition de certains programmes, dont les bulletins d'actualité en kurde, tigrigna (parlé en Ethiopie et en Erythrée) et russe. Le poste de « correspondant pour le climat », créé en 2020, sera également supprimé.
Les rédactions des trois émissions d’actualité phares vont quant à elles être fusionnées, menant à une baisse du personnel. Cette décision n’est pas sans rappeler le grand projet français. Son but ? Réduire les coûts et obtenir un audiovisuel « plus puissant et plus efficace ». Lors d’une audition au Sénat le 12 mars dernier, la Ministre de la Culture Rachida Dati déclarait vouloir « une gouvernance unique dès cette année pour l'audiovisuel public ». Allons-nous voir l’apparition d’une « BBC à la française ? ». Le projet a en tout cas été soutenu par Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions qui a déclaré le 7 mars à l’Assemblée nationale : « On ne vas pas assez vite sur certains sujets », estimant que le projet permettra d’accélérer la prise de décision, et de « se concentrer sur l’offre pour le public ».
Conclusion
En dépit des difficultés auxquelles sont confrontés les médias publics, l'histoire de la télévision estonienne offre un récit inspirant de transformation réussie. À travers une stratégie résolument tournée vers le numérique, l'ERR a su s'adapter aux besoins changeants de son public, tout en préservant l'importance du rituel télévisuel quotidien. Cependant, cette réussite soulève une question cruciale : comment innover lorsque le budget fait défaut ?
Bonus : les 10 tendances fortes publiées par le comité News de l’UER
- Concentrez-vous sur une proposition très claire.
- Passez de la mise à jour à la contextualisation.
- Utilisez la fonction rituelle des grands JT.
- Considérez votre public comme un partenaire dans la recherche de la vérité.
- Utilisez un ton de voix plus terre à terre.
- Partagez la satisfaction au travail de la rédaction.
- Multipliez les façons de raconter les histoires, afin d'être flexible dans le format.
- Utilisez la valeur sociétale du JT comme un argument de vente unique.
- Concentrez-vous sur d’autres indicateurs de réussite.
- Inscrivez l'évolution de la télévision dans le cadre d'une stratégie intégrée.
Le rapport disponible pour les membres de l'UER est accessible ici.