Liens vagabonds : Quand Spotify exploite notre distraction plutôt que notre attention

Pendant longtemps, Spotify s’est positionné comme la plateforme de référence pour la découverte musicale. Mais comment s’enthousiasmer pour la “découverte” lorsque la musique mise en avant n’est plus qu’un simple fond sonore, de la musique stock de supermarché ? L’enquête menée par la journaliste indépendante américaine Liz Pelly, dans son livre Mood Machine: The Rise of Spotify and the Costs of The Perfect Playlist, révèle un programme interne secret : Perfect Fit Content (PFC). Cette initiative vise à remplir des playlists ultra-populaires avec de la musique générique et peu coûteuse, produite par des “artistes fantômes”, réduisant ainsi les royalties versées aux musiciens “réels”. “C’est comme lorsque l’on achète de la viande de volaille injectée à l’aide de protéines et d’eau pour augmenter le kilo, augmentant ainsi la marge du fournisseur, mais pas les revenus du producteur”, ironise un lecteur du Monde. Un cas d’école de création de contenu boosté à l’IA, slop-compatible…

Le programme Perfect Fit Content : produire de la musique « fade » 

Spotify entretient des partenariats avec des sociétés de production spécialisées dans la musique stock, comme Epidemic Sound et Firefly Entertainment. Leur spécialité ? Produire des morceaux instrumentaux ou de fond, souvent dépourvus de toute identité artistique, en faisant appel à des musiciens en quête de revenus, et les diffuser largement sur des playlists thématiques (travail, détente, sommeil, etc.). Des morceaux conçus pour être aussi anonymes que possible. Un compositeur ayant participé au programme décrit un travail “fade”, “sans joie” et peu stimulant, à l’image des concerts de mariage.  D’autres comparent cette pratique au “soundalikes”, dans le secteur de la publicité, lorsqu’une société de production demande à un artiste d’écrire et d’enregistrer une version moins chère d’une chanson populaire.

Le programme Perfect Fit Content pose une menace économique majeure pour les artistes. En inondant les playlists de morceaux à bas coût, Spotify réduit la part des streams accordée aux musiciens “authentiques”. Ceux qui enregistrent eux-mêmes des morceaux pour ce programme doivent souvent renoncer à des royalties potentiellement lucratives si l’un de leurs morceaux venait à percer.

La musique, simple bruit de fond ?

Selon Spotify, de nombreux utilisateurs n’écoutent pas “activement” la musique, mais recherchent simplement un fond sonore pour travailler, cuisiner ou se détendre. Si cet usage de simple bruit de fond peut décourager, il n’a rien de nouveau. Depuis ses débuts, la radio était pensée ainsi : la BBC a par exemple lancé Music While you Work, qui diffusait des musiques entraînantes pour stimuler le moral des ouvriers pendant la Seconde Guerre mondiale, note the Guardian. Ce qui est différent avec l’approche de Spotify, c’est qu’elle ne cherche plus à capter notre attention, mais à exploiter notre état de distraction. Même la chanson la plus kitsch d’une radio d’ambiance est censée éveiller une émotion, détourner l’auditeur de ce qu’il fait. Ce n’est pas le cas des morceaux Perfect Fit de Spotify, conçus pour être aussi discrets que possible, comme la musique d’ascenseur avant eux”,  estime le journaliste Gwilym Mumford. 

Pourquoi alors verser des royalties pleines pour une musique qui passe inaperçue ? Telle est la logique du géant du streaming. “Un ancien employé de Spotify m’a rapporté que les dirigeants de l’entreprise partaient du principe que l’utilisateur moyen de la plateforme ne remarque pas que les chansons étaient produites par de faux artistes. Et de toute façon, ils n’y accorderaient pas d’importance. Mais comment savoir si les usagers s’en soucient ou non, si l’entreprise n’est pas transparente sur le sujet ? ”, s’interroge Liz Pelly.

L’intelligence artificielle, prochaine étape du PFC ?

Si la musique d’ambiance produite par des humains est déjà omniprésente, l’intelligence artificielle pourrait bientôt prendre le relais. Epidemic Sound envisage déjà d’utiliser l’IA pour générer ses morceaux. Dans son rapport annuel 2023, Epidemic a expliqué que sa possession du plus grand catalogue mondial de morceaux “sans restriction”, faisait d’elle “l’une des entreprises les mieux positionnées” pour permettre aux créateurs d’exploiter “les capacités de l’IA”.

Spotify, de son côté, n’a pas caché son intérêt pour la musique générée par IA. En 2023, le fondateur de la plateforme, Daniel Ek déclarait que cette technologie pourrait être “culturellement géniale” et permettre à la plateforme d’augmenter son engagement et ses revenus. La plateforme n’est aujourd’hui pas rentable. “Ce n’est pas une position surprenante pour une entreprise qui a longtemps été fière de ses systèmes d’apprentissage automatique, qui alimentent bon nombre de ses recommandations”, observe Liz Pelly.

Comment réagir face à cette dérive ?

Face à cette réalité inquiétante, certaines plateformes alternatives tentent de proposer des modèles plus éthiques. Deezer, par exemple, a décidé d’exclure les contenus générés par l’IA grâce à un outil qui permet de détecter les morceaux créés par l’IA”soit un titre sur dix envoyé chaque jour sur la plateforme, indique Alexis Lanternier, son directeur général. Récemment, Paul McCartney et Elton John, ont appelé à une meilleure régulation de l’IA dans la musique et à une réforme adéquate du droit d’auteur pour protéger les musiciens contre l’exploitation abusive de leurs créations. Rappelons que Paul McCartney a utilisé l’IA pour faire revivre les Beatles une nouvelle fois en novembre 2023.

Enfin, pour les auditeurs soucieux de soutenir les vrais artistes, une première action concrète consiste à vérifier l’origine des morceaux dans leurs playlists … La musique, autrefois porteuse d’émotions et de récits, est en passe de devenir un simple bruit de fond, calibré pour nous distraire sans jamais nous captiver.

CETTE SEMAINE EN FRANCE

  • Le réseau social LinkedIn assigné en justice par plusieurs titres de presse français pour non-respect des droits voisins (Le Monde)
  • « L’Equipe » recrute l’ancien directeur de « Gala » pour changer de cap (Les Echos)
  • Disney+ signe un accord historique en France pour investir 25 % de son chiffre d’affaires local dans des films français et européens, et obtient une fenêtre de neuf mois pour les films sortis en salle (Variety)
  • Philippe Carli, patron du groupe de presse Ebra, démissionne après des “likes” sur des publications d’extrême droite (Télérama)
  • Les journalistes du groupe M6 s’opposent à un potentiel recrutement de Cyril Hanouna (Le Figaro)
  • Numerama noue un accord avec Perplexity (Stratégies)

3 CHIFFRES

  • LinkedIn dépasse les 2 milliards de dollars de revenus premium en un an, avec une hausse globale de 9 %, rapporte TechCrunch.
  • Plus de 7 400 influenceurs demandent une accréditation pour la salle de presse de la Maison-Blanche, révèle Bloomberg.
  • Meta accepte de verser 25 millions de dollars à Donald Trump pour régler le procès sur ses suspensions de Facebook et Instagram rapporte NPR.

LE GRAPHIQUE DE LA SEMAINE

YouTube devancera la télévision linéaire en audience chez les enfants américains d’ici 2026

NOS MEILLEURES LECTURES / DIGNES DE VOTRE TEMPS / LONG READ

  • Est-ce ainsi que Reddit prend fin ? (Atlantic)
  • 7 façons d’aborder la panique autour de l’IA DeepSeek (NYmag)
  • L’art de lire comme un traducteur (The Nation.)
  • La « contentification » de la politique de Trump (Wired)

Capture d’écran Wired

DISRUPTION, DISLOCATION, MONDIALISATION

  • L’Inde mise sur une approche ouverte de l’IA (Rest of World)
  • OpenAI tente d’empêcher les groupes médiatiques indiens de poursuivre leur action en justice pour violation des droits d’auteur (Reuters)

DONNEES, CONFIANCE, LIBERTÉ DE LA PRESSE, DÉSINFORMATION

  • L’application d’IA populaire de DeepSeek envoie explicitement des données américaines à la Chine (Wired)
  • Le chatbot de DeepSeek fonctionne comme ses rivaux américains… jusqu’à ce que vous mentionniez Tiananmen (Wall Street Journal)
  • Des arnaqueurs créent de fausses vidéos d’actualités pour faire chanter leurs victimes (Wired)

Capture d’écran Wired

LÉGISLATION, RÉGLEMENTATION

  • Google échoue à faire annuler le procès des États américains sur la publicité numérique (Reuters)

JOURNALISME

  • Pulitzers demandent à la Cour de suspendre les poursuites contre Trump jusqu’à ce qu’il ne soit plus président (Washington Post)
  • Ce que Deepseek pourrait signifier pour l’avenir du journalisme et de l’IA générative (Reuters Institute)
  • La Maison-Blanche annonce l’ouverture de sa salle de presse aux podcasteurs, influenceurs et créateurs de contenu (The Hollywood Reporter)
  • The Onion a supprimé une nouvelle image après avoir réalisé qu’il s’agissait de slop IA (Futurism)

STORYTELLING, NOUVEAUX FORMATS

  • Bookshop.org lance une librairie numérique pour concurrencer Amazon (The Verge)

ENVIRONNEMENT

  • Une étude révèle que les Australiens s’informant principalement via les médias commerciaux sont plus enclins à croire aux théories du complot sur le climat (The Guardian)
  • Les actions des entreprises énergétiques plongent alors que DeepSeek prouve que l’IA n’a pas besoin de centrales à charbon entières pour tricher aux devoirs (Futurism)

Capture d’écran Axios

RÉSEAUX SOCIAUX, MESSAGERIES, APPS

  • Threads gagne 20 millions d’utilisateurs mensuels supplémentaires depuis décembre, atteignant ainsi 320 millions (TechCrunch)
  • Tinder fait appel aux influenceurs de TikTok pour séduire la génération Z (Axios)
  • Donald Trump affirme que Microsoft est en pourparlers pour racheter TikTok (The Guardian)
  • Une coalition d’organisations juives annonce quitter X en raison du comportement de Elon Musk (Axios)
  • L’Agence européenne des médicaments quitte X pour rejoindre Bluesky (Reuters)
  • L’assurance contre la « cancel culture » offre un répit aux célébrités en panique (Financial Times)
  • Threads ajoute un onglet « médias » et permet d’identifier des personnes sur les photos (TechCrunch)
  • Bluesky compte désormais 30 millions d’utilisateurs (The Verge)

this is how it feels to reach 30 MILLION users!!!

[image or embed]

— Bluesky (@bsky.app) 29 janvier 2025 à 05:21

STREAMING, OTT, SVOD

  • Netflix ajoute le téléchargement en un clic de saisons complètes sur iPhone et iPad (The Verge)

AUDIO, PODCAST, BORNES

  • Spotify a versé 10 milliards de dollars à l’industrie musicale en 2024, soit 1 milliard de plus que l’année dernière, portant le total à 60 milliards de dollars (Variety)
  • Spotify annonce un nouveau contrat pluriannuel avec Universal Music Group (The Hollywood Reporter)

INTELLIGENCE ARTIFICIELLE, DATA, AUTOMATISATION

  • Le nouveau modèle d’IA de DeepSeek suscite la stupeur, l’étonnement et des questions de la part des concurrents américains (Wired)
  • OpenAI dispose de preuves montrant que ses modèles ont servi à entraîner DeepSeek, l’IA chinoise (The Verge)
  • Alibaba dévoile un modèle d’IA amélioré et affirme qu’il dépasse son rival DeepSeek-V3 (Wall Street Journal)
  • Gemini AI peut transformer automatiquement vos feuilles de calcul en graphiques (The Verge)
  • Moins les gens en savent sur l’IA, plus ils l’aiment (Wired)
  • Ils ont investi des milliards. Puis le scénario de l’IA a basculé.(The New York Times)

MONÉTISATION, MODÈLE ÉCONOMIQUE, PUBLICITÉ

  • TikTok assure aux annonceurs que diffuser des publicités sur la plateforme ne viole pas la loi (AdWeek)
  • Meta assure que la fin du fact-checking n’a pas eu d’impact sur les dépenses publicitaires (TechCrunch)

Par Kati Bremme, Océane Ansah et Alexandra Klinnik 

franceinfo à propos des médias

Voir plus sur franceinfo