Par Isabelle Dupré, Direction Juridique, France Télévisions
- Le « droit à l’oubli » consacré par l’arrêt Google Spain de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) du 13 mai 2014, met Google face à des incertitudes d'interprétation d'un droit en construction.
- Pour établir des critères en mesure d'évaluer la recevabilité d'une demande de déférencement, Google doit trouver le juste équilibre entre droit des personnes à l’oubli et droit à l’information du public, afin de concilier liberté d’expression et droit à la vie privée.
Le 13 mai 2014, la CJUE créait l’évènement en reconnaissant, dans un arrêt Google Spain, que les moteurs de recherche étaient responsables du traitement des données personnelles. La CJUE consacrait le droit pour les personnes physiques à faire supprimer des résultats de recherche de Google les liens vers des pages mentionnant des données personnelles les concernant. Un pavé juridique dans la mare des moteurs de recherche.
Il ne s’agit pas juridiquement d’un droit à l’oubli mais d’un droit au déréférencement : les liens vers les pages mentionnant les données personnelles d’un individu sont supprimés des résultats de recherche mais les pages ne sont pas désindexées, c’est-dire, effacées d’Internet. L’information demeure mais est plus difficile à trouver.
L’expression « droit à l’oubli » est néanmoins communément reprise notamment par les médias.
Google n’a pas « accueilli cette décision avec beaucoup de plaisir » mais respectueux de la décision de la Cour, a rapidement mis en place un formulaire de demande de suppression de résultat de recherche. David Drummond, Directeur des Affaires Juridiques de Google, a expliqué qu’en obligeant Google à « délibérément omettre de l’information des résultats de recherche », cette décision allait à l’encontre de « la supposition non-écrite » qu’en allant sur le moteur de recherche, cette « bibliothèque pour le web », on trouverait ce qu’on est venu y chercher.
Le moteur de recherche a reçu, à ce jour, 135.000 demandes en Europe correspondant à 470 000 URLS. Selon Bertrand Girin, PDG de l’entreprise d’e-reputation Reputation VIP, 50% des demandes concernent une atteinte à la vie privée sur Google (66% sur Bing), telles que la divulgation d’une adresse personnelle, d’un numéro de téléphone, d’informations concernant un divorce ou un licenciement, etc. 15% correspondent à une atteinte à la réputation (par exemple pour injure) et 5% à l'image. On retrouve aussi parmi les motifs l’usurpation d’identité, l’atteinte à la présomption d’innocence, ou l’homonymie.
Les demandes de déréférencement s’avèrent difficiles à examiner à l’aune des critères plutôt vagues établis par la CJUE : les liens peuvent être supprimés des résultats de recherche lorsqu’ils font référence à des pages mentionnant des données inadéquates, pas ou plus pertinentes ou excessives au regard des finalités du traitement ou du temps qui s’est écoulé.
Le Comité consultatif du droit à l’oubli mis en place par Google organise des consultations entre septembre et novembre 2014 dans sept capitales européennes afin de recueillir les recommandations des experts nationaux sur la mise en œuvre du droit au déréférencement. Suite à ces consultations, le Comité publiera « ses conclusions qui contribueront à orienter l’évolution de la politique » de Google en ce domaine. C’est dans ce contexte que le Comité consultatif du droit à l’oubli a organisé, le 25 septembre 2014, à Paris, sa troisième consultation, en présence d’experts français. Cette réunion fut l’occasion de soulever des questions d’ordre juridique et éthique.
1 Le droit à l’oubli et la frontière entre vie privée et vie publique
Le droit à l’oubli tente de répondre aux questions suivantes :
- Qu’est-ce qu’une atteinte à la vie privée ?
- Comment définir la frontière entre vie publique et vie privée ?
Pour le psychiatre Serge Tisseron, les demandes de droit à l’oubli émanant de personnes qui ont (eu) un mandat public ou associatif doivent être examinées avec la plus grande prudence car « les personnalités politiques sont suffisamment attachées à fabriquer d’elles-mêmes une image lisse et conforme ».
La CJUE fait référence, dans l’arrêt Google Spain, au rôle joué par une personne dans la vie publique : « La Cour considère que si les droits fondamentaux de la personne prévalent en principe sur l’intérêt du public ( avoir accès à l’information), elle considère aussi cependant que tel ne serait pas le cas si l’intérêt du public apparaissait comme prépondérant et notamment du fait du rôle joué par la personne dans la vie publique ».
Cependant, comme le souligne Marguerite Arnaud, Avocate, la formulation « alambiquée » de la Cour ne permet pas une interprétation claire du rôle joué par la personne dans la vie publique. La notion de vie publique reste fluctuante.
2 Le droit à l’oubli et les mineurs : un régime d’exception ?
Serge Tisseron ne veut pas entendre parler d’un régime d’exception pour les mineurs : « Si nous cédons à la tentation que chacun puisse un jour effacer des informations qu’il a déposées lui-même sur Internet, on va rentrer dans une culture où les gens auront l’impression que tout est possible parce que tout peut être effacé. On ne parlerait plus de droit à l’oubli mais de droit au déni ». Il ne faut pas officialiser l’irresponsabilité qui aurait un effet ravageur chez les mineurs (enfants et adolescents).
Céline Castets-Renard, Professeur de droit privé à l’Université de Toulouse 1 Capitole est plus nuancée. Beaucoup de données personnelles (photos notamment) sont mises en ligne par les amis de mineurs. Elle suggère de suivre l’exemple de la loi de Californie en adoptant un droit à l’oubli des mineurs.
3 Le droit à l’oubli face au racisme et aux crimes contre l’humanité
Benoit Louvet de la LICRA a fait valoir que « les résultats d’une recherche qui concerneraient une personne physique identifiée ou identifiable et qui comporteraient à son égard des propos racistes ou antisémites relèvent clairement du droit à l’oubli reconnu par l’arrêt de la Cour de Justice de l’Union Européenne. Le droit à l’oubli de la victime ne peut être mis en balance avec d’autres intérêts. L’imputation raciste ou antisémite se suffit à elle-même pour que le retrait se fasse. »
Il s’agirait d’un droit absolu au retrait.
Benoit Louvet a souligné par ailleurs, le rôle essentiel d’Internet dans la préservation et la transmission de la Mémoire pour les générations futures. La LICRA s’inquiète de l’instrumentalisation du droit à l’oubli par les négationnistes. Il appelle donc les moteurs de recherche à la plus « extrême prudence » dans le traitement de demandes provenant de personnes physiques qui se seraient rendues coupables de crimes contre l’humanité.
4 Le droit à l’oubli et les risques d’instrumentalisation et d’automatisation
« Victimes collatérales » du droit à l’oubli, les éditeurs de presse, représentés par Emmanuel Parody, Directeur Général, CUP Interactive et Secrétaire général du Geste, traitent, depuis longtemps, les problèmes de données personnelles par la mise en œuvre du droit de retrait ou du droit de rectification. Emmanuel Parody résume la situation : « Internet n’a rien changé mais a compliqué l’affaire ». Il craint que la mise en œuvre du droit à l’oubli ne facilite une instrumentalisation des demandes par des personnes souhaitant « réécrire une histoire qui ne convient plus » et une automatisation et industrialisation de demandes par des tiers. Emmanuel Parody s’inquiète que l’application du droit à l’oubli ne réduise, de facto, la portée d’une information publiée dans un moteur de recherche et ne remette en cause la neutralité des moteurs de recherches.
5 Le droit à l’oubli : un droit européen ou mondial ?
L’arrêt Google Spain avait circonscrit le droit au déréférencement aux versions européennes des moteurs de recherche.
Laurent Cytermann, Rapporteur Général Adjoint au Conseil d’Etat, considère, au contraire, que le déréférencement doit s’appliquer à l’ensemble des versions des moteurs de recherche y compris le .com pour assurer lui « un effet utile ». Il serait, selon lui, facile de retrouver l’information occultée sur les autres versions, dans le cas d’un déréférencement seulement européen. La position du Conseil d’Etat rejoint celle des CNIL européennes.
David Drummond, Directeur des affaires juridiques de Google, n’est pas enclin à accepter le principe d’un déréférencement mondial et a laissé entendre qu’il ferait appel du jugement en référé du Tribunal de Grande Instance de Paris qui a ordonné, le 16 septembre 2014, la suppression de plusieurs liens menant vers des articles diffamatoires dans toutes les versions du moteur de recherche de Google.
Si plus de 90% des requêtes des internautes se font sur la version nationale du moteur de recherche, tout l’enjeu est de savoir combien iraient chercher l’information désirée sur google.com si elle était déréférencée en Europe.
6 Améliorations à apporter à la mise en œuvre du droit à l’oubli.
Les experts français ont suggéré plusieurs pistes d’amélioration dans la mise en œuvre du droit à l’oubli :
• Le principe de notification des éditeurs.
Bertrand de la Chapelle, Directeur de Internet & Jurisdiction Project, considère que la notification des éditeurs est essentielle car c’est « l’éditeur qui représente le mieux l’intérêt du public ». Laurent Cytermann, représentant du Conseil d'Etat, est également favorable à la notification et l’implication de l’éditeur et souhaite que celui-ci ait un délai raisonnable pour répondre à la notification.
• L’information de l'origine de la demande
• La motivation du retrait afin de pouvoir contester, le cas échéant, le déréférencement et rétablir la publication de l’information ; ainsi que la motivation du refus du déréférencement.
• La procédure judiciaire : Céline Castets-Renard, professeur de droit à l'Université Toulouse 1 Capitole, préconise un contrôle du juge et non des autorités administratives. La procédure de déréférencement doit impliquer l’autorité judiciaire qui est « le juge de l’action », selon Emmanuel Parody.
• La mise en place d’un formulaire « plus élaboré ». La simplicité du formulaire actuel inciterait, selon Bertrand de La Chapelle, à déposer plus de demandes.
• La création d’une instance permanente préconisée par Bertrand de La Chapelle, pour définir et faire évoluer les critères avec un panel indépendant.
• La mise en place d’un processus commun de déréférencement pour l’ensemble des moteurs de recherche, selon les vœux de Laurent Cytermann (par voie d’une instance commune, reconnaissance mutuelle ou décision de justice homologuant une demande de déréférencement).
• Le recours à la médiation souhaité par le Conseil d’Etat et envisagé comme voie complémentaire ou alternative à la demande de déréférencement.
La réunion publique du Comité consultatif de Google sur le droit à l’oubli a permis de souligner les difficultés à appréhender le droit au déréférencement consacré par la CJUE. Le droit à l’oubli est un droit en construction, d’interprétation incertaine et subjective. Les experts appellent Google à la plus grande prudence dans l’exercice du déréférencement. Le législateur et les autorités européennes seront amenés à préciser les règles applicables au droit à l’oubli notamment dans le futur règlement européen sur les données personnelles.