Liens vagabonds : Publicité, l’eldorado des créateurs, le déclin des médias traditionnels

“Les revenus publicitaires ne s’effondrent pas partout – ils s’effondrent pour les médias traditionnels, et rapportent énormément aux nouveaux médias”. L’alerte est claire, et vient de quelqu’un qui connaît les deux mondes. Sophia Smith Galler, ex-BBC et Vice, aujourd’hui suivie par plus de 900 000 abonnés, pose un diagnostic partagé par de plus en plus de professionnels des médias : la publicité ne disparaît pas, elle migre. Des journaux papier et des chaînes de télévision, elle glisse vers les créateurs de contenu, qui captent désormais l’essentiel de la manne.
Selon les prévisions publiées par WPP Media (anciennement GroupM), 2025 marquera un tournant historique : pour la première fois, plus de la moitié des recettes publicitaires liées aux contenus iront à des plateformes de créateurs comme YouTube, TikTok ou Instagram. Les revenus publicitaires générés par les créateurs atteindront 184,9 milliards de dollars cette année (+20 % par rapport à 2024), et devraient plus que doubler d’ici 2030 pour culminer à 376,6 milliards.
Le modèle économique des médias traditionnels à bout de souffle
La bascule est économique autant que culturelle. Les médias historiques, avec leurs rédactions nombreuses, leurs charges fixes élevées, leur inertie structurelle, peinent à rivaliser avec des créateurs agiles, spécialisés, proches de leur public, qui n’hésitent pas à investir dans l’IA, le ciblage universitaire et d’autres technologies. “Je le ressens en tant que freelance, avec des tarifs qui n’ont pas bougé depuis… je ne sais même plus quand : les années 2010 ? Les années 2000 ?” confie Sophia Smith Galler. “Dans l’autre industrie où j’évolue, c’est littéralement des $ $ $ pour des partenariats avec des marques.”
Pour elle, cette évolution est logique. Les créateurs, surtout ceux qui ciblent des niches engagées, savent nouer un lien de confiance direct avec leur audience — là où les médias traditionnels tentent de préserver une autorité désormais remise en question. Les rédactions traditionnelles tentent de s’adapter, mais les marges sont étroites. “Les médias continueront de promouvoir l’idée que leurs marques inspirent la confiance. Parfois. Mais c’est le marché qui décide, au final”, résume Brian Morrissey. Et même si des marques comme la BBC ou le New York Times restent des repères pour vérifier des informations, cela ne suffit plus à faire vivre un modèle économique.
Quand les frontières s’estompent
L’évolution n’est pas qu’économique : elle redéfinit ce qu’est un média. “Les frontières sont de plus en plus floues”, explique Kate Scott-Dowkins de WPP Media. Des figures comme MrBeast ou Ms Rachel produisent aujourd’hui des contenus dignes des grandes chaînes, pendant que les médias classiques doivent diffuser sur YouTube pour conserver de l’audience. Les codes se mélangent, les rôles aussi. Lors de manifestations à Los Angeles, certains créateurs conservateurs ont couvert les événements en direct, parfois mieux équipés et plus réactifs que les journalistes traditionnels. Le Washington Post note que leurs vidéos, diffusées sur X ou Twitch, ont parfois généré plus d’attention que la couverture officielle.
Cette montée en puissance d’acteurs non institutionnels n’est pas synonyme de déclin intellectuel, comme le rappelle l’historien Daniel Immerwahr. Il rejette l’idée d’une “crise de l’attention” souvent brandie par les professionnels : “Dire qu’il y a une ‘crise de l’attention’, c’est blâmer le public : ‘Nous produisons de la qualité, mais vous ne l’appréciez pas. C’est exactement ce que disent tous ceux qui travaillent dans un média en train de mourir », explique-t-il, en comparant cela à la panique des prêtres anglicans du XVIIIe siècle qui s’inquiétaient que les femmes lisent des romans au lieu de prier. Selon lui, le passage du texte à la vidéo ou à l’audio n’est pas une régression. “Nous vivons plutôt une époque de « politique obsessionnelle », où les gens sont partisans et souvent mal informés, mais certainement pas apathiques. Ils regardent des livestreams de plusieurs heures, explorent des rabbit holes et font leurs propres recherches”, preuve d’un engagement réel, pas d’un effondrement intellectuel.
Ce n’est pas la fin du journalisme, mais sa recomposition. D’un côté, des indépendants plus proches du public, plus agiles ; de l’autre, des institutions avec leurs ressources, leur distribution, leur réputation. “C’est une division artificielle”, conclut Brian Morrissey. “Inévitablement, ces deux camps vont finir par se rapprocher.”
CETTE SEMAINE EN FRANCE
- Audiovisuel public : la réforme de Rachida Dati officiellement de retour à l’Assemblée nationale le 30 juin (Le Figaro)
- Chez M6, stress, mal-être, burn-out : un sondage met en lumière une souffrance au travail (Télérama)
- Canal+ dope son application pour rivaliser avec les géants du streaming (Les Echos)
- IA : à Vivatech, Emmanuel Macron célèbre le partenariat « historique » entre Mistral IA et Nvidia (Le Monde)
- Le magazine « Time » va lancer une édition française à la fin de 2025 (Le Monde)
J'espère me tromper mais ça sent les articles sponsorisés et le native branding à plein nez, façon Forbes France.
— Jean Abbiateci (@JeanAbbiateci) June 12, 2025
C'est d'ailleurs le groupe 360BusinessMedia déjà à l'origine de Forbes France qui est à la manoeuvre. https://t.co/PNUEOOe466
- Xavier Niel négocie la reprise des parts de Prisa au capital du Monde et du Nouvel Obs (La Lettre)
3 CHIFFRES
- Le New York Times perd 36 % de trafic à cause de l’IA de Google, selon l’outil Similarweb.
- Selon une évaluation de WPP Media, les créateurs de contenu devraient voir leurs revenus issus de la publicité, des accords de marque et du parrainage augmenter de 20 % cette année.
- 40 % des professionnels français de l’audiovisuel utilisaient déjà l’intelligence artificielle dans leur travail en 2023, rappelle un rapport du British Film Institute.
LE GRAPHIQUE DE LA SEMAINE
YouTube a supprimé 220 millions de vidéos depuis 2018

Source : Sherwood
NOS MEILLEURES LECTURES / DIGNES DE VOTRE TEMPS / LONG READ
- Les gens deviennent obsédés par ChatGPT et sombrent dans de graves délires (Futurism)
- Quand les journaux locaux disparaissent, la corruption prospère (Columbia Journalism Review)
- Pourquoi vos habitudes avec votre téléphone vous font vous sentir aussi mal (Fast Company)
- Dans une époque dangereuse pour le journalisme – un nouvel outil puissant pour protéger les sources (The Guardian)
- La reconquête de mon attention perdue (Vulture)

DISRUPTION, DISLOCATION, MONDIALISATION
- Les créateurs dépasseront les médias traditionnels en termes de recettes publicitaires cette année (The Guardian)
- Les chatbots remplacent la recherche traditionnelle de Google, ce qui dévaste le trafic de certains éditeurs (The Wall Street Journal)
DONNEES, CONFIANCE, LIBERTÉ DE LA PRESSE, DÉSINFORMATION
- De fausses images et des théories du complot circulent autour des manifestations à Los Angeles (New York Times)
- Les chatbots d’IA aggravent la désinformation sur les manifestations à Los Angeles (Wired)
LÉGISLATION, RÉGLEMENTATION
- Les tribunaux brésiliens jugent les réseaux sociaux responsables des publication (Bloomberg)
- Le RGPD aurait déjà permis d’éviter jusqu’à 219 millions d’euros de pertes en France, selon la CNIL (Siècle Digital)
JOURNALISME
- Les États-Unis ont accordé l’asile à ces journalistes. Puis ils les ont renvoyés (Washington Post)
- L’outil d’IA de Politico crache des absurdités inventées de toutes pièces, selon le syndicat (Semafor)
- Comment The Guardian prend en main les licences liées à l’IA (inma)
- Les médias traditionnels ont-ils échoué dans leur couverture de Biden ? (The Washington Post)
- Le Washington Post recrute des rédacteurs amateurs formés par l’IA (FuturoProssimo)
STORYTELLING, NOUVEAUX FORMATS
- Snap commencera à vendre des lunettes de réalité augmentée l’année prochaine (The Verge)
- L’un des genres à la croissance la plus rapide dans le divertissement scénarisé s’appelle le “microdrame” (Like&Subscribe)
- Le New York Times commence à tester sa version de Scrabble (The Verge)
- Le groupe de presse britannique Reach (Mirror, Express et plein de titres locaux) lance des newsletters thématiques gratuites via Substack (Press Gazette)
ENVIRONNEMENT
- Google lutte contre une invasion de renards sur le toit de son bureau londonien à 1,18 milliard d’euros (The Guardian)

Les bureaux de Google à Londres. Source : The Guardian
RÉSEAUX SOCIAUX, MESSAGERIES, APPS
- Les manifestations à Los Angeles ont été amplifiées par des influenceurs et des créateurs en ligne (New York Times)
- Unicorn se lance pour aider les créateurs à produire des émissions sur YouTube (Axios)
- Reddit devient un canal de trafic plus significatif pour les éditeurs (Digiday)
- Des enfants ruinent leur peau en copiant les routines beauté virales vues sur TikTok (Slate)
STREAMING, OTT, SVOD
- Netflix achète le pilote TV de Daily Beast dans une course contre YouTube (Semafor)
- YouTube assouplit les règles encadrant la modération des vidéos (New York Times)
- Warner Bros. Discovery se divise en deux entreprises (CNN)
- Netflix va investir un milliard d’euros dans ses productions en Espagne d’ici 2029 (Influencia)
AUDIO, PODCAST, BORNES
- Apple accélère le rythme sur les podcasts (The Verge)
- Serena et Venus Williams lanceront un podcast vidéo sur X (Variety)
INTELLIGENCE ARTIFICIELLE, DATA, AUTOMATISATION
- La révolution imminente de l’IA sur YouTube (Puck)
- Boston Globe, Future, Vox Media rejoignent le modèle de licence d’IA générative de ProRata (Digiday)
- Disney et NBCU poursuivent Midjourney pour violation de droits d’auteur (Axios)
- L’IA avancée subit un “effondrement total de précision” face à des problèmes complexes, selon une étude (The Guardian)
- Wikipedia suspend les résumés générés par IA après un retour de bâton des éditeurs (404media)
MONÉTISATION, MODÈLE ÉCONOMIQUE, PUBLICITÉ
- La Chine détient désormais 20 % du marché publicitaire mondial (WPP Media)

Source : Axios
- Amazon double la durée des publicités sur Prime Video à 6 minutes par heure (Adweek)
- Google ouvre un plan de départs volontaires dans son département Search et Ads (Search Engine Land)
Par Kati Bremme, Océane Ansah et Alexandra Klinnik