Chine, les influenceurs de la colonisation

Ce sont les nouveaux petits soldats du gouvernement chinois. Des influenceurs vantent les charmes de la région du Xinjiang, terre ancestrale des Ouïghours. Leur mission ? Effacer l’identité ouïghoure au nom d’une stratégie de colonisation soutenue par Pékin.

Propos recueillis par Alexandra Klinnik, du MediaLab de l'Information de France Télévisions

Sur les réseaux sociaux chinois, des influenceurs font activement la promotion de la région du Xinjiang. Par le biais de vidéos, ils partagent leur installation dans cette province de l’est de la Chine, berceau historique de la culture des Ouïghours. Maisons gratuites et fonctionnelles, infrastructures de qualité : les bénéfices sont vantés pour donner envie aux citoyens chinois de s’y établir. Derrière cette campagne de séduction se cache une politique orchestrée par le gouvernement chinois. L’objectif ? Rendre les Ouïghours minoritaires dans cette région, afin d’y anéantir leur identité. C’est ce que révèle les réalisatrices Manon Bachelot et Poline Tchoubar dans le magazine d’investigation Sources intitulé Chine, les influenceurs de la colonisation, disponible sur Arte.tv.

Qui sont les influenceurs de la colonisation en Chine ? Quel rôle jouent-ils ?

Manon Bachelot :  Il s’agit de Chinois nouvellement arrivés au Xinjiang, originaires d’autres régions de Chine. Dans leurs vidéos, ils racontent leur propre installation et encouragent d’autres Chinois à venir s’installer en dénombrant les avantages à venir y habiter : maisons gratuites ou très peu chères l’achat, des terres arables pour cultiver du coton mises à disposition, de très bonnes écoles pour les enfants, des hôpitaux de qualité, etc. Il est très difficile d’avoir des informations sur ces influenceurs. Il reste encore beaucoup de zones d’ombres. Nous avons découvert que l’un d’eux travaille pour le XPCC. Il s’agit d’une organisation paramilitaire qui dépend du pouvoir central chinois, faisant l’objet de sanctions de la part de l’Union Européenne depuis 2021 pour violations des droits humains à l’encontre des Ouïghours. Le XPCC gère notamment de nombreux camps où sont enfermés des milliers de Ouïghours. Ce que nous savons, c'est que ces influenceurs, dans leur discours, font le relais de la propagande chinoise. Ils encouragent les Chinois à s'installer dans le Xinjiang et ce, conformément au discours prononcé par le président Xi Jinping le 26 août 2023.

Lors d’une visite à Urumchi, la capitale du Xinjiang, Xi Jinping, lui-même, a déclaré qu'il souhaite encourager le transfert des Ouïghours à l'autre bout du pays, à l'est de la Chine, pour travailler dans les usines, sous couvert d'un programme étatique de "réduction de la pauvreté", tout en encourageant les Chinois à venir s'installer au Xinjiang. L'objectif officiel du pouvoir chinois est de concilier la lutte contre le "séparatisme" et le développement économique du Xinjiang. Mais en réalité, selon des documents officiels du Parti communiste chinois ayant fait l'objet d'une fuite en 2019, l'objectif est de rendre les Ouïghours minoritaires au Xinjiang, ce qui contribue à anéantir leur identité.

Poline Tchoubar : Ces influenceurs publient des vidéos dans lesquelles ils racontent leur installation au Xinjiang au quotidien. Leur statut n'est pas très clair : nous ne savons pas s'ils travaillent tous pour une même structure, ni sur quels critères ils sont sélectionnés. Comme l’a dit Manon, l'un des influenceurs sur lesquels nous avons enquêté travaille dans un incubateur numérique où sont formées les talents du XPCC, l'entreprise publique qui gère une grande partie de l'activité économique au Xinjiang. Cette organisation est sous sanctions américaines car elle est accusée de gérer une partie des camps d'internement de Ouïghours.

Comment avez-vous découvert cette propagande numérique, sachant que l'Internet chinois est une "Grande Muraille numérique" ?

Poline Tchoubar : Nous étions déjà en train de faire des recherches sur les violations des droits de l'homme contre les Ouïghours au Xinjiang quand nous avons vu passer des vidéos qui proposaient des maisons gratuites pour les personnes qui voulaient s'installer au Xinjiang. L'une d'entre elles avait été partagée sur X (anciennement Twitter) par la communauté ouïghoure. Nous avons retrouvé la vidéo originale sur le réseau social chinois Douyin, l’équivalent de TikTok en Chine. Il faut savoir qu'en Chine, les réseaux sociaux étrangers comme Instagram ou Facebook sont bloqués, et ont été remplacés par d'autres réseaux sociaux chinois : WeChat, Weibo... Ces réseaux sont difficilement accessibles depuis l'étranger : souvent, pour s'inscrire, il faut avoir un numéro de téléphone et une carte d'identité chinoise... Heureusement, une partie de ces contenus est accessible sans avoir de compte. En reprenant les mots-clés de la première vidéo proposant des maisons gratuites, nous avons trouvé des centaines de vidéos similaires sur Douyin. C’était l’occasion d’en savoir plus sur ces influenceurs.

Manon Bachelot : Les réseaux sociaux chinois sont très différents de nos plateformes occidentales parce qu’ils sont extrêmement contrôlés et censurés par le régime chinois et en particulier sur la thématique des Ouïghours qui est un sujet très sensible en Chine. Lorsque l’on tape le mot « Ouïghour » sur Douyin par exemple, on obtient uniquement des vidéos de folklore. Cela démontre vraiment la volonté du pouvoir chinois de censurer la parole des Ouïghours. Le gouvernement fait tout pour que l’on ne sache pas ce qu’il se passe au Xinjiang. Nous y avons été directement confrontées lors de nos recherches. Certaines vidéos pouvaient disparaître en quelques heures.

En quoi ces vidéos constituent-elles un changement de stratégie de la part du pouvoir chinois ?

Manon Bachelot : Ces vidéos d’influenceur encourageant la colonisation du Xinjiang ont commencé à émerger il y a deux ans environ. Cela correspond à une intensification du processus de colonisation qui dure depuis les années 1950. Le chercheur Rian Thum, expert de la question à l’Université de Manchester, nous expliquait que ces vidéos constituent un changement de stratégie du pouvoir chinois. Après avoir emprisonné les Ouïghours dans des camps de rééducation ces dernières années à travers une politique de répression très forte, Xi Jinping met désormais en place une politique d’assimilation forcée en mélangeant les populations à travers un double mouvement : les Ouïghours sont transférés à l’est de la Chine pour travailler dans des usines sous couvert de programme de « réduction de la pauvreté » pendant que les Chinois Han sont encouragés à s’installer au Xinjiang. Le but est de mélanger ces populations et de réduire le nombre de Ouïghours au Xinjiang ce qui contribue à anéantir leur culture et leur identité.

CONCLUSION

La stratégie de propagande chinoise s’est adaptée à l’ère numérique, avec le déploiement de tactiques sophistiquées. Les influenceurs sont désormais devenus les porte-voix professionnels de la propagande chinoise. Cette stratégie s’opère dans un contexte de censure numérique : la Chine a dépensé au moins 6,6 milliards de dollars US (environ 5,5 milliards d’euros) en matière de cyber-censure en 2020, selon la fondation Jamestown. En Chine, la voix des influenceurs porte sur les plateformes nationales comme Baidu, WeChat ou encore Weibo.

A l’étranger, le gouvernement chinois fait appel à des influenceurs occidentaux. Le consulat chinois à New York a ainsi payé 300 000 dollars à la société Vippi Media du New Jersey pour recruter des influenceurs prêt à publier des messages à destination de leurs abonnés sur Instagram et TikTok pendant les Jeux Olympiques de Pékin. Il était notamment question de mettre en valeur le travail de la Chine en matière de changement climatique. Selon les recherches de Miburo, une entreprise spécialisée dans le suivi des opérations de désinformation étrangère, au moins 200 influenceurs ayant des liens avec le gouvernement chinois ou ses médias d’Etat opèrent dans 38 langues différentes.

Dans cet arsenal de propagande, d’autres armes sont déployées. Le gouvernement chinois crée de plus en plus de faux sites d’information pour vendre le modèle chinois. La majorité des sites frauduleux se trouve en Amérique latine et en Europe. L’Amérique latine est un choix stratégique, explique le consultant en relations internationales Hernan Alberro à Semafor : “Il y a très peu d’informations sur qui possède réellement les éditeurs de presse et contrôle les entreprises médiatiques, ce qui signifie que c’est plus facile et moins cher d’exploiter des organes de presse obscurs là-bas”. 

Cette propagande ne va faire que s’intensifier dans les prochaines années, notamment avec les efforts en matière de deepfake de la part de la Chine. Il s'agit d'une préoccupation majeure chez les législateurs américains. Un rapport de 2023 de la société d’analyse des réseaux sociaux Graphika a révélé que Pékin avait déjà expérimenté des clips d’actualités générés par intelligence artificielle, qui promeuvent les intérêts du Parti communiste chinois...