La confiance avant les chiffres

Pour sa 17ᵉ édition, la conférence annuelle sur les nouvelles pratiques du journalisme de Sciences Po a exploré un constat simple mais crucial : dans un monde saturé de réseaux sociaux et bouleversé par l’IA, les vues ne suffisent plus. Le vrai enjeu ? Transformer les audiences en engagement, les abonnés en communautés et défendre la crédibilité du journalisme. Revue des principaux points. 

Par Alexandra Klinnik et Loïc De Boisvilliers, MediaLab de l’Information de France Télévisions

À mesure que les vidéos explicatives verticales se banalisent, un constat s’impose : un grand nombre de vues ne garantit ni l’abonnement, ni la fidélité, ni la confiance. La réussite repose désormais sur la capacité à proposer une valeur plus profonde : de la communauté, de la continuité et des parcours d’engagement solides, bien au-delà du petit pic de dopamine d’une vidéo courte. Après 20 ans passés à optimiser les pages vues, les impressions et le nombre d’abonnés, alors même que la confiance dans l’information s’effondrait, il devient crucial de mesurer les relations plutôt que la portée. Comme le rappelle Adriana Lacy, journaliste, consultante experte des audiences en ligne et PDG de Field Nine Group « l’objectif du journalisme n’est pas de savoir combien de personnes consultent vos articles, mais de comprendre à quel point les gens s’engagent profondément avec le journalisme que vous produisez ». On peut en effet « toucher un million de personnes qui ne croient pas un mot de ce que vous dites » : la viralité ne suffit pas, et « le nombre d’abonnés ne garantit pas la loyauté ». Au contraire, beaucoup de rédactions ont trop longtemps optimisé « pour plaire à l’algorithme » au lieu de chercher la meilleure manière de dialoguer véritablement avec leurs lecteurs.

Adriana Lacy, qui a travaillé sur le SEO du New York Times, souligne qu’il est parfois plus pertinent de mesurer le taux de complétion – est-ce que le public lit ou regarde jusqu’au bout ? –  plutôt que de se focaliser uniquement sur les pages vues. « Même avec des chiffres d’audience record, nous continuons de perdre la confiance des lecteurs », dit-elle, car la relation avec le public se délite. Et pendant que les médias se demandent pourquoi « personne ne veut payer pour les actualités», les publics, eux, se tournent vers d’autres espaces : journalistes indépendants, newsletters personnelles, group chats et communautés où ils connaissent réellement la personne qui crée l’information. Les créateurs de contenus parlent avec leur public ; trop de journalistes parlent à leur audience. 

Adriana Lacy, journaliste, consultante experte des audiences en ligne et PDG de Field Nine Group

Pour Adriana Lacy, la vraie mesure de l’impact passe par la profondeur d’engagement : a-t-on lu jusqu’au bout ? combien de temps est passé sur une page ? est-ce que le lecteur revient ? partage-t-il l’article dans ses propres communautés ? est-il prêt à défendre ce travail en ligne ? Ce sont ces « signaux de confiance » qui importent aujourd’hui, ainsi que la capacité à renforcer la rétention : qu’offre-t-on à une personne abonnée depuis cinq ans ? Les relations directes, newsletters, adhésions, communautés deviennent essentielles, d’autant que les plateformes ne nous appartiennent pas. Enfin, les jeunes définissent leurs propres critères de crédibilité : « aux États-Unis, beaucoup d’adolescents vérifient la fiabilité d’un journaliste en lisant les commentaires sous une vidéo TikTok ou YouTube ». Le public redéfinit les métriques de succès ; il convient aux rédactions d’apprendre à s’y adapter et à défendre leur travail dans ces espaces.

Selon la journaliste, nombreux seront les journalistes à quitter les rédactions de leur propre initiative ou à la suite de licenciements. Le tout dans un contexte hostile, avec « 75 % des emplois en rédaction qui ont disparu depuis le début des années 2000 et plus de 3 500 journaux locaux qui ont fermé ». Pour survivre, elle appelle les médias traditionnels à collaborer avec les journalistes créateurs, afin de conserver le lien avec les communautés construites autour de ces personnalités. Un mouvement que Liz Kelly Nelson étend aux plateformes qui accueillent ces contenus et qui, selon elle, chercheront à labelliser ces journalistes 2.0.

« Le meilleur moment pour se lancer sur les réseaux sociaux en tant que journaliste, c’était l’an dernier »

« Le pivot des audiences n’a pas lieu aujourd’hui : il a déjà eu lieu », affirme Liz Kelly Nelson, fondatrice de la newsletter Project C. Selon elle, « le meilleur moment pour se lancer sur les réseaux sociaux en tant que journaliste, c’était l’an dernier, mais le deuxième meilleur moment, c’est maintenant ». Elle prévoit qu’en 2026, de plus en plus de journalistes travailleront sous leur propre marque : « L’unité atomique du journalisme va devenir l’individu, et non plus le média. »

Malgré la complexité et les risques du journalisme d’investigation, Pavla Holcova, journaliste d’investigation tchèque spécialisée dans la corruption au sommet de l’État, insiste sur la nécessité d’investir les réseaux sociaux pour toucher le public : « On ne peut pas tous écrire pour de grands médias d’opinions, d’élites. Il y a un marché très limité. On a besoin d’apprendre à écrire pour les médias sociaux parce qu’une partie croissante de la société les utilise, y compris les jeunes ; si on les perd, nous risquons de perdre l’avenir. » Cette présence doit être réfléchie : « Cela n’existe pas un profil privé sur les réseaux sociaux. Si un journaliste n’ose pas crier dans la rue, la nuit, ce qu’il publie en ligne, alors il ne devrait pas l’écrire. » La journaliste illustre ce principe par l’expérience de son équipe au sein de l’OCCRP (Organized Crime and Corruption Reporting Project) : « Nous sommes régulièrement interrogés. Nous avons été poursuivis en justice à Londres pour un simple tweet. C’était très cher. L’assurance a couvert l’affaire, mais nous a clairement indiqué que ce serait la dernière fois. »

« On ne peut pas tous écrire pour de grands médias d’opinions, d’élites. Il y a un marché très limité » 

Entre risques juridiques, surveillance et impacts de l’IA qui « tue le journalisme » en confinant chacun dans sa bulle, Pavla Holcova rappelle que « la société dans son ensemble doit s’extirper de ces zones de confort, ces mécanismes qui nous font penser que le monde ou la vérité est simple ». Dans ce contexte, les jeunes générations de journalistes sont perçues comme un espoir : « Nous avons besoin de vous car vous êtes toujours plein d’énergie et moins cyniques que nous », prévient-elle, en soulignant toutefois qu’« une de vos déceptions les plus grandes dans le milieu journalistique viendra de vos collègues », souvent atteints d’une « melonite, une maladie très chronique dans notre métier » pour rappeler les termes d’un des intervenants, Grégoire Biseau, journaliste au Monde. « On découvre sur le tard que le journaliste n’est pas un animal très collectif », ironise l’ex-rédacteur en chef adjoint du M.

Et si les collègues s’entendent bien, gare au conformisme. Au-delà des audiences et des réseaux sociaux, la conférence a rappelé l’importance de se reconnecter à l’essence du journalisme. S’extraire du bruit ambiant, réfléchir par soi-même et assumer son propre regard sont essentiels. Clara Seren-Rosso, chroniqueuse judiciaire ayant couvert les procès des viols de Mazan pour la BBC et Médiapart, raconte les moments après les audiences : « Se réunir entre collègues rassurait, mais on finissait tous par produire la même couverture, lisse. On essayait tous de se mettre d’accord sur ce qu’on allait raconter dans nos médias respectifs le lendemain. Ces moments de sociabilité, qui sont très importants, doivent être dosés, et il faut ménager des temps plus interpersonnels, plus intimes, pour pouvoir les confronter.. » Un constat partagé par la chroniqueuse judiciaire du Monde Pascale Robert-Diard : « Il faut se demander ce que l’on pense vraiment, et non ce qu’on attend de nous. La base du métier, c’est d’avoir une exigence sur ce qu’on pense vraiment. Cette quête, cette sincérité, est un vrai bijou. »

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