Défendre le droit d’auteur à l’ère de l’IA générative

Comment défendre le droit d’auteur à l’ère de l’intelligence artificielle générative ? C’était tout l’objet d’une table ronde organisée par la Commission des affaires culturelles ce mercredi 19 mars, à laquelle ont été conviés plusieurs représentants des ayants droit de la culture (CSPLA, SNJ, SACD, Sacem, Scam). Un consensus s’est rapidement dégagé : la France, berceau du droit d’auteur, doit exiger une transparence totale au bénéfice des créateurs, face à l’opacité des grandes entreprises de l’IA.  À l’heure où les IA ingèrent des milliards de contenus sans rendre de comptes, Pascal Rogard, « défenseur incontesté de la culture » appelle à ce que « la France se batte pour que le droit d’auteur soit incontournable pour ces auteurs ».

Par Alexandra Klinnik du MediaLab de l’Information de France Télévisions

Des IA entraînées dans l’ombre

– Il existe aujourd’hui une absence totale de transparence sur les données utilisées pour entraîner les intelligences artificielles. « Les fournisseurs d’IA agissent comme de véritables boîtes noires, rendant presque impossible la connaissance des œuvres utilisées. Aujourd’hui, ce sont les créateurs qui doivent prouver que leurs œuvres ont été utilisées », alerte David El Sayegh, directeur général adjoint de la Sacem, décrivant les effets de l’exception Text and Data Mining (TDM) dans la directive européenne sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique, entrée en vigueur en 2019, juste avant l’arrivée de ChatGPT.

– Les IA ont le droit d’exploiter des œuvres à des fins d’entraînement, sauf si les ayants droit s’y opposent expressément (opt-out). Une inversion de la charge de la preuve que Céline Calvez, vice-présidente de la Commission des affaires culturelles et de l’éducation juge problématique : « Il ne revient pas aux fournisseurs de solliciter l’autorisation préalable, mais aux ayants droit de manifester leur opposition. »

– La Commission européenne travaille à la création d’un registre européen d’opt-out, qui centraliserait les refus d’utilisation des œuvres par les services d’IA. « Ce projet suscite des inquiétudes, notamment en raison du risque qu’une absence d’inscription vaille présomption d’autorisation », souligne Céline Calvez. Comment rendre l’opt-out effectif, sans qu’il ne devienne une lourde charge pour les auteurs ?

– Mais cette opposition est-elle réellement efficace ? Pour Eric Barbier, référent IA au sein du bureau  national du Syndicat national des journalistes (SNJ)  la réponse est claire : « L’opt-out est un prétendu garde-fou. En tant qu’auteur, si je ne m’oppose pas à la fouille de mes œuvres, j’y consens. Or faute de transparence des services d’IA, le déclenchement de ce processus immunitaire ne garantit aucunement le respect du droit d’auteur. »

« L’opt-out est un prétendu garde-fou. En tant qu’auteur, si je ne m’oppose pas à la fouille de mes œuvres, j’y consens. »

Eric Barbier

Un combat mondial

– Ces enjeux dépassent largement nos frontières, comme il a été rappelé lors de la table-ronde. Aux États-Unis, la mobilisation est vive : plus de 400 personnalités hollywoodiennes, dont Ben Stiller et Mark Ruffalo, ont exhorté Donald Trump à ne pas légaliser l’entraînement des IA sur des œuvres protégées sans autorisation. Une lettre a été adressée en réaction aux positions d’OpenAI et Google, qui militent pour un fair use élargi, c’est-à-dire à un accès illimité aux données d’entraînement.

– Pour ces géants, la guerre économique mondiale justifie tout : OpenAI espère que le plan d’action de Trump, attendu en juillet, leur ouvrira un accès illimité aux œuvres protégées afin de « battre la Chine » dans la course à l’IA.

« Les entreprises d’IA cherchent à saper cette force économique et culturelle en affaiblissant les protections du droit d’auteur pour les films, les séries télévisées, les œuvres d’art, les écrits, la musique et les voix utilisées pour entraîner les modèles d’IA au cœur des évaluations des entreprises de plusieurs milliards de dollars. »

Lettre ouverte adressée à la Maison Blanche

Ne pas tout réduire au droit

– Le droit est essentiel, mais il ne suffit pas à lui seul à comprendre les enjeux. Derrière ces débats juridiques se cachent des dynamiques économiques et politiques puissantes : « Ce qui nous empêche de négocier, c’est la gloutonnerie et le sentiment d’impunité de la majorité des sociétés d’IA”, rappelle Pascal Rogard.

– Pour Pascal Rogard, c’est notamment le cas de l’entreprise Mistral, fleuron national de l’IA soutenu à haut niveau : «  L’entreprise Mistral, qui bénéficie d’un soutien politique et financier très important de la France, a conduit la France à renier son engagement en Europe en faveur du droit d’auteur. La France a tenté de s’opposer au règlement européen qui voulait être mis en œuvre par Thierry Breton au nom du soutien à son entreprise ». Le directeur général de la SACD pointe aussi un lobbying intense mené à Bruxelles : « Ils ont même engagé un ancien secrétaire d’État au numérique pour faire du lobbying contre le droit d’auteur », faisant ainsi référence à Cédric O.

– Au-delà de la question de la rémunération, il y a une question de souveraineté qui se joue pour Alexandra Bensamoun, professeure de droit privé à l’université Paris-Saclay : « C’est notre modèle culturel qui est en jeu. Celui qui va réussir à imposer son modèle va imposer un modèle de société ».

« C’est notre modèle culturel qui est en jeu. Celui qui va réussir à imposer son modèle va imposer un modèle de société. » – Alexandra Bensamoun

Des demandes claires

– Hervé Rony, directeur général de la SCAM, insiste : « La rémunération des ayants droit ne pourra être envisagée que si la transparence sur l’entraînement des données est acquise. L’opacité actuelle est inadmissible. » Il appelle ainsi à un « engagement au plus haut niveau de l’État ». Il relève par ailleurs des signaux encourageants en provenance des États-Unis. Des décisions de justice récentes vont dans le bon sens « selon lesquelles le fair use n’est pas de nature à justifier l’entraînement de données sans autorisation. » Il fait notamment référence à la victoire de Thomson Reuters contre Ross Intelligence, une start-up spécialisée dans l’IA juridique : dans cette affaire, le juge a rejeté l’argument de l’usage loyal (“fair use”) avancé par l’entreprise, reconnaissant les droits du conglomérat de médias.

– Il ajoute : « Il est essentiel que la jurisprudence se construise progressivement. On voit d’ailleurs que des actions commencent à se multiplier. » À ce titre, le Syndicat des éditeurs et des auteurs français a récemment assigné Meta devant le tribunal judiciaire de Paris, l’accusant d’utiliser leurs œuvres sans autorisation pour entraîner ses modèles d’intelligence artificielle. « Un moment important », selon Jean-Philippe Mochon du CSPLA, qui salue au sein de l’Assemblée nationale « un socle de consensus en faveur de la protection, de la promotion du droit d’auteur et de la création ». 

– David El Sayegh propose la création d’une mission parlementaire dédiée pour faire la lumière sur les pratiques des IA : « Il est essentiel de faire la transparence sur le fonctionnement des IA génératives. »

– Pour Eric Barbier, les éditeurs réclament un retour à l’opt-in : « Il faut appliquer strictement et indissociablement l’opt-in et la transparence de l’utilisation des données sources.  Opt-in : si je ne dis pas oui, c’est non. Opt-out : si je ne dis pas non, c’est oui. Pourquoi adopter un dispositif moins protecteur ? » 

– Le délégué syndical et journaliste à « l’Est républicain » défend aussi une demande de plus grande transparence au niveau des contrats commerciaux. On ne connaît pas aujourd’hui les montants négociés, par exemple entre le Monde et l’entreprise OpenIA. Par ailleurs, les médias sources doivent être informés de l’utilisation de leurs contenus pour les IA, afin de vérifier la fidélité de l’information et d’exiger une contrepartie financière.

Cette table ronde a mis en lumière un défi majeur : l’urgence de protéger les créateurs dans un monde où l’innovation avance plus vite que le droit. Entre la pression exercée par les grandes entreprises du numérique, des choix politiques complexes et une régulation encore balbutiante, la France tente de trouver sa voie. Dans la foulée du sommet sur l’intelligence artificielle, Rachida Dati a annoncé l’ouverture d’une concertation sur le droit d’auteur et l’IA, placée sous son égide — une initiative jugée “excellente” par Pascal Rogard. Ce dernier conclut : « Le règlement européen tourne à l’avantage des entreprises technologiques. Il y a une pression incroyable des entreprises américaines. J’espère que le gouvernement français parviendra à réunir tous les acteurs autour de la table pour aboutir à des accords. Car mieux vaut un accord qu’un procès. »

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