Slush, cet événement lancé par des étudiants de l’Université Aalto, a connu une croissance exponentielle pour devenir l'une des plateformes les plus influentes au monde en s’imposant comme le plus grand rassemblement mondial en termes d’investisseurs présents et de capitaux en jeu. Cette année, il a bien porté son nom : sous une alternance de pluie et de neige, les visiteurs ont bravé les éléments pour y participer, alors que le pays s’apprête à revêtir son manteau blanc hivernal. L’atmosphère était d’autant plus particulière qu’à Rovaniemi, les préparatifs dans la maison du Père Noël se déroulaient à quelques pas du plus grand exercice de l’OTAN jamais organisé dans l’Arctique.
Par Kati Bremme, directrice de l’Innovation et Rédactrice en chef Méta-Media
Résultat de la prise d’envergure de Slush : un habitué de Yle a lâché avec un sourire en coin « Cette année, c’est très adulte. » Et effectivement, même si l’ambiance boîte de nuit au pôle Nord reste intacte, les costumes (sans cravate, tout de même) se multiplient, et les stands adoptent un style plus "CES version Halloween", sans tomber dans l’excès du salon automobile végasien – ici, seule la suédoise Polestar représente la voiture de l’avenir.
Sur scène, les sujets attendus ont dominé : l’IA, Donald Trump et le concept d’"EU Inc", cette idée ambitieuse d’une entité paneuropéenne qui favoriserait l'émergence de véritables géants technologiques. Mais en coulisses, les échanges ont pris une tout autre tournure : quelles entreprises européennes d’IA disparaîtront en premier ou seront rachetées par un géant américain ? Pourquoi la nourriture est-elle entièrement végane ? Et pourquoi OpenAI a-t-il brillé par son absence au petit-déjeuner sur la régulation avec le président finlandais Alexander Stubb et plusieurs eurodéputés ?
La fin du rêve d’un Internet global ?
Alexander Stubb a justement inauguré ces deux journées de conférences et de rencontres en posant une question fondamentale : allons-nous construire une démocratie numérique ou basculer dans une dictature digitale ? Devons-nous fragmenter Internet au gré des opinions, ou continuer à aspirer à un espace qui rassemble ? Et, plus largement, notre travail est-il guidé par l’espoir ou par la haine ? Il a offert trois pistes de réflexion marquantes au public : réfléchissez à ce que la technologie vous apporte, mais aussi à ce qu’elle vous prend ; demandez-vous si votre entreprise technologique contribue réellement au bien commun ; et gardez à l’esprit que nous atteignons un point d’inflexion critique pour l’humanité.
Alors que notre autonomie est potentiellement menacée, il a souligné l’urgence de mettre en place des règles globales pour garantir que nous restions maîtres de notre destin collectif.
Alexander Stubb, Président de la Finlande
A la recherche du géant de la tech européen perdu
Le thème de Slush cette année, "Métamorphose", reflète les transformations que les entrepreneurs en pleine croissance et les investisseurs peuvent accomplir ensemble grâce aux nouvelles technologies. Un mot d’ordre qui semble avoir trouvé écho : Slush 2024 a attiré plus de 5 500 startups et opérateurs, ainsi que 3 300 investisseurs, établissant un nouveau record. Avec plus de 4 000 milliards d’euros d’actifs sous gestion représentés, l’événement s’impose comme le plus grand rassemblement d’investisseurs au monde, selon sa présidente, Elin Dölker.
Index, l’une des plus grandes sociétés de capital-risque en Europe, a par ailleurs salué un événement de deux jours marqué par "un climat d’optimisme" pour la tech européenne, porté notamment par les investissements dans l’IA. Une tendance déjà observée l’année dernière s’est confirmée : les investisseurs sont devenus plus exigeants, privilégiant des start-ups capables de démontrer une rentabilité rapide. Toutefois, cette quête de garanties s’avère parfois laborieuse, surtout lorsqu’il s’agit d’obtenir des réponses claires de la part des fondateurs. Parfois, il faut dix minutes pour comprendre si le produit existe réellement, s’il a dépassé la phase de preuve de concept (PoC) ou s’il n’est encore qu’une idée vague griffonnée sur un PowerPoint on un Figma.
Sana, une entreprise d'IA suédoise qui développe la prochaine génération d’outils de gestion des connaissances
Les financements pour les entreprises technologiques émergentes devraient connaître en 2024 une baisse pour la troisième année consécutive. Cependant, une nouvelle fenêtre s’ouvre pour les introductions en bourse, souligne la société de capital-risque Atomico dans son rapport sectoriel publié mardi. Parmi les entreprises en lice figurent les fintechs britanniques Revolut et Zopa, ainsi que Bolt, la société estonienne de VTC.
Les discussions à Slush autour de la préservation de la compétitivité technologique européenne ont mis en lumière le projet EU Inc. : une initiative visant à unifier l’écosystème fragmenté des startups européennes au sein d’un marché unique paneuropéen. L’une des premières étapes envisagées serait la création d’une entité juridique harmonisée, un projet encore au stade d’une pétition soutenue par 600 fonds de capital-risque, 9 000 startups et 20 associations. Ursula von der Leyen a apporté son appui à cette initiative en déclarant : « Je propose un nouveau statut juridique à l’échelle de l’UE pour aider les entreprises innovantes à se développer. Il prendra la forme d’un "28e régime", permettant aux entreprises de bénéficier de règles simplifiées et harmonisées dans certains domaines. »
L’Europe se trouve dans une position privilégiée pour devenir leader de l’innovation en intelligence artificielle, particulièrement dans la "couche applicative" : celle où l’IA s’attaque à des défis concrets dans des secteurs clés comme la santé, l’énergie, les transports ...et les médias.
IA : la bataille de l’Open Source versus les modèles fermés, LLMs versus SLMs
L’Open Source peut-il sauver le monde de l’IA générale et de ses dérives potentielles ? Pour Thomas Wolf, cofondateur de Hugging Face, la réponse est claire : il faut démocratiser l’IA grâce à l’open source. En rendant les modèles et datasets largement accessibles, Hugging Face permet aux startups comme aux grandes entreprises d’innover à moindre coût. Selon lui, l’open source offre des avantages indéniables : réduction des dépenses, accélération du développement, collaboration mondiale continue et flexibilité pour personnaliser les outils selon les besoins spécifiques des utilisateurs.
Mais l’open source, selon Wolf, va au-delà d’une simple tendance technologique. Il ouvre la voie à des avancées révolutionnaires dans des secteurs comme la biomédecine, où l’innovation progresse à un rythme effréné et où la meilleure combinaison serait un modèle Open Source avec un jeu de données fermé. Cette logique s’impose si l’on considère l’IA comme une technologie fondamentale, au même titre qu’Internet. De plus, en plaçant la barre haut en matière de transparence et de collaboration, l’open source exerce une pression croissante sur les modèles propriétaires, les incitant (peut-être) à plus d’éthique et d’ouverture.
Ambiance au Messukeskus Helsinki
L’époque où la puissance d’un modèle d’IA se mesurait uniquement à sa taille semble révolue. Sakana.ai, un DeepMind japonais, en est l’exemple parfait. Aspirant à créer une "IA inspirée par la nature", la startup affirme que son modèle peut être entraîné avec seulement 8 GPU. Une prouesse significative dans un environnement contraint en ressources comme le Japon, où il est difficile de rivaliser avec les modèles de fondation gigantesques développés par des laboratoires privés américains, tels que Facebook FAIR ou Google DeepMind. Le travail de Sakana AI sur des modèles plus compacts s’avère particulièrement pertinent pour des applications sur des dispositifs en périphérie, comme dans les secteurs industriels ou militaires.
Dans cette course à l’intelligence artificielle, ce qui distingue l’Europe n’est pas non plus une quête de puissance brute en matière de calcul – domaine où elle ne peut rivaliser avec les États-Unis ou la Chine. Ce qui fait sa force, c’est son focus et sa finalité. Les innovateurs européens se démarquent par leur capacité à concevoir des solutions ciblées, capables d’apporter un impact concret dans des secteurs complexes et réglementés. Le leadership européen dans la "couche applicative" repose sur plusieurs piliers : un accès privilégié à des ensembles de données uniques et de haute qualité, comme les dossiers médicaux ou les données énergétiques ; une approche fondée sur des valeurs essentielles, intégrant confiance, éthique et durabilité ; et enfin, des pôles d’innovation en IA dans des villes comme Helsinki, Paris et Munich, qui favorisent l’émergence de talents et la collaboration. Ici, la précision et l’impact l’emportent sur la course à la taille.
Les success stories les plus emblématiques
Cette année, les scènes de Slush ont vu défiler des fondateurs à succès, venus partager les clés de leur réussite. Chris Malachowsky, cofondateur de Nvidia, a confié : « Notre premier produit était un échec. Nous avons dû pivoter rapidement. » Leur succès repose sur des choix stratégiques clairs : se concentrer sur les besoins des clients plutôt que sur les tendances technologiques, privilégier les gains à long terme même au prix de sacrifices à court terme, et bâtir une équipe soudée autour de valeurs communes comme la culture, la collaboration et l’engagement.
Le journaliste Tom Mackenzie de Bloomberg, Mati Staniszewski (fondateur ElevenLabs), Bryan Kim (Andreessen Horwitz)
ElevenLabs, célèbre pour ses voix IA ultra-réalistes, révolutionne l’univers de l’audio. Mati Staniszewski, son fondateur, a partagé l’origine de son succès, née d’un simple besoin utilisateur : en Pologne, les films étrangers sont doublés par les mêmes voix pour hommes et femmes, une expérience insupportable pour le jeune entrepreneur. Frustré, il a exploité le meilleur des technologies d’intelligence artificielle pour concevoir un outil de clonage vocal ultraperformant, qui s’est rapidement imposé comme leader du marché.
Bryan Kim, partner chez Andreessen Horowitz, a immédiatement reconnu le talent unique de Staniszewski, qu’il classe parmi les "gummy bear founders" (une référence à l’idée de glisser de la vitamine C dans des oursons en gélatine) : des créateurs capables de combiner une compréhension fine de leur produit et des besoins de leurs utilisateurs, soutenue par une solide expertise scientifique. Tandis que des géants comme OpenAI, Gemini ou Anthropic misent sur des modèles multimodaux, ElevenLabs, lui, se consacre à l’excellence dans le domaine de la voix.
Mais la vision d’ElevenLabs ne se limite pas à la génération vocale. La startup innove avec des contenus interactifs pour le gaming et l’e-learning, développe une marketplace mondiale mettant à l’honneur la diversité des accents et explore des récits audio multidimensionnels mêlant sons, musique et narration. Leur ambition est limpide : construire un écosystème qui redéfinisse notre rapport au son. Comme le résume Staniszewski : « L’audio est bien plus profond que ce que vous imaginez. »
May Habib, fondatrice de Writer AI, a également commencé son parcours IA par la traduction avant de développer un produit qui a suivi chaque génération de modèles transformeurs. Aujourd’hui, son IA générative s’intègre dans n’importe quel processus métier et compte parmi ses clients 40 entreprises du Fortune 500, dont Accenture, Goldman Sachs, Johnson & Johnson, ou encore Nvidia.
Sa devise : plus les modèles deviennent performants – ou plutôt, plus la combinaison de plusieurs modèles s’améliore –, plus il devient possible de transformer des flux de travail humains en actions autonomes. Toujours en phase avec l’évolution technologique ultra-rapide, elle impose une culture d’adaptation permanente, y compris dans son équipe commerciale, qu’elle avertit : « Que Dieu vous vienne en aide si vous êtes surpris en train d’utiliser des slides datant de janvier. »
Mesbaul Anindo (Slush) avec Justin Kan
Être à l'écoute de ses utilisateurs, c’est bien-sûr aussi la clé du succès de Justin Kan, fondateur de Twitch, véritable rock star et DJ à ses heures perdues à Slush. Kan a commencé comme premier utilisateur de sa propre plateforme, avec son célèbre stream 24/7 "Justin.tv". Depuis, il a su élargir sa vision : à côté du modèle B2C de Twitch, il se concentre désormais sur le B2B avec Stash, une plateforme visant à réduire les commissions prélevées par les app stores sur les jeux des développeurs.
Lors de son intervention, Kan a insisté sur une idée centrale : comprendre la différence entre la "zone de compétence", qui draine votre énergie, et la "zone de génie", qui rayonne et la diffuse autour de vous. Conclusion : Le succès ne réside pas dans le fait d’avoir toutes les réponses, mais dans la capacité à poser les bonnes questions. Et : La stratégie IA est la nouvelle stratégie mobile de 2024, selon Javier Olivan, COO de Meta.
Slush 2024, la Méta-Morphose des fondateurs et investisseurs
Alors, ‘AI eats the world?’
“Graphical computer interfaces are the future,” disait Bill Gates en 1980. En 2024, cette vision trouve un écho avec ChatGPT et les LLMs, des modèles de langage qui fascinent autant qu’ils interrogent. Mais comme le constate Benedict Evans dans sa présentation annuelle à Slush, après l’excitation initiale, la réalité est différente : la majorité des utilisateurs n’ont essayé ChatGPT qu’une seule fois. Alors, jusqu’où cette technologie peut-elle vraiment aller ?
Benedict Evans présente, comme chaque année, un condensé de vision en quelques minutes
La question clé, selon Evans, est celle de l’échelle. Les LLMs continueront-ils à grossir pour remplacer des systèmes entiers, ou vont-ils réduire leur envergure pour devenir de simples briques logicielles ? Déjà, des stratégies divergentes émergent : Meta distribue ses modèles open source gratuitement, tandis qu’Apple applique sa recette éprouvée – produire des outils "mieux, plus rapides, moins chers", comme elle l’a toujours fait dans l’univers informatique.
En 2013, le machine learning a prouvé son utilité en identifiant des motifs, par exemple reconnaître un chien sur une photo. Mais en 2024, l’IA générative pose une nouvelle question : à quoi sert-elle vraiment ? Evans rappelle une limite cruciale : les LLMs ne sont pas des bases de données. L’exemple d’Air Canada, condamné à verser des dommages et intérêts après que son chatbot a menti à un passager en deuil, illustre bien ce problème. Comment gérer les erreurs dans un système probabiliste et non déterministe ? Peut-elle remplacer Google ? Rien n’est moins sûr. En revanche, leur potentiel réside (toujours) dans leur capacité à devenir des "stagiaires infinis" (en rappelant sa formule de l’année dernière), automatisant les tâches répétitives pour libérer du temps pour des projets stratégiques.
Evans va plus loin et compare les LLMs à des fonctionnalités invisibles, comme le correcteur orthographique, qui s’intègrent dans des outils existants sans que l’utilisateur ait à y penser. Mais il insiste : pour réussir, les LLMs ne doivent pas forcer les utilisateurs à inventer leurs propres cas d’usage. « Les utilisateurs ne savent pas ce qu’ils veulent, » disait Steve Jobs. L’IA doit s’adapter, pas l’inverse. Selon lui, les LLMs doivent devenir une commodité, un peu comme les composants des ordinateurs.
Cette transformation, selon Evans, rappelle celle de VisiCalc, le premier tableur des années 1970, qui a rendu l’informatique indispensable pour les entreprises. Et comme VisiCalc, les LLMs ne remplaceront peut-être pas tout, mais ils transformeront profondément tout ce qu’ils toucheront, redéfinissant à la fois les outils et la manière dont nous travaillons.
Et pendant ce temps, « Software eats Media » ...
Conclusion : Make Europe great again
Slush 2024 a montré que l’IA est à un tournant décisif : entre visions grandioses et pragmatisme nécessaire, le jackpot est encore à décrocher. Qui dominera cette révolution ? L’Europe avec ses valeurs et son focus sur l’impact concret ? Les États-Unis et leurs mastodontes technologiques ? Ou ces startups agiles qui transforment des limitations en opportunités ?
Une chose est sûre : la Finlande est définitivement plus cool que ce qu’on imagine (clin d’œil à un vieux slogan publicitaire). Et comme le rappelle le motto de cette année : les grandes histoires commencent par un chat, pas par un prompt...
Start-ups à emporter :
IKI.ai – Une startup néerlandaise qui propose une alternative à l’infobésité à travers un « assistant et un second cerveau pour les professionnels et les équipes » basé sur des LLM et du RAG.
ContentRadar - Une plateforme conçue pour automatiser la création, la planification et l’analyse des publications sur les réseaux sociaux et maximiser l’efficacité et l’impact des campagnes. Le siège de ContentRadar est basé à Londres, au Royaume-Uni, avec un hub opérationnel à Berlin.
Pyrpose - Une startup suisse qui promeut les initiatives de responsabilité sociale des entreprises grâce à une plateforme qui gère des projets durables et éthiques.
Transjt – une start-up ukrainienne qui comble le fossé entre créativité et technologie grâce à l’élimination de la barrière du codage pour les designers, permettant l'exportation fluide de designs originaux vers des expériences web comme HubSpot, Shopify, Contentful, or WordPress
Workki – une startup finlandaise qui aide à contrer les fausses informations avec une solution qui vérifie les sources et les références, garantissant ainsi la publication d'informations précises. La plateforme facilite la création de contenu en résumant rapidement des articles et des études, assurant un flux constant d'informations fiables.
Photos : KB