L’éthique dans les écoles d’informatique : préparer au mieux les ingénieurs aux problématiques de demain

Par Laure Delmoly, France Télévisions, MediaLab

Cyberattaques, utilisation abusive des données personnelles, commercialisation de robot cuiseur comportant une caméra : les problématiques éthiques liées aux nouvelles technologies font partie de l’actualité quotidienne. Les nouvelles technologies sont un véritable vecteur de progrès, mais créent également de nouvelles menaces pas toujours correctement anticipées. Comment la France forme-t-elle ses futurs ingénieurs à ces problématiques ? Comment conjuguer innovation et éthique ? Nous nous sommes entretenus avec les responsables pédagogiques des écoles 42, EPITA et Epitech.

Etat des lieux législatif

Au Québec, il existe un Ordre des ingénieurs depuis 1920 incluant les ingénieurs informatique. Un ingénieur qui déroge au code de déontologie peut être radié, limité dans son droit d'exercice ou encore se faire imposer de suivre des stages ou des cours. 

En France, l’ordre des ingénieurs n’existe pas. Il existe une Commission des titres d’ingénieur (CTI) qui encadre les pratiques des ingénieurs français.

La CTI stipule que les ingénieurs doivent « prendre en compte dans leur activité les enjeux sociétaux qu’ils concernent les questions d'énergie, de gestion des ressources, de biologie, d'environnement, de communication, de transformation numérique, de mobilité, de risque, de santé, de gestion des données, de diffusion de la connaissance, d’innovation, et d’entrepreneuriat ». 

Dans les écoles d’ingénieur françaises, la sensibilisation à l’éthique est encouragée par cette Commission des titres d’ingénieur qui vérifie l’existence de cours d’éthique dans les cursus. Les limites de cet outil législatif ? Il n’est pas applicable aux nouvelles méthodes pédagogiques des grandes écoles d’informatique qui fonctionnent en peer learning : un apprentissage en mode projet basé sur l’intelligence collective sans cours ni professeur !

Un état d’esprit agile

Les écoles d’informatique forment des ingénieurs pour les cinquante ans à venir. Comment les préparer à faire face à des problématiques éthiques posées par des technologies qui n'existent pas encore ?

Selon les responsables pédagogiques interrogés, les méthodes agiles répondent en partie à ce besoin. Elles forment les ingénieurs à trouver rapidement plusieurs solutions afin de choisir la meilleure et de la tester. Si une solution adoptée trouve ses limites dans la pratique, il est alors possible à tout moment de revenir dessus, de la modifier ou d’en choisir une autre. Ainsi, les ingénieurs évitent tout choix définitif pouvant être lourd de conséquences (d’un point de vue humain ou économique).

Face à de nouvelles problématiques, ces professionnels du numérique seraient donc formés à envisager plusieurs solutions possibles et à requestionner leur choix si nécessaire. 

Be Agile ! Conférence sur l’agilité à l’Ecole 42 par André De Sousa, Coach Agile (Juin 2016)

« Nous avons déjà remarqué un phénomène d'osmose de cette capacité d'adaptation, de la technique pure vers les soft skills. C'est finalement un état d'esprit agile qui s'installe et s'applique à de très nombreux aspects de la vie » explique Olivier Crouzet, directeur pédagogique de l’école 42. 

Des meetups et conférences 

Durant l’année, les écoles d’informatique font intervenir régulièrement des personnalités pour sensibiliser les étudiants à l’impact des nouvelles technologies sur la société : Greentech, Foodtech, Fintech, Santé, Transport et Energie.

La « Piscine Moonshot » d’Epitech est un cycle de conférences qui existe depuis 2015.

« La Moonshot a pour but de regarder plus loin et plus haut en compagnie d’invités et conférenciers de haute qualité, pour pousser les étudiants à trouver des réponses digitales aux questionnements sous-jacents de notre société » explique Axelle Ziegler, responsable contenu pédagogique d’Epitech. 

Parmi les thèmes abordés : « Plus collaborative, transparente et personnalisée : la Fintech va-t-elle enfin nous faire aimer la banque ? » (sur l’IA et les SmartContracts) « Demain, tous producteurs et revendeurs d’énergie ? (sur la Blockchain et le photovoltaïque) « Se dirige-t-on vers une médecine sans médecin ? » (sur le biohacking et la dématérialisation) « Conduire ou être conduit ? » (sur l’autonomie et la Smartcity) 

L’occasion également de faire intervenir au Moonshot des professionnels de l’IA : Laurence Devillers et Clara Jean sur les biais algorithmiques, des entrepreneurs : Paul Benoit de Qarnot Computing, un système permettant de récupérer la chaleur des serveurs informatiques pour chauffer les immeubles et Arthur Alba de Streetco, une application participative permettant aux personnes à mobilité réduite de prendre connaissance des obstacles se dressant sur leur chemin.

Les futurs ingénieurs prennent ainsi conscience de l’ouverture d’esprit nécessaire pour évoluer avec sagesse et provocation dans le monde de l’innovation numérique. 

« Les associations d’étudiants de l’école 42, 42AI et 42entrepreneurs organisent régulièrement des conférences et des meetups, pour aborder des aspects techniques très en pointe, des retours d'expérience et des situations professionnelles sujettes à des questions d'éthique », ajoute Olivier Crouzet, directeur pédagogique de l’école 42. 

Des hackathons

De nombreux projets sont proposés aux étudiants par des entreprises lors de hackathons. L’école 42 est ainsi connue pour ses hackathons d’envergure internationale. Les entreprises au travers de leur accompagnement, sensibilisent les étudiants sur l'éthique des solutions qu'elles cherchent à développer. 

« Les questions éthiques ressortent souvent lors des hackathons. Par exemple, un hackathon santé fait intervenir des patients, des acteurs privés et des médecins » explique Olivier Crouzet, de l’école 42. 

Les hackathons constituent une formidable opportunité pour se confronter en équipe à un problème complexe. Lors de ces défis collaboratifs chronométrés, les futurs ingénieurs sont confrontés à une multitude d’information et leur rôle est justement de faire des choix justes, en évaluant, ce qui est pertinent ou hors sujet.

« Lors des hackathons, les étudiants prennent conscience des différences de perception de chacun sur un même projet », ajoute Axelle Ziegler, responsable d’Epitech.

Une mise en application éthique

Le Big Data, les algorithmes de traitement, l’intelligence artificielle, la réalité augmentée et virtuelle et la robotisation demandent une réelle attention. Ces technologies peuvent être des vecteurs incroyables de progrès si elles sont mise en application correctement.

« Il n’y a pas d’informatique éthique. Il y a des utilisations éthique de l’informatique. La reconnaissance faciale, par exemple peut être utilisée pour identifier certains enfants isolés dans les camps de réfugiés et les remettre avec leur famille. Mais cette même technologie peut aussi être utilisée pour traquer une certaine population sur un territoire » souligne Axelle Ziegler d’Epitech.

Au-delà de la conception, c’est bien la mise en application qui importe.

« Il ne faut pas brider la créativité dans la recherche informatique, mais distiller de l’éthique au quotidien dans les pratiques », rappelle Joel Courtois, directeur d’EPITA.

Les ingénieurs doivent adopter une attitude à la hauteur de leur responsabilité grandissante dans un monde de plus en plus digitalisé. Les formations en informatique dépassent clairement le simple cadre technologique et scientifique pour intégrer les valeurs d’une responsabilité environnementale, sociétale, entrepreneuriale, éthique et humaine. Pour se faire : agilité, conférences, meetups et hackathons. Le chemin vers la reconnaissance d’un professionnalisme « ingéniérial » qui serait le pendant du professionnalisme médical en terme d’éthique est encore long, mais l’état d’esprit alliant rigueur intellectuelle, ouverture d’esprit et pragmatisme est le bon.

 

Crédit image de Une : Danial RiCaRoS via Unsplash