Les médias sont-ils voués à devenir des marques blanches, les agences de presse des GAFA ?

Par Nicolas Becquet, journaliste à l'Echo, billet invité

Ce post est le dernier d’une série d’articles visant à partager les principaux enseignements de sept années de journalisme multimédia. Sept ans au service de L’Echo, un « vieux média » dans lequel il fait bon travailler et expérimenter. Après la question du greffon numérique en rédaction, de la gestion d’équipe, du débat entre polyvalence et spécialisation, de la production multimédia et de la communauté des « journalistes partageurs », finissons par le commencement : le graal de l’éditorial.

S’il ne fallait retenir qu’un seul enseignement, après sept années d’expérimentations multimédias et d’une patiente observation du paysage médiatique, je ne citerais pas les disruptions technologiques en elles-mêmes, mais ce qu’elles ont révélé de la presse: un prodigieux essoufflement éditorial et une déconnexion croissante avec son lectorat.

La percée des plateformes numériques et sociales a en effet accéléré ces deux phénomènes, alors qu’historiquement la presse s’est bâtie au gré des combats idéologiques, politiques et culturels qui ont animé la société. Que sont devenues ces identités éditoriales fortes, novatrices voire militantes?

Depuis la fin des années quatre-vingt-dix, à la faveur de la profonde dépression que traversent les médias, ces orientations tranchées et assumées se sont progressivement réduites à de fragiles aspérités, pour finalement être gommées, dommage collatéral de la « guerre numérique de l’attention ».

Etranglés économiquement, beaucoup d’entre eux ont pensé avoir trouvé les conditions de leur survie dans les fausses promesses de l’audience de masse et du modèle de la gratuité. La stratégie du grand écart éditorial (s’adresser à un public toujours plus large aux exigences toujours plus variées), a durablement abîmé les marques de presse, déboussolé les journalistes et dilué l’identité de nombreuses rédactions.

Une inquiétante uniformisation

Au-delà des considérations stratégiques et commerciales des entreprises de presse, il est frappant d’observer à quel point la prédominance des « plateformes sociales » et de l’Internet mobile a parallèlement entraîné une uniformisation des formats et des approches journalistiques.

Pour beaucoup de médias, Facebook a supplanté Google comme source de trafic. Mais si Google impose des standards d’écriture, de mise en page et de référencement, Facebook va un cran plus loin en agissant comme un média.

Non content de fournir des outils de publication, de partage communautaire, de référencement, de monétisation et une audience de près de deux milliards de personnes, Facebook assume désormais son statut de média.

Une rédaction en chef hybride a vu le jour, mi-humaine, mi-algorithmique. Elle pèse aujourd’hui de tout son poids à travers une foule d’initiatives dispersées : des canevas prêts à l’emploi (Instant Articles), des formats contraignants (la lecture automatique des vidéos sans le son), des primes de visibilité attribuées à certains types contenus (posts des amis proches VS média, live VS texte + photo…), le filtrage des messages selon les pays, la censure d’images ou de textes, etc.

En quelques années, une entreprise américaine a mis sur pied un système médiatique autonome et planétaire dont elle change à loisirs les règles du jeu pour l’ensemble des médias.

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En définissant des canevas et des modes de consultations applicables à l’échelle mondiale, Facebook a logiquement contribué à une uniformisation sans précédent des informations et des formats publiés sur les réseaux sociaux.

Ce qui était un temps perçu comme un espace de liberté permettant de renouer un contact plus direct avec l’audience s’est finalement transformé en prison dorée. Un risque souligné dès 2012 par Dominique Wolton, dans son essai intitulé Informer n’est pas communiquer :

« Alors même que, pendant des siècles, l’émancipation a consisté à nous affranchir de toutes les dépendances (religieuses, politiques…) et que les techniques de communication y ont contribué, c’est au moment où l’individu est libre, indépendant de toute autorité, qu’il s’assujettit, volontairement cette fois, aux techniques qui lui ont permis de se libérer. Les « servitudes volontaires » sont innombrables. »

Servitudes numériques volontaires

Après une courte période d’hésitation, les médias d’information se sont finalement ralliés à l’engouement planétaire pour les réseaux sociaux. Un virage d’autant plus brutal que la prise de conscience a été tardive.

Aujourd’hui, la majorité des rédactions produit, par exemple, des vidéos courtes, muettes et agrémentées de textes colorés parce que 85% des utilisateurs de Facebook ne cliquent pas sur les vidéos de leur timeline et les regardent sans le son. Bref, tout le monde ou presque fait de l’AJ+ ou du NowThisNews (avec plus ou moins de réussite).

Un élan positif qui démontre que les rédactions ont compris qu’elles devaient sortir de leur pré carré et explorer de nouveaux territoires. Un réflexe de survie qui traduit aussi l’espoir de capter une part du gâteau de l’audience « offerte » par Facebook. Mais finalement, un sursaut contraint et forcé qui s’exprime dans un corset formel et éditorial sans précédent.

Le filon d’une audience de masse potentiellement monétisable a fait naître la fièvre de l’or chez les éditeurs. Et c’est à peine remis de leur coup de chaud qu’ils prennent conscience que leurs contenus sont désormais noyés dans des timelines saturées et que la plupart des lecteurs à qui ils s’adressent reste souvent indifférents à la source de l’information (56% selon une récente étude).

Les nouvelles initiatives de Facebook et de Google pour mettre davantage les marques de presse en valeur et les articles payants ne devraient pas changer fondamentalement les habitudes des utilisateurs.

Au fil du temps, en nourrissant des plateformes sociales insatiables avec des contenus conditionnés industriellement, les médias sont insidieusement devenus des marques blanches. Cerise sur le gâteau tant convoité, les revenus publicitaires espérés restent plus que jamais dans le giron de… Facebook.

La marque blanche a de l’avenir

Les médias semblent lentement se transformer en agences de presse chargés d’alimenter en contenus des réseaux sociaux devenus médias. Ce faisant, ils acceptent de se muer en marques blanches aptes à répondre aux exigences multiples et propres à chaque plateforme.

« Google rédacteur en chef » n’était finalement qu’un timide avant-goût de ce qui arrive aujourd’hui.

L’exemple de Snapchat est particulièrement édifiant. Pour créer la rubrique Discover de son application, le réseau social pour ados est parvenu à convaincre de prestigieuses rédactions de dédier entre dix et quinze journalistes à la production de contenus premium ad hoc. Une prouesse époustouflante quand on connait l’état des finances de la presse et l’absence de retour sur investissement.

Sur Instagram, on fait défiler à loisir, d’un simple geste, des images de photographes de renom, de stars, de marques, d’inconnus ou d’agences de presse. Une consommation globale et indifférenciée qui se prolonge tant que l’œil s’amuse. Les audiences sont faibles, le travail d’animation chronophage et le retour sur investissement quasi nul. Pourtant, le coût de la visibilité ne cesse d’augmenter, car nous sommes passés du recyclage des contenus à une production dédiée.

Plus généralement, ce double phénomène de production de contenus sur-mesure combinée à un effacement des marques et des identités éditoriales est promis à un bel avenir. Qu’il s’agisse des contraintes liées aux systèmes d’exploitation (iOS, Android, Windows…), aux supports (smartphones, wearables, objets connectés…), aux kiosques en tout genre (Newsstand de Google, Apple News, Instant Articles de Facebook, SFR Presse…), en passant par les réseaux sociaux, les chatbots et bientôt la généralisation de l’intelligence artificielle, l’information est promis à un morcellement toujours plus grand.

La « liquidité » de l’information est devenue un enjeu majeur. Les médias, soucieux de rester dans la course, atomisent toujours plus leurs contenus pour satisfaire les exigences techniques et éditoriales des plateformes et des canaux de distribution. Ils utilisent également les mêmes sources et outils de production, notamment pour la vidéo.

En résulte une uniformisation des formats à l’échelle planétaire qui sature les timelines de contenus interchangeables. Avec des contenus toujours plus liquides, assurer une bonne visibilité de la continuité éditoriale de son média est devenu très compliqué. Une logique soulignée par Nikos Smyrnaios (Université de Toulouse) lors de sa présentation à Obsweb en janvier 2017: « L’oligopole de l’internet contre l’autonomie journalistique ».

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Le graal de l’éditorial

La bouffée d’air offerte par les audiences massives atteintes en ligne ces dernières années ne saurait pourtant faire oublier l’agonie structurelle de la presse. Il serait par ailleurs illusoire de croire que les médias disposent d’une part réservée du gâteau numérique de l’audience. Enfin, si la monétisation des contenus reste un enjeu capital, c’est bien l’inadéquation entre l’offre éditoriale et les attentes réelles (ou supposées) de l’audience qui reste le problème le plus aigu.

Sur cet aspect, les stratégies des nouveaux médias qui se sont développés en ligne sont riches d’enseignements. Si le ciblage des publics et la maîtrise des données d’audience leur ont rapidement permis de s’imposer dans l’écosystème numérique, c’est bien leur identité éditoriale forte qui leur a permis de rentrer durablement dans les usages des internautes.

Buzzfeed, AJ+, Melty, Kombini, ViceNews, Brut, Vox, Politico… Qu’il s’agisse de divertissement pur, de thématiques ultra spécialisées ou de journalisme, ces médias ont tous fait des choix forts et les brandissent comme des étendards pour séduire le public.

De leur côté, les médias traditionnels ne font qu’essayer de les singer, sur leur terrain, en vain et tout en s’écartant dangereusement de leurs fondements éditoriaux. « Faire » du Buzzfeed, de l’AJ+, du Mediapart ou du Vice News n’est évidemment pas une solution pérenne. Etudier leurs recettes, oui. Les copier sur le plan éditorial, non. Cela n’a aucun sens et ne rendra pas leur identité aux « vieux médias », bien au contraire.

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Le changement, c’est pour quand ?

Après avoir coupé dans les effectifs, intensifié le marketing, tenté de séduire une audience toujours plus large, après avoir suivi à la lettre les exigences des plateformes, investi dans la technologie pour rester à la page, le constat est sans appel : la désaffection est toujours là.

Une désaffection qui ne se traduit certes pas dans les chiffres de consultation, qui ne cesse de progresser, mais dans l’absence d’évolution significative des ventes à l’unité et à l’abonnement. L’acte d’achat reste un indicateur et un miroir sans concession : le lecteur est-il prêt à dépenser de l’argent pour le service que je lui propose?

Globalement, il y a eu des changements, des ajustements dans les rédactions, mais personne n’a remis en cause le modèle de la presse traditionnelle, son périmètre et ses fondements.  Les éditeurs manquent d’argent, mais rares sont ceux qui ont pris la décision de changer radicalement d’échelle, de faire moins et mieux, de changer les modes d’organisations pour soutenir des projets éditoriaux véritablement novateurs.

Il faut visiblement préserver à tout prix ce qui existe et satisfaire les annonceurs pour des tarifs toujours plus bas. La nostalgie de l’âge d’or des grands tirages est ravivée par la nouvelle poule aux œufs d’or: « les jeunes ». On se berce de l’illusion qu’être présent sur Snapchat et Whatsapp permettra de renouveler son lectorat, tout en continuant à faire de l’info comme on l’a toujours produite.Un leurre, évidemment.

Pour traverser cette tempête, savoir qui l’on est et quelle vision du journalisme on défend sont des conditions indispensables à la survie d’une presse ambitieuse et singulière. Quand ces conditions sont réunies, il est alors possible de jouer le jeu des plateformes sans se trahir et sans ruiner sa crédibilité auprès de son audience.

  • Il y a urgence. Les projets les plus innovants et intéressants se développent désormais hors des rédactions, en périphérie, à la frontière du journalisme ou dans des médias qui font le choix des niches, du contretemps. Bref, il est temps de desserrer l’étau, redéfinir nos missions et ensuite de redistribuer les priorités et les moyens au sein des rédactions.

En bref

Il y a urgence. Les projets les plus innovants et intéressants se développent désormais hors des rédactions, en périphérie, à la frontière du journalisme ou dans des médias qui font le choix des niches, du contretemps. Bref, il est temps de desserrer l’étau, redéfinir nos missions et ensuite de redistribuer les priorités et les moyens au sein des rédactions. 

La série de Nicolas Becquet est disponible sur son blog mediatype.be:

Illustrations de Catherine Créhange, Un dessin par jour