Des talents c'est bien, une équipe c'est mieux. Comment réenchanter la tech par une approche innovante des relations ?

Par Alec Corthay, fondateur du cabinet de conseils en innovation Zerra et doctorant à l’Ecole des Ponts. Billet invité

Au commencement de la Tech, il y a le code et les développeurs, qui sont aux entreprises innovantes ce que la rock star était aux années soixante, analyse Carl Azoury, le patron de Zenika, une entreprise de services du numérique (ESN) qui accompagne des entreprises dans leur transformation numérique. Car en mode réseau, l’innovation n’est plus qu’une affaire de technologie ; elle s’étend aux façons dont l’entreprise se conçoit, à ses business models. On repense les façons de collaborer, de nouvelles compétences sont nécessaires et la « guerre des talents » fait rage. Toutefois, il y a un hic.

L’Humain dans l'entreprise : « Talent » et « Relations »

La Tech a un problème dont elle ignore l’existence. Pour la plupart des gens dans les coulisses de la Tech, une startup est « humaine » si elle procure de la satisfaction. Mais cette perception omet le bon fonctionnement du collectif. Cet oubli témoigne d’un point aveugle.

Pour Martin Studer, ex-associé d’EY, la formule du succès repose d’abord sur la cohésion de l’équipe. En effet, il ne suffit pas de recruter les meilleurs, car une somme de talents ne fait pas une intelligence collective. Ainsi, pour bien des investisseurs, la cohésion de l’équipe compte au moins autant que les talents. Une startup peut être riche en talents, mais pauvre en relations.

C’est là que le bât blesse. Selon une étude publiée dans la revue de Harvard, seuls 5% des dirigeants estiment aujourd’hui posséder l’intelligence des relations, désignée en anglais par le terme « bonding ». D’autres tâtonnent en espérant découvrir le secret de l’intelligence collective.

« Lorsque je lance une startup, suggère Eric Le Royer, un serial entrepreneur dans la BioTech, je travaille d’abord sur sa culture. »

De la culture à la performance ?

Des chercheurs de Stanford et du MIT ont étudié 167 startups de la Silicon Valley entre 1994 et 2002. Leurs conclusions : toutes les startups n’ont pas la même culture, et toutes les cultures n’ont pas la même performance.

On distingue cinq cultures (voir tableau), dont la plus « performante » est celle de l’engagement mutuel. Cet ADN a en effet donné des startups plus résilientes, sorties indemnes de la première bulle de la Tech. Mais aussi plus rentables, et plus rapides à faire leur entrée en bourse.

Organizational Blueprints for Success in High-Tech Start-Ups: Lessons from the Stanford Project on Emerging Companies, James N. Baron and Michael T. Hannan

L’ADN de l’engagement mutuel se distingue par une intelligence des relations, parmi d’autres « soft skills ». Même s’il remporte la palme de l’innovation, cet ADN ne s’observe que dans 7% de ces startups, selon cette étude.

Ce chiffre rappelle que l’intelligence des relations est rare, même si les acteurs de la Tech reconnaissent que l’Humain est la première richesse d’une startup.

Comme le souligne Philippe Mauchard, qui a lancé 40 startups digitales chez McKinsey dans le cadre du programme McKinsey Solutions, la performance d’une startup dépend de sa bonne santé organisationnelle — le contraire est aussi vrai. C’est l’assise de son capital immatériel, qui représente au moins 50% de sa valeur.

L'économie de la réciprocité, une approche innovante du management

Comme l’explique Bruno Roche, Chief Economist de Mars et membre du Forum de Davos, trois formes de capital — financier ; humain, social et des relations ; naturel (environnement/planète)— contribuent à la création de valeur. Une entreprise obtient des performances supérieures en les rémunérant équitablement. L'économie de la réciprocité, à découvrir dans le livre Completing Capitalism, en apporte une preuve éclatante.

 

Cette théorie du management développée par Mars et l’université d’Oxford permet de créer des business models profitables et différenciant. C’est un playbook naturel pour la Tech car elle permet de créer de la valeur à grande échelle, et pour toutes les parties prenantes.

Pour illustrer cela, prenons l’exemple de Mars qui s’est demandé comment développer un circuit de distribution alternatif au Kenya, pour atteindre des zones à faible revenu. L’entreprise s’est appuyée sur le secteur associatif, pauvre sur un plan financier mais riche en relations, pour créer un réseau de micro-distributeurs indépendants, et inventer ainsi un business model qui en 3 ans avait déjà permis de créer 700 emplois pour un chiffre d’affaires de 5 millions de dollars.

Au passage, l'économie de la réciprocité résout un paradoxe.

« Sur le papier, les investisseurs sont les premiers à reconnaître l’importance de l’humain, observe Philippe Mauchard. Mais au quotidien, la vie est différente. Le monde de la Tech est parfois agressif. Les relations peuvent être froides dès qu’on s’écarte des plans. »

Même observation pour Benoît Bataillou : « J’ai vu de très bons ingénieurs devenir très mauvais car à force de dire oui, certains ont fini épuisés », analyse le patron de Pi Lighting, témoin de nombreux burn-out chez ses anciens employeurs.

L'économie de la réciprocité suscite l’engouement d’investisseurs comme le Français Bertrand Badré, CEO de Blue Orange. L’ex-DG de la Banque mondiale plaide ainsi pour une finance au service de l’Humain. De même, le groupe néerlandais Vanenburg, dont une filiale exerce des activités de business angel, partage cette philosophie d’investissement. « Notre but est de créer de la valeur en commun », affirme Jan Jaap Kanis, DirCom de Vanenburg, et cette valeur n’est pas que financière, elle est aussi humaine et sociétale. L’approche de Vanenburg diffère de la maximisation du profit (financier) pour les seuls actionnaires.

Photo de Annie Spratt via Unsplash

Comme le suggère l’économie de la réciprocité, il est possible de réenchanter la tech à partir de ses fondations, à partir d’une culture de l’engagement mutuel. Car « lorsque les fondations sont compromises, c’est compromis » rappelle Peter Thiel, fondateur de PayPal et administrateur de LinkedIn. Cela commence par l’équipe de gouvernance, souvent soumise à des dynamiques complexes entre dirigeant et investisseurs. Lorsque le « capital des relations » est apprécié à sa juste valeur, et qu’il est cultivé à tous les niveaux à l’intérieur et hors de l’entreprise, on crée un écosystème propice à l’innovation.

crédit image de Une : startupstockphotos.com