L’IA est votre nouveau public : le défi de conception B2A(2C)

Et si votre principal public n’était plus humain ? Alors que les assistants intelligents lisent, filtrent et synthétisent l’information à la place de leurs utilisateurs, une nouvelle chaîne s’impose : B2A2C – de l’entreprise à l’agent IA, puis au consommateur. Dans ce paysage en mutation, concevoir des contenus ne signifie plus seulement capter l’attention humaine, mais aussi structurer des données lisibles par les machines. Ce basculement bouleverse le rôle des médias, redistribue les leviers d’influence et redéfinit l’accès à la vérité. Un défi de conception stratégique, à l’intersection de la technique, de la narration et du pouvoir, décrypté par Shuwei Fang.

Par Shuwei Fang, article traduit et repris avec l’accord de Splice Media

La machine dans le public

Le mois dernier, lors de la Tech Week à New York, j’ai entendu une même idée revenir, exprimée de multiples façons par les investisseurs en capital-risque : le marché des produits B2C (Business-to-Consumer) est devenu difficile. Tandis que les investisseurs désertent les médias tournés vers les consommateurs, ils injectent des milliards dans le B2A (Business-to-Agent) dans tous les autres secteurs. Des algorithmes de gestion des achats négocient désormais les contrats fournisseurs, des assistants IA réservent des voyages et organisent des réunions, des bots dominent les marchés financiers.

Nous entrons peut-être dans une nouvelle phase de notre écosystème informationnel, où le B2A émerge comme une catégorie à part entière, susceptible de cannibaliser les modèles B2B traditionnels. L’ancien modèle B2B est en train de se scinder en deux voies : le B2C (vendre aux humains dans les entreprises) et le B2A (vendre directement à leurs systèmes d’IA). Compte tenu des courbes d’adoption technologique et des effets d’échelle, le B2A constitue désormais le principal levier de croissance dans le domaine de l’information — un virage que la plupart des entreprises médiatiques n’ont pas encore perçu.

La chaîne B2A2C relève de l’expansion, non du remplacement

Voici l’idée essentielle : au lieu de remplacer les publics humains, l’IA constitue à la fois un nouveau public et un nouvel intermédiaire. Si cela se confirme, la véritable chaîne n’est plus simplement B2C ou B2B, mais B2A2C : de l’entreprise à l’agent, puis au consommateur. Dans ce modèle, les systèmes d’IA absorbent d’immenses volumes d’information, les traitent, puis les traduisent à destination des humains.

Il ne s’agit donc pas d’un récit de remplacement, mais d’une possible expansion massive. Certes, l’attention humaine reste limitée — c’est justement ce qui fait de l’IA un changement de paradigme : elle ne rivalise pas avec l’attention humaine, elle ouvre un marché entièrement nouveau. Là où un individu pourrait consulter dix sources, son agent conversationnel peut en analyser dix mille, générant une demande qui n’existait pas auparavant. Chaque personne pourrait bientôt disposer de dizaines d’agents IA absorbant l’information en son nom.

Les contenus produits par des humains ne disparaîtront sans doute pas totalement, mais les médias reposant sur une relation directe entre humains pourraient se réduire de manière drastique, en raison d’un puissant effet de rétroaction économique : plus les contenus sont conçus pour être consommés par des IA (moins coûteux à produire, audience potentiellement illimitée), plus les contenus optimisés pour les humains deviennent relativement onéreux à créer et à diffuser, les cantonnant à des segments haut de gamme — jusqu’à en faire un produit de luxe.

Plus les contenus sont conçus pour être consommés par des IA, plus les contenus optimisés pour les humains deviennent relativement onéreux à créer et à diffuser, les cantonnant à des segments haut de gamme — jusqu’à en faire un produit de luxe.

Bien sûr, nous ne sommes encore qu’au début de cette transition, et la forme exacte de ce nouvel écosystème reste à définir.

Le récent carnage du SEO — où de grands éditeurs ont vu leur trafic chuter de plus de 50 % en raison du passage de Google à une recherche alimentée par l’IA — n’en est que la première secousse tectonique.

Une histoire de deux intelligences

Pour comprendre le potentiel du modèle B2A2C, il faut saisir deux éléments clés : la manière dont l’IA consomme l’information (B2A) et celle dont elle la traduit pour les humains (A2C).

Imaginez qu’il faille expliquer un article sur l’inflation à deux publics différents.

Pour des lecteurs humains, on écrira par exemple :
« La décision inattendue de la Réserve fédérale a provoqué une onde de choc sur les marchés aujourd’hui, prenant les traders de court et relançant le débat sur l’inflation. »

Pour une IA, en revanche, le format optimal serait :

{
« entity »: « federal_reserve »,
« action »: « rate_change »,
« magnitude »: 0.25,
« direction »: « increase »,
« timestamp »: « 2025-07-01T14:00:00Z »,
« market_response »: {
« sp500 »: -0.03,
« bond_yield_10y »: 0.15
},
« trader_sentiment »: « surprised »,
« consensus_expectation_delta »: 0.25,
« confidence »: 0.95
}

Même information de base, mais avec une asymétrie majeure : l’IA peut lire des contenus optimisés pour les humains, alors que les humains ne peuvent pas consommer directement des contenus optimisés pour les machines sans passer par des couches de traduction sophistiquées. Nous avons besoin de contexte narratif et d’ancrages émotionnels pour traiter l’information. Produire des contenus destinés à l’IA crée donc une circulation à sens unique : les machines accèdent à tout, tandis que les humains dépendront d’interfaces de plus en plus complexes pour accéder à l’information pensée pour les machines.

Ce basculement suscite une forte résistance culturelle. Mes amis journalistes détestent cette idée. Vraiment. L’un m’a dit : « Je n’ai pas passé des années à apprendre à raconter des histoires pour finir à faire de la saisie de données. » Un autre a qualifié la production pour IA de « trahison de tout ce qui donne du sens au journalisme ». Ils n’ont pas choisi ce métier pour nourrir des machines, mais pour raconter des histoires, former l’opinion, réconforter les opprimés et bousculer les puissants. Leur demander de structurer l’information pour qu’elle soit digérable par des IA revient, pour eux, à demander à un chef de cuisine de remplir des poches de nutriments pour sondes gastriques.

Leur demander de structurer l’information pour qu’elle soit digérable par des IA revient, pour eux, à demander à un chef de cuisine de remplir des poches de nutriments pour sondes gastriques.

Cette résistance culturelle est bien réelle, compréhensible — et potentiellement catastrophique. Car pendant que les journalistes affinent leur art pour des lecteurs humains, les entreprises technologiques construisent une infrastructure parallèle destinée à la consommation par les IA. Le risque n’est pas le remplacement, mais l’obsolescence.

Mais le récent « apocalypse du SEO » montre que l’adaptation n’est plus une option. L’enjeu consiste à ne plus voir cela comme le fait de « nourrir des machines », mais comme une forme d’accessibilité radicale : rendre l’information disponible pour de nouvelles formes d’intelligence.

Le véritable pouvoir réside dans la couche de traduction

La couche de traduction A2C, où l’IA retranscrit l’information optimisée pour les machines à destination des humains, est le véritable lieu du basculement de pouvoir. Nous passons d’un pouvoir éditorial — celui de choisir quelles histoires raconter — à un pouvoir architectural : concevoir les structures par lesquelles l’information circule des machines vers les esprits humains.

Ce pouvoir est amplifié par un goulet d’étranglement crucial : si les agents IA peuvent ingérer l’information à très grande échelle, ils convergent tous vers le même point de tension — l’attention humaine. Vos dizaines d’agents peuvent traiter 10 000 sources, mais ils restent en concurrence pour votre temps et votre concentration limités. Chaque choix opéré dans cette traduction façonne la compréhension humaine : des milliers d’indicateurs peuvent se condenser en « l’économie repart » ou « une récession se profile ». Même données, choix narratifs différents, réactions humaines radicalement opposées.

Nous passons d’un pouvoir éditorial — celui de choisir quelles histoires raconter — à un pouvoir architectural : concevoir les structures par lesquelles l’information circule des machines vers les esprits humains.

Cette couche est si déterminante qu’elle n’influence pas seulement ce que les humains savent, mais aussi la manière dont ils ressentent ce qu’ils savent. Celui qui contrôle ce processus de traduction ne se contente pas de transmettre de l’information : il façonne la réalité elle-même. L’IA peut être votre principal public, absorbant et traitant tous les contenus, mais les humains restent les consommateurs finaux — ce sont eux qui votent, achètent et prennent les décisions qui structurent la société.

La crainte habituelle autour de la manipulation par l’IA suppose des acteurs malveillants diffusant sciemment de la désinformation. Il faut pourtant garder les yeux ouverts : les régimes autoritaires peuvent — et vont — utiliser ces couches de traduction comme instruments de contrôle social, en sélectionnant avec soin ce que leurs citoyens peuvent savoir et penser. Mais dans les sociétés plus ouvertes, la menace est différente, et peut-être plus insidieuse : elle est involontaire. L’expansion progressive du modèle B2A2C crée une telle distance entre l’information optimisée pour les machines et la compréhension humaine que les couches de traduction acquièrent un pouvoir sans précédent sur ce que les individus perçoivent comme étant la vérité.

L’impératif est clair : construire des couches de traduction qui renforcent le pouvoir d’agir des humains, au lieu de le remplacer.

Il ne s’agit pas seulement d’un défi technique : c’est l’opportunité de conception de toute une génération. L’impératif est clair : construire des couches de traduction qui renforcent le pouvoir d’agir des humains, au lieu de le remplacer. Rendre la médiation visible, pour que chacun comprenne comment les analyses produites par les machines se transforment en récits humains. Créer des structures de gouvernance permettant aux individus de moduler leur propre accès au sens. Concevoir des dispositifs transparents, qui montrent quels schémas ont conduit à quelles conclusions. Et surtout, garantir la coexistence de multiples options de traduction, afin qu’aucun système ne puisse exercer un contrôle monopolistique sur le récit issu de la chaîne machine-humain.

Reste à savoir si les marchés récompenseront cette approche. Mais les entreprises qui ont le plus de chances de durer seront celles qui bâtissent des ponts fiables et responsabilisants entre l’intelligence des machines et la compréhension humaine — car une fois brisée dans cette traduction, la confiance est presque impossible à restaurer.

Nouveaux espaces de conception

Les médias traditionnels optimisent l’engagement humain à travers la reconnaissance de marque et la résonance émotionnelle. Mais l’IA privilégie des signaux tout à fait différents : les chaînes de provenance plutôt que le prestige de la marque, la vitesse de mise à jour plutôt que le raffinement, la clarté structurelle plutôt que l’élégance du style. Autant d’opportunités de conception, qui se regroupent autour de trois axes stratégiques :

  1. Confiance et vérification : À mesure que l’information devient « liquide » et facilement remaniable, la provenance et l’intégrité des contenus deviennent essentielles. Les entreprises qui intègrent des systèmes de vérification robustes et de la transparence au cœur de leurs couches de traduction gagneront la confiance des utilisateurs. La démarche Content Authenticity Initiative (CAI) en est une illustration concrète : Adobe, The New York Times et d’autres développent des chaînes de provenance cryptographiques pour tracer les contenus. Imaginez Reuters ou Bloomberg mettant en place des systèmes où chaque donnée serait assortie d’une piste d’audit retraçant toutes ses transformations, depuis la source primaire. Des entreprises comme Truepic ouvrent déjà la voie dans le domaine de l’image, et les efforts autour du tatouage numérique — pour les contenus visuels ou autres — commencent à dépasser le seul cadre du droit d’auteur. Les acteurs qui réussiront seront ceux qui rendront visible la médiation, en montrant clairement quels schémas ont conduit à quelles conclusions.
  2. Communauté et contexte : Si l’IA excelle dans la reconnaissance de schémas, les communautés humaines ont toujours besoin de pertinence locale et de subtilité culturelle. L’avantage concurrentiel durable réside dans la capacité à comprendre les réalités propres à chaque communauté et à favoriser une compréhension partagée. Les accords de licence entre Reddit et OpenAI illustrent la valeur des savoirs validés par les communautés. Mais imaginez des systèmes d’IA entraînés à partir de forums régionaux, capables de fournir un contexte hyperlocal qu’aucun modèle global ne pourrait égaler. Ou encore des couches de traduction capables de comprendre pourquoi les délestages de niveau 4 affectent différemment les townships de Khayelitsha et les banlieues de Johannesburg — en tenant compte de l’accès aux générateurs, de l’impact sur les petits commerces, ou de la manière dont les habitants s’organisent face à des coupures d’électricité récurrentes. Les plateformes qui sauront allier les analyses de l’IA à la sagesse des communautés (imaginez un Nextdoor pour machines) deviendront les nouvelles places publiques.
  3. Interface et expérience : Les entreprises qui concevront les interfaces de traduction les plus intuitives et transparentes établiront une relation durable avec les utilisateurs finaux. Perplexity expérimente déjà l’affichage des sources et des chaînes de raisonnement. Cela pourrait passer par la création de contrôles utilisateurs pour la construction du sens, la proposition de multiples options de traduction, et une conception orientée vers la compréhension plutôt que vers l’engagement. Imaginez des extensions de navigateur affichant côte à côte plusieurs traductions générées par des IA à partir des mêmes données, permettant aux utilisateurs de comparer comment différents modèles interprètent une information identique. L’avenir pourrait ressembler à une déclinaison de l’approche Constitutional AI d’Anthropic, dans laquelle les utilisateurs ajustent eux-mêmes les valeurs et priorités de leur couche de traduction (ou délèguent cette tâche à un agent). Des régulateurs progressistes, notamment au sein de l’Union européenne, pourraient même imposer un droit à la transparence aux entreprises opérant ces couches de traduction.

    Si la compétition au niveau des LLM exige une échelle et des capitaux considérables, ces nouveaux espaces de conception peuvent offrir des positions défendables aux entreprises de médias innovantes. L’enjeu n’est pas de renoncer aux valeurs humaines pour s’adresser aux publics d’IA, mais de trouver de nouveaux moyens de les incarner.

La fenêtre de conception

Réussir dans le monde du B2A2C ne consiste pas à choisir entre un public humain ou un public machine, mais à concevoir pour l’ensemble de la chaîne. Il faut développer des API et des données structurées, sans jamais oublier l’humain au bout du processus. Les gagnants seront ceux qui sauront combiner l’efficacité des machines avec la valeur humaine irremplaçable — qu’il s’agisse de confiance, de savoir communautaire ou de qualité de traduction. L’échelle ne vous sauvera pas, mais la différenciation, peut-être.

L’échelle ne vous sauvera pas, mais la différenciation, peut-être.

Les architectures qui émergent aujourd’hui vont figer les rapports de pouvoir pour les décennies à venir. Nous avons le choix : dériver vers des couches de traduction monopolistiques où l’intelligence humaine devient un bien de luxe, ou construire intentionnellement des systèmes qui renforcent la capacité d’agir des individus au lieu de la remplacer. La voie la plus prometteuse repose sur une combinaison des deux : l’IA pour l’échelle et la détection de schémas, les humains pour le sens et la sagesse. Mais ce futur hybride ne surviendra pas par hasard. Ceux qui agissent dès maintenant avec lucidité écriront les règles que les autres devront suivre.

Nous entrevoyons déjà les prémices d’une autre évolution : le B2A2A2A — des systèmes d’IA produisant de l’information uniquement destinée à d’autres systèmes d’IA, sans intervention humaine. Le trading haute fréquence fonctionne déjà ainsi. Des agents autonomes commencent à construire leurs propres réseaux de connaissances. Lorsque les machines se mettront à dialoguer dans un langage que nous ne pouvons même plus comprendre, les couches de traduction que nous construisons aujourd’hui deviendront nos seules fenêtres sur ces échanges. Manquer cette fenêtre de conception, c’est risquer d’être définitivement exclu de la conversation.

Les machines sont déjà dans le public. La vraie question est : sommes-nous en train de concevoir le système — ou est-ce lui qui nous conçoit ?

Cet article a été initialement publié sur Splice Media
llustration : image générée par IA à partir d’une requête de Rishad Patel, Splice Media

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