Par Alexandra Yeh et Barbara Chazelle, France Télévisions, Innovation et MediaLab
« Le projet de Règlement sur la e-Privacy est bien plus inquiétant que celui sur Protection des Données Personnelles ! », a prévenu Benoit Cassaigne (Médiamétrie) ce matin lors de la conférence « Médias » organisée par les Echos.
A l’heure où les médias s’allient pour passer à la vitesse supérieure sur la data et le programmatique, le projet de règlement sur la ePrivacy risque de ralentir l’effort d’innovation face à l’hégémonie des GAFA sur le marché de la publicité.
Même si les acteurs présents à la conférence admettaient être « des nains sur le marché publicitaire face aux GAFA », les rapprochements récents dans le domaine du programmatique (Gravity, SkyLine) laissaient les acteurs français espérer pouvoir grapiller quelques parts de ce marché qui pèse déjà pour 60% de la publicité.
« Google n’a que des données de search (intention), Facebook a des données de comportements constatés. Nous, on a des données d’intention d’achat, d’intention servicielle, démographiques… la diversité on l’a, la puissance aussi. Il ne faut pas surestimer les GAFA, ni nous sous-estimer » a affirmé Amaury Lelong (SoLocal Group).
Pourquoi le projet de règlement inquiète
Parallèlement au règlement sur la Protection des Données Personnelles qui doit entrer en vigueur en mai prochain, Bruxelles travaille sur autre texte appelé communément « Règlement ePrivacy » qui devrait remplacer la directive du 12 juillet 2002 sur la protection de la vie privée dans le secteur des communications électroniques. Le texte prévoit l’obligation d’obtenir le consentement explicite des utilisateurs (opt-in) avant de pouvoir déposer des cookies sur leur terminal alors qu’aujourd’hui il faut seulement les en informer. Plus inquiétant encore, l’absence de consentement pourrait être paramétrée directement dans le navigateur.
Francis Morel (Groupe les Echos) alerte : « Le règlement nous priverait de toute connaissance sur nos internautes bien au-delà de la publicité. Voter le projet ePrivacy en l'état serait laisser internet aux mains des GAFA (et plus particulièrement à Facebook et Amazon) qui connaissent déjà tout de nous. La clé chez nous c'est que toutes nos données soient anonymisées. On ne peut pas aller au-delà. »
En effet, les données comportementales sont utiles à bien des égards :
- pour améliorer l’expérience éditoriale en recommandant des offres plus personnalisées et mais aussi aider à l’écriture de contenus plus en phase avec les attentes des publics
- pour la mesure de l’audience, dont l’hybridation (panel-data) est aujourd’hui indispensable
- pour proposer des publicités mieux ciblées à chaque individu
Rappelons que le règlement a été adopté par le Parlement et est actuellement discuté par le Conseil des Etats membres. Selon nos sources, la France ne se serait pas encore positionnée et les différents ministères reçoivent encore les acteurs concernés. Les médias espèrent que le Gouvernement penchera en leur faveur et ne ralentira pas l'effort d'innovation.
Des pistes pour repenser la publicité en ligne
On l’aura compris : la RGDP et le règlement ePrivacy promettent de provoquer une véritable secousse sismique. Et cela touche tous les acteurs de l’industrie (éditeurs, agences, annonceurs) ; personne ne sera épargné par les bouleversements promis par ce nouvel environnement législatif, a fortiori dans un contexte de rejet croissant de la publicité par les internautes. Quelques pistes ont donc été évoquées pour faire face à cette mutation du secteur.
- Face à l’adblocking, repenser l’expérience publicitaire
Première piste, la plus évidente : repenser entièrement les expériences publicitaires proposées aux internautes. Impossible désormais d’ignorer le phénomène de l’adblocking, qui après être longtemps resté cantonné aux cercles d’initiés, est désormais entré dans les usages populaires (on compte déjà un milliard de téléchargements pour AdBlock Plus). Les raisons avancées pour expliquer ce rejet massif de la publicité sont claires : les messages publicitaires sont trop nombreux, trop souvent non pertinents, intrusifs et ils occupent trop de place sur les écrans des internautes.
Et la faute, selon Francis Morel, revient entièrement aux annonceurs et aux médias : « les premiers responsables de l’adblocking, c’est nous, car nous avons autorisé les publicités intempestives ».
Car ce n’est pas la publicité en elle-même que rejettent les utilisateurs, mais bien la façon, bien souvent peu subtile, dont elle est matraquée sur tous les écrans. Tous les intervenants l’ont souligné, il est donc urgent de se renouveler, sur les contenus bien sûr en imaginant de nouvelles écritures publicitaires, mais aussi et surtout sur l’expérience en concevant des formats adaptés aux usages et surtout au contexte de consommation des internautes et à leur parcours de navigation transdevice.
Car comme le souligne David Larramendy, membre du directoire du groupe M6, il n’y a pas réellement de publiphobie : à la télévision par exemple, il y a un contrat d’écoute avec le téléspectateur, qui accepte que ses programmes soient interrompus régulièrement (en moyenne 12 minutes par heure). Mais tout dépend du contexte de visionnage : quand il visionne un contenu court sur une plateforme vidéo, sa tolérance sera plus limitée.
- Données : qui est propriétaire ?
Au-delà d’une réflexion sur les formats publicitaires, c’est évidemment autour du sujet de la data que l’industrie doit se structurer. Levier d’engagement et moyen de mieux connaître les clients selon Catherine Gotlieb (Volkswagen Group), la data est au cœur de toutes les stratégies des annonceurs et des médias. Mais quid de la propriété de ces données collectées ? Le philosophe Gaspard Koenig, invité en conclusion de cette table ronde sur la data, est venu apporter une réflexion et un recul bienvenu sur ce problème tout autant économique qu’éthique :
« Aujourd’hui on n’achète pas l’individu, on vole l’individu. Le producteur primaire de l’or noir [la data], c’est nous, et nous ne sommes pas rémunérés pour ces données qui font la valeur des GAFA. »
A ceux qui affirment que nos données sont une monnaie d’échange contre un service rendu par les plateformes, Gaspard Koenig affirme que c’est à nous que doit revenir le droit de propriété sur la data et donc la décision de les céder ou non aux grands acteurs du web.
Car pour lui, nous sommes aujourd’hui spoliés de notre valeur : la donnée est une partie de nous et nous devrions être rémunérés par les plateformes qui l’utilisent.
Le philosophe l’affirme : « la révolution industrielle a conduit à l’instauration de la propriété intellectuelle avec le brevet. Il serait logique que la révolution numérique instaure un droit de propriété sur les données personnelles ! ».
Dans cette logique, c’est à nous qu’il reviendrait d’arbitrer entre notre confort et notre vie privée : quelles données souhaitons-nous céder ? quel degré de transparence acceptons-nous ? Ce serait à nous de le décider et de choisir une ligne de conduite : confier nos données aux plateformes pour accéder gratuitement à leurs services, ou au contraire refuser de les céder et payer pour l’accès aux services. Avec, entre ces deux pôles, d’autres alternatives : par exemple, accepter de céder nos données à condition qu’elles ne soient pas transmises à des tiers… Redonner le pouvoir de décision aux individus évitera de tomber dans les méandres de la judiciarisation : les décisions morales seront directement prises par les utilisateurs.
Une solution séduisante donc, mais qui pose un problème moral, éludé lors de son intervention : le droit à la vie privée sera-t-il réservé aux riches, à ceux qui auront les moyens de payer pour refuser que les plateformes accèdent à leurs données personnelles ? Ce sera effectivement un arbitrage de consommation, concède Gaspard Koenig, mais la valeur de nos données ne correspond pas à la taille de nos portefeuilles mais à notre environnement : les données de géolocalisation d’un chauffeur qui utilise l’application Waze, par exemple, auront beaucoup plus de valeur que celles d’une personne plus riche, mais qui effectue moins de trajets en voiture.
Une intervention qui aura permis de prendre un peu de hauteur sur le vaste sujet de la data, même si l’instauration d’un droit de propriété sur les données paraît, à court terme, utopique. Dans l’immédiat, à défaut de mener une vraie réflexion de grande ampleur, l’urgence pour l’industrie est d’abord de retrouver la confiance des utilisateurs, en leur assurant une utilisation éthique et surtout transparente de leurs données. C’est ce à quoi travaillent l’ACPM, le CESP et Médiamétrie selon Benoît Cassaigne.
C’est aussi à nous citoyens qu’il revient de nous informer, de ne pas accepter aveuglément la cession de nos informations et d’être conscients de nos pratiques en ligne. La protection de nos vies privées ne dépend pas que de la bonne volonté des plateformes, elle passe aussi par une conduite responsable des internautes eux-mêmes !
Crédit image de Une : Jad Limcaco (Unsplash)