Instagram masque les likes : quel impact pour les utilisateurs, les influenceurs et les médias ?

Par Barbara Chazelle, France Télévisions, Prospective et MediaLab. Entretien avec Mathieu Flaig, Directeur général et consultant en accélération digitale chez SYSK.

En avril dernier, Instagram avait annoncé sa volonté de cacher le nombre de likes sous les publications de ses utilisateurs.

"Nous voulons que vos followers se concentrent sur ce que vous partagez, pas sur le nombre de likes de vos publications" explique alors Instagram.

Après un premier test au Canada, la plateforme a étendu son expérimentation le mois dernier à 6 nouveaux pays : l'Australie, le Brésil, l'Irlande, l'Italie, le Japon et la Nouvelle-Zélande.

Que faut-il comprendre de cette stratégie ? Nous nous sommes entretenus avec Mathieu Flaig, Directeur général et consultant en accélération digitale chez SYSK.

En masquant les likes, Instagram souhaite que sa plateforme soit plus authentique. Mais est-ce que cette mesure va réellement supprimer la pression sociale générée par la publication de contenus ?

Il faut tout d’abord comprendre ce qu’impliquent les likes : d’un côté, un like permet de se valoriser et de se sentir aimé. Cela génère des shots de dopamine, et crée donc une dépendance qui peut être nuisible. Un bruit courait d’ailleurs à un moment qu’Instagram retenait les likes et les diffusait sur la durée, pour renforcer ce sentiment de bien-être (information démentie par le réseau, mais qui a créé le doute.

Mais au-delà du fait de savoir combien de personnes nous ont aimés, on s’est aussi habitués à ce que les autres voient combien on est aimé. En le cachant, on retire donc aux utilisateurs ce marqueur social. Celui-ci est bien sûr loin de n’être que positif, puisqu’il peut engendrer une course obsessionnelle à l’engagement.

Retirer les likes, c’est aller plus loin dans le principe instauré dans les Stories : on voit du contenu, et seul l’émetteur sait le nombre de vues et les éventuelles réactions. Ce format initialement pensé par Snapchat représente quelque chose "qui soulage" et "ne met pas la pression". Enfin, en théorie, car dans les faits, pour être visible, il faut publier souvent et on revient sur une autre mécanique de pression.

Le seul grand indicateur visible restera ainsi le nombre d’abonnés, qui est loin d’être un indicateur pertinent, le meilleur restant son association avec l’engagement.

À noter que dans les pays où l’expérimentation est déjà en cours, on observe un phénomène inquiétant notamment du côté des adolescents : pour retrouver un maximum d’indicateurs, ils sont nombreux à passer en comptes professionnels pour avoir accès aux statistiques. Sauf que cela implique pour eux d’abandonner au passage une partie de leurs informations privées.

Quel impact sur la relation influenceurs / annonceurs ?

On risque de voir revenir une course au nombre d’abonnés, qui sera le seul indicateur visible à première vue (avec les commentaires) de l’influence (et qui peut au passage être trafiqué avec de l’achat d’audience et de commentaires au kilo).

La disparition des likes me rappelle aussi la grande époque des blogs. Il était assez difficile de connaître l’audience d’un blog, et la seule vraie façon d’avoir une réponse était de demander au blogueur ses statistiques, et ce dernier avait tout loisir de les gonfler (ce qui pourra tenter les influenceurs Instagram).

Les annonceurs et les agences pourront donc de manière artisanale se baser sur les indicateurs visibles (nombre d’abonnés qui n’est pas un indicateur fiable) mais devront se baser aussi sur le déclaratif des influenceurs.

Une autre solution (la meilleure) sera de forcer les influenceurs à passer par des plateformes dédiées, avec Instagram Connect, où ils donneront par ce biais accès à leurs statistiques. Les grandes entreprises pourront se le payer, mais ce sera sûrement plus difficile pour les petites agences ou les petites structures.

Du côté des personnes qui likent, je serais curieux de voir l’impact sur leur capacité à liker une publication. Un petit nombre de likes d’une personne qu’on aime bien peut inciter à liker pour l’encourager. Un grand nombre peut donner l’impression qu’il y a déjà assez de likes…

Mais que provoque l’absence totale de Likes ? Peut-être cela va-t-il simplifier la relation au like, et favoriser une relation plus saine et plus naturelle à au like. Peut-être cela va créer un désengagement de la part de la communauté, et l’impression qu’Instagram aura cassé le jouet. Au profit de qui ? De TikTok par exemple, qui se développe très rapidement et nourrit largement le besoin de reconnaissance des plus jeunes d’entre nous.

1,3 million de likes pour cette vidéo TikTok (capture d'écran)

Et pour les médias ?

Concernant les médias, il deviendra très difficile de se comparer avec la concurrence. Là aussi, le seul indicateur restera le nombre d’abonnés et de commentaires.

Les statistiques de likes seront réservés aux annonceurs, et l'on ne pourra plus observer facilement d’éventuelles manipulations (achat d’engagement non qualifié par exemple pour booster son attractivité). La notion de "buzz" aussi sera amoindrie, les utilisateurs n’ayant aucune idée de la viralité potentielle d’une photo.

La disparition des likes sous les photos avantage-t-elle la vidéo ?

Pour ceux qui font de la vidéo, le compteur de vues sera a priori toujours là, mais c’est un engagement différent. Je peux voir passer la vidéo dans mon Feed et ne pas être engagé. C’est un indicateur de volume, mais pas d’amour du contenu.

On peut faire le parallèle avec YouTube : on voit des vidéos de marques avec 1 million de vues et quelques dizaines de likes, notamment parce que les vues se sont faites via de l’achat média et pas en naturel.

Cela préfigure-t-il une tendance de fond ?

Cela peut donner des idées à d’autres réseaux, comme Twitter, dont le CEO Jack Dorsey déclarait en avril 2019"Si je devais tout recommencer, je ne mettrais pas autant en avant le nombre d’abonnés. Je ne mettrais pas non plus en avant le nombre de likes".

D’autres réseaux comme Snapchat ont intégré dès le début cette absence de reconnaissance visible, ou comme Reddit où le fonctionnement même du site empêche l'avènement d’influenceurs ou la logique d’ego. Mais tant qu’il existera des plateformes où il existe des likes, le problème de fond subsistera.