Par Damien Douani, explorateur digital et expert nouveaux médias. Billet invité
La venue d’un poids lourd de l’univers digital dans un événement aussi installé et statutaire que le MIPTV (qui a eu lieu du 8 au 10 avril) n’est jamais un hasard. C’est un signal peu faible que « quelque chose change », une main tendue aux producteurs mondiaux qui arpentent les allées du Palais des Festivals de Cannes, cartes de visite et catalogues de programmes en mains.
Ce type de session a deux vertus : dévoiler un discours précis et vendeur pour des fournisseurs de contenus, et prendre la température de l’intérêt auprès de ces mêmes professionnels pour une nouveauté qui débarque dans leur univers audiovisuel. Et en général, moins vous avez de monde, plus il est judicieux de passer du temps dans la salle : le monde de la télé est plutôt connu pour avoir une certaine défiance envers tout ce qui est à la fois en ligne et innovant. Le réveil est alors assez douloureux, et le sujet devient alors une obsession : c’est « l’effet Netflix », invisible à ce MIPTV et flottant dans absolument tous les esprits présents et autres conversations de couloirs.
Côté salle, on était sur un remplissage à 45% à 10h du matin. Il y a encore de la marge, j’étais donc au bon endroit.
10h du matin, c’est encore trop tôt pour certains
Côté discours de scène, c’est Twitch qui tenait la vedette en la personne de Michael Aragon, le « Senior Vice President Content ». En clair, le boss des contenus de la plateforme. Chemise hors pantalon et dégrafée juste comme il faut, baskets aux trois bandes et teint hâlé qui sent bon la Californie et la salle de sport, il tranche volontairement avec les autres invités qui l’ont succédé sur cette scène (à commencer par les patrons des chaînes françaises l’avant-veille). Toute l’iconographie start-upienne était bien respectée. En apparence.
Twitch, fausse start-up, vrai conquérant
Car Twitch, c’est avant tout Amazon. Et Michael Aragon, un vieux routard du business, ancien VP de Sony en charge de la distribution globale de contenus de vidéos et de musique, notamment pour PlayStation. Tout sauf de l’amateurisme : Twitch n’est pas un service qui se lance et qui cherche encore son modèle.
Petit retour en arrière pour ceux qui ne sont pas familiers de Twitch : lancé en 2011 comme une émanation de justin.tv, le service vidéo à la mode à l’époque, Twitch va tuer le père et prendre très vite son envol en misant sur un domaine encore très cryptique pour beaucoup, le jeu vidéo. À l’image, quelque chose de très ovniesque : des joueurs qui se filment en direct en train de jouer à leur shoot them up préféré, et les spectateurs qui commentent en direct. Ce pitch parait totalement stupide pour beaucoup, et pourtant ça marche. Amazon sent le filon bien avant l’explosion médiatique de l’e-sport et rachète le site très discrètement en 2014 pour 1 milliard de dollars.
Si l’on jette un coup d’œil aux dates, on constate que Michael Aragon est arrivé il y a maintenant deux ans à la tête de la division contenus de Twitch, soit trois ans après le rachat par Amazon. Rien n’est dû au hasard : après une période à stabiliser le service et son modèle, tout en profitant de la montée en puissance du live vidéo (merci Facebook live et Périscope) et des nouveaux usages liés, Amazon passe à l’offensive.
Live. Shared. Interactive
Mais pourquoi le géant de l’e-commerce a-t-il misé sur cette plateforme qui pourrait sembler être une niche ? La première chose sur laquelle Aragon insiste, c’est la culture de la plateforme. Cette culture, c’est celle du jeu - certes - mais aussi et surtout du divertissement, du « multiplayer entertainment ».
Ce que résument trois mots en guise de moto : « Live. Shared. Interactive. ». Ces trois mots sont fondateurs pour Twitch, car ils composent son ADN profond : du direct en vidéo, du partage communautaire, de l’interactivité via les commentaires.
Ces trois piliers, Amazon a décidé de les exploiter intelligemment en sortant peu à peu la plateforme de son créneau initial - le jeu - et en l’élargissant au divertissement en général. Et pour cela, ils exploitent sa richesse : sa communauté.
Le cœur de cette communauté, c’est le partage de gens qui jouent à des jeux vidéos. C’est la culture de Twitch, avec ses codes visuels très spécifiques (les Mèmes sont à l’honneur), ses héros, ses interjections, ses termes cabalistiques, son iconographie graphique et manga, et ses commentaires libres issus d’un lointain IRC. Une communauté soudée, forte, positive, encore épargnée par le troll car réunie pour et par une même passion, qui a trouvé en Twitch un lieu pour s’exprimer librement sans le jugement de tous ceux qui ne (les) comprennent pas.
Twitch Présente...
Tout l’enjeu pour Amazon est donc de capitaliser et développer, sans faire fuir des utilisateurs très chatouilleux sur l’intégrité de son repaire. Elargir la culture gaming à la celle divertissement « web pop culture » très Geek « mais pas que ». Pour cela, le géant de Seattle s’est consciencieusement tenu à distance de sa filiale (cherchez un logo Amazon sur le site web de Twitch, il n’existe pas). Et quand on pose la question à Michael Aragon de ses relations avec le propriétaire des lieux, c’est une réponse corporate-bullshit qui nous est servie : « On apprend beaucoup d’eux, ils sont formidables, nous avons beaucoup de chance... ».
En réalité, rien n’empêche Amazon de proposer une fenêtre Twitch dans un accord qu’ils passeraient avec une marque par exemple. D’ailleurs, Twitch travaille déjà avec de multiples acteurs audiovisuels (PBS, BBC, Jukin Media, NBCUniversal), presse (BuzzFeed, Washington Post - propriété de Jeff Bezos -...), et des fournisseurs de licences (NBA, The Pokémon Company, DC Comics, NFL, Red Bull). Toutes ces marques viennent nourrir en contenus la plateforme via des opérations spéciales.
Ces opérations spéciales dénommées « Twitch Presents » sont avant tout des marathons éphémères de contenus, des journées et soirées de binge où l’on va pouvoir mater et commenter les épisodes d’une série aimée de la communauté, comme les Power Rangers. Une sorte de séance de cinéma ouverte à tous, unique, où les twitchers pourront dialoguer et réagir en toute liberté, comme on le ferait avec des potes devant un écran de télé.
C’est l’épicentre de Twitch version Amazon : une communauté où les gens viennent pour se connecter aux autres. Quand les spectateurs viennent sur Twitch, ils veulent vivre une expérience. Ce n’est pas (avant tout) pour l’audience. Or, le live est une expérience unique, qui augmente le temps passé sur un contenu, le fameux « taux d’engagement ». Et Twitch se targue de savoir connecter les spectateurs et les éditeurs de contenus via le chat, qui est central dans cette mécanique.
Résultats du Power Rangers marathon, judicieusement lancé juste avant la sortie du dernier film au cinéma : 4,8 millions de spectateurs uniques, et plus de 100 millions d’interactions pour l’équivalent de 14 jours d’épisodes diffusés.
« Twitchify the content »
Mais ce n’est pas tout. Pour augmenter l’engagement, Twitch a décidé de sortir une nouvelle arme d’addiction massive : les Extensions. Les Extensions, ce sont de multiples petites mécaniques ludiques qui vont pouvoir être ajoutées par les éditeurs de contenus pour augmenter l’interactivité en direct.
Par exemple, voter pour les joueurs de NBA et les points marqués lors d’un match, ou bien attraper Pikatchu et gagner des points lors d’un Pokémon marathon. Ainsi, les contenus sont amplifiés par les millions de followers de ceux qui commentent.
Twitch se propose donc « d’amplifier l’expérience » au travers de ces modules in-vidéo, et de générer encore plus d’interactions. Il y a bien sûr une extension de e-commerce avec Amazon de disponible...
Voici ce que cela donne avec la NBA :
Et avec Pokémon :
On appelle cela « twitchfier le contenu » (twitchify the content) : trouver un contenu qui va intrinsèquement avoir un moteur conversationnel. Et y rajouter des Extensions pour prolonger l’attention. Résultat : deux fois plus de retours et 50% de plus de vues si les Extensions sont activées.
La communauté, la base de tout
Cette communauté, Twitch la soigne en lui rétribuant de l’argent par le biais d’un programme d’affiliation : un pourcentage sur les revenus publicitaires, et le versement d’abonnements payants provenant d’autres membres de la communauté qui ainsi « subventionnent » ceux qu’ils aiment pour qu’ils continuent à produire des contenus. À noter que les abonnés Amazon Prime ont un « token » qui permet gratuitement de verser une obole à un diffuseur. Les ponts se dessinent peu à peu entre les services...
Par le biais de cette mécanique, Twitch évite les effets désastreux de la course à la production de contenus « sans but » autre que le nombre de likes et de vues qui touche Instagram ou YouTube. Pour le moment, ça marche, et cela permet d’avoir une communauté globale relativement saine (notamment au regard de la dégradation des échanges sur Facebook et Twitter).
Et ça marche : 15 millions de visiteurs en moyenne par jour, 3 millions de diffuseurs uniques, et une moyenne de 1 million de connexions à n’importe quel moment de la journée.
Si le gaming est le cœur de ce qu’ils sont et font, Twitch cherche à étendre la communauté vers d’autres formes de divertissement. Pour le moment, le hors gaming représente 10% mais la plateforme cherche à augmenter ce chiffre. En revanche quand on demande à Michael Aragon jusqu’à combien, il ne répond pas. Car à nouveau, l’équilibre est précaire et la désaffection possible.
Pour le moment, Twitch met les bouchées doubles et a organisé récemment à Berlin sa première TwitchCon, LE lieu de rencontre de tous les twitchers autour du jeu en ligne. Et ainsi continuer à chérir tous ses membres dans une ambiance live turbulente et bon enfant. Tout l’inverse de YouTube.
Photo de Caspar Camille Rubin via Unsplash