Secousse sismique pour l'audiovisuel public en Europe

Par Alexandra Yeh, France Télévisions, Direction de l'Innovation

L’audiovisuel public fait parler de lui en ce moment, c’est peu de le dire. Mais derrière les unes provocatrices et les phrases choc, il reste encore de la place pour une vraie réflexion sur l’avenir du secteur et les nécessaires réformes à entreprendre. Une réflexion qui peut trouver à s’inspirer dans la stratégie des autres groupes de l’audiovisuel public en Europe, confrontés eux aussi à la mutation rapide de leur industrie. C’était l’objet d’un colloque organisé cette semaine par la Chaire Audiovisuel & Numérique de l’université d’Assas à Paris.

Partout en Europe, la défiance à l’égard des télés publiques

Le Brexit, l’élection de Donald Trump et la crise des fake news qui a suivi ont largement mis en lumière ces deux dernières années la défiance croissante des citoyens à l’égard des médias historiques. Une défiance qui n’épargne pas les médias de service public européens, et qui va jusqu’à remettre en question dans certains pays la légitimité d’un financement par la redevance.

Premier exemple, et pas des moindres : la Suisse, dont les citoyens seront appelés à se prononcer en mars prochain sur le maintien ou non de la redevance sur la radiotélévision nationale. Venu exposer la situation incertaine du service public audiovisuel dans le pays, le chercheur Mattia Ferretti a indiqué que selon un récent sondage, 57% des Suisses se disent favorables à une abolition de la taxe, qui s’élève actuellement à 462CHF annuels (soit 390€, le plus haut montant en Europe). Dans tous les cas même si la redevance est maintenue, le gouvernement a d’ores et déjà prévu d’abaisser son montant à 365CHF par an, ce qui placera ainsi l’audiovisuel public suisse « sous la plus grande pression financière de son histoire », selon le chercheur.

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En Italie, c’est un débat sur l’utilisation des deniers publics par la RAI qui fait rage. Comme l’explique Mattia Perretti, « malgré ses efforts stratégiques pour s’ouvrir au numérique, la RAI doit faire face à la désaffection des jeunes ». Pour résister, le groupe mise sur un phénomène curieux : le lien affectif extrêmement fort qui existe entre les téléspectateurs italiens (y compris les plus jeunes) et leurs présentateurs vedettes, véritables icônes du patrimoine culturel national. Totalement dépendante de ces figures stars de l’antenne, la RAI leur verse des salaires mirobolants qui font d’eux les présentateurs les mieux payés d’Europe. Résultat : la colère monte dans certaines franges de la population, et de plus en plus de voix s’élèvent pour questionner la légitimité de tels montants.

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Crédit : Chloé Moukourika

Mais malgré ces contestations montantes, les services publics audiovisuels à travers l’Europe peuvent se targuer de rester des médias de référence en matière de qualité et de fiabilité des contenus. En décembre 2016, 80% des Allemands déclaraient ainsi que l’audiovisuel public était indispensable, et 72% considéraient que la télévision était crédible. Même tendance au Royaume-Uni où une étude de l’Ofcom indique que 78% des téléspectateurs britanniques se déclaraient satisfaits de l’offre audiovisuelle publique en 2016 (+2 points par rapport à 2006) et 75% affirmaient avoir confiance dans les programmes du service public, soit une hausse de 5% par rapport à 2015 !

Si le contexte est évidemment compliqué (mutation galopante du secteur, écrasement par les nouveaux géants que sont les GAFA, difficile adaptation aux usages du public) et remet en cause les modes de financement des services publics à travers l’Europe, on peut donc toutefois leur reconnaître une place particulière dans leurs paysages audiovisuels nationaux, où ils restent des vecteurs de confiance et les garants d'une certaine qualité de contenus pour les citoyens.

Un rôle de pionnier à réaffirmer ?

Partout en Europe, la spécificité des services publics audiovisuels s’affirme par une exigence de qualité des contenus et l'obligation de s’adresser à tous les publics. Mais il est une mission que l’on oublie parfois de mentionner, celle d’expérimenter, de tester, d’être pionnier dans la transformation de son secteur – tant en termes de contenus que d’organisation. Leur financement par la publicité étant limité, voire totalement interdit dans certains pays (en Espagne, par exemple), les télés publiques sont relativement exemptes de la lourde contrainte de « plaire à l’annonceur » et peuvent donc en profiter pour innover et oser explorer de nouveaux territoires.

C’est ce qu’a fait DR, la télé publique danoise, il y a quelques années en lançant le genre Nordic Noir, qui connaît désormais un grand succès. Ce polar nordique sombre, engagé socialement, qui confronte le mythe de l’Etat-providence scandinave à la pauvreté et à la criminalité qui existent encore dans leurs sociétés a émergé avec la série Borgen, devenue un immense succès à travers le continent.

Même chose avec la série norvégienne SKAM, innovante non pas sur le genre, mais sur le format, puisque cette série transmédia a été diffusée par la NRK à la fois en linéaire, via des web épisodes et sur les réseaux sociaux. Un mode de diffusion adapté aux nouveaux usages qui a porté ses fruits, puisque la majorité des visionnages ont eu lieu en ligne. Ce succès a poussé la NRK a adapter ses pratiques de programmation, autrefois différenciées par plateformes avec, toujours la TV au centre, pour parler aujourd’hui de « programmation 360° » qui met sur le même plan tous les écrans et tous les modes de visionnage.

Et comme l’innovation se passe aussi (et surtout ?) en coulisses, derrière les antennes, de plus en plus de télévisions publiques européennes se réorganisent pour s’adapter à cette nouvelle donne qui ne place plus le téléviseur au centre des usages. En Bavière, la télé publique régionale projette ainsi de fusionner ses trois directions, actuellement divisées par média (radio / TV / web), et toutes les rédactions travaillent déjà ensemble pour favoriser une synergie et l’émergence d’un « média global ». La RTBF va franchir le pas aussi en abolissant la division verticale entre radio, télévision et web pour se réorganiser autour de deux piliers : les contenus (création des programmes) et les médias (diffusion des programmes), mais aussi en demandant à ses cadres de re-postuler à leur job. La BBC réfléchit également à une restructuration autour des programmes plutôt que des supports.

Et en France ?

Le chantier est vaste et le contexte, particulièrement délicat en ces temps où chaque jour sort une nouvelle fuite sur l’avenir de l’audiovisuel public. Pas d’annonce particulière à Assas, mais des dirigeants de France Télévisions et Radio France en ordre de marche qui ont insisté sur la nécessité de poursuivre sur les voies d’un média global, engagée l’an dernier avec le lancement de l’offre Franceinfo.

Beaucoup d’insistance aussi sur la nécessité de former des alliances à travers l’Europe pour atteindre une masse critique et faire le poids face aux GAFA et autres BATX. Delphine Ernotte a ainsi souligné l’urgence pour les acteurs du continent d’unir leurs forces :

« Une grande fiction américaine – ce qui fait la valeur de Netflix ou d’OCS aujourd'hui, c’est 10 millions l’épisode. On n’a pas les moyens financiers : une série sur France Télévisions, c’est en moyenne 800.000€. Donc il faut se mettre à plusieurs et créer un effet de levier : […] si en Europe, et notamment entre services publics, on est capables de cofinancer ces séries, on aura les moyens de les diffuser sur les territoires européens. C’est indispensable. Et ce n’est pas trop tard, mais c’est maintenant qu’il faut le faire ! »

Côté privé, les groupes TF1, Newen et Webedia montrent l’exemple : alliances avec des MCN du monde entiers, coproductions à gros budget de séries comme Versailles… Les exemples d’alliances avec des acteurs étrangers n’ont pas manqué. Même chose du côté de l’UER qui a mis en avant MediaRoad, son projet de « Silicon Valley à l’européenne » pour favoriser la collaboration entre grands groupes et start-ups et nourrir l’innovation dans les médias européens.

Innovation dans les contenus et leur diffusion, réorganisation des structures, réforme des modes de financement : c’est un vaste programme qui attend les services publics audiovisuels à travers l’Europe. Et alors que la RTBF, la BBC ou encore la télé publique bavaroise engagent des refontes complètes de leur organisation, la France pourrait peut-être se poser à son tour la question : il est peut-être encore temps, au-delà des simples mesures cosmétiques, de nous transformer et d’abandonner la division par support pour se recentrer autour des contenus.

AY/ES