[Documentaire] "Tous surveillés” : le maintien de notre sécurité peut-il se faire au détriment de la liberté ? 

Par Mathilde Floch, MediaLab de France Télévisions,

La peur du terrorisme et désormais du coronavirus alimentent le basculement de nos sociétés dans l'ultra surveillance.

Si tout débute souvent avec de simples expérimentations, le documentaire "Tous surveillés"  - une coproduction ARTE France et CAPA Presse - alerte sur les dangers de la course aux technologies de surveillance provoquée par la psychose sécuritaire. 

Sylvain Louvet et Ludovic Gaillard enquêtent sur l’édification d’un « totalitarisme numérique » mondial, et la façon dont la Chine, les Etats-Unis et la France s’équipent massivement de technologies de surveillance des populations. 

Un documentaire d'actualité à l'heure où nombreux sont ceux qui craignent que les dispositifs de tracing mise en place pendant la crise perdurent dans le temps.

Les expérimentations locales, premières étapes d’un le basculement vers une société de surveillance.

A l’origine de ce projet : la prise de conscience par Sylvain Louvet des expérimentations de télésurveillance chinoises dans le Xinjiang et l’importance des camps de détention des Ouïghours, puis le constat que ce développement fulgurant des technologies de surveillance est un mouvement de fond, qui s’accélère et ne connaît pas de frontières. 

Lorsqu’une expérimentation technologique a prouvé son efficacité, il est presque certain qu’elle perdurera dans le temps, avec le risque qu'elle soit utilisée à d'autres fins, moins « nobles ».

Le documentaire met en lumière cette montée en puissance des dispositifs, un simple test technologique pouvant déboucher sur des politiques nationales liberticides : le téléspectateur commence par suivre l’histoire de Nice en matière d’essais de vidéosurveillance, pour réaliser l’étendue de la répression permise par le numérique en Chine. 

L’argument sécuritaire comme point de départ d’une généralisation de ces technologies

Un événement exceptionnel permet souvent aux Etats de justifier la généralisation de technologies extrêmement intrusives en invoquant l’argument sécuritaire. Aux Etats-Unis le Patriot Act post-attentats du 11 septembre a entre autres permis à la National Security Agency (NSA) de placer tout citoyen sur écoute, sans mandat préalable.

Sylvain Louvet illustre son propos avec la menace terroriste (le nombre d'acte terroristes étant passé de 2000 à 14 000 par an en 15 ans), mais la diffusion de "Tous surveillés" en pleine pandémie de Covid-19  a révélé la justesse de son analyse, donnant à l'investigation un aspect prophétique.

Pour endiguer l'épidémie, la Chine, la Corée, et Taïwan ont en effet rapidement utilisé des systèmes de géolocalisation à grande échelle et de reconnaissance faciale. 2% des français ont quant à eux téléchargé Stop Covid. "Dans un pays de 66 millions d'habitants ce n'est pas rien" affirme Sylvain Louvet.

Le réalisateur insiste surtout sur l'existence d'un "miroir déformant" lorsque l'on chiffre l'utilisation de ces applications de tracing :  les "étapes franchies" dans l'acceptation de ces nouvelles technologies importent en réalité davantage que le nombre de personnes qui se soumettent réellement au dispositif. Ce qui frappe dans la France post-Covid-19 c'est le fait que l'on ait accepté d'être géolocalisé pour éviter d'être contaminé. Un tel accord n’aurait certainement pas été obtenu quelque mois avant la pandémie. Sylvain Louvet considère ainsi que la crise sanitaire a permis l'instauration de dispositifs technologiques de surveillance qui n'auraient normalement pas vu le jour avant 2 ou 3 ans.

La preuve chiffrée* de l’avènement des sociétés d’ultra surveillance

Le marché mondial de la vidéosurveillance intelligente est estimé à près de 40 milliards de dollars, et plus de 500 millions de caméras de vidéosurveillance sont installées dans le monde.

La vidéosurveillance fait d’ailleurs partie du plan d’investissement de 1000 milliards de dollars lancé par la Chine (Xi Jinping). On estime qu'iI y aura 1 caméra pour 2 habitants en Chine d’ici fin 2020.

Pourtant, l’efficacité des dispositifs de surveillance est souvent remise en question. Si le système de reconnaissance faciale d’Anyvision (start-up israélienne) semble être fiable à plus de 99%, les lobbies sont puissants dans ce domaine : près de 40% des 1,4 milliards d’euros de fonds européens destinés à la recherche en matière de sécurité sont alloués à des entreprises privées.

Le maire de Nice Christian Estrosi s'est associé à Thales, un géant de l'armement, pour faire de Nice une safe city via le développement de systèmes de détection des émotions dans les transports ou d’applications de « vigilance citoyenne. Mais les 2000 caméras déjà présentes à Nice en 2016 n’ont pas pu empêcher l’attentat du 14 juillet.

L’enjeu du format documentaire : un esthétisme pédagogique réussi

La conception de sujets dédiés aux technologies est parfois complexe, les thèmes étant techniques et peu parlants visuellement.

Pour ce documentaire, Sylvain Louvet affirme avoir joué avec les codes des films de science-fiction, jusque dans la musique (composée par Mathieu Parnot) qui rappelle celle des films de SF des années 80.

Le réalisateur s’est appliqué à varier les modes de narration durant le film et mêle l’animation en 3D à des effets de slow-motion en infrarouge de jour, à des séquences plus de terrain : le reportage en Chine. Ce changement de rythme progressif permet d’éviter l’écueil du documentaire “catalogue d’exemples”.

 

 

L’usage d’application de contact tracing se fait aujourd’hui sur le principe du volontariat. Nos données sont anonymisées, mais nul ne sait si le dispositif perdurera dans le temps.

Si la menace d’une reprise de la pandémie est bien réelle, il faut cependant distinguer la notion de sécurité de celle de sûreté : un sentiment de sécurité n’est pas automatiquement lié à la certitude qu’il n’y a pas de danger.

Comme le souligne Gideon Lichfield, éditeur en chef de la MIT Technology Review dans The Innovation Issue, ceux qui ont le pouvoir, ont davantage voix au chapitre lorsqu’il s’agit de décider quelles technologies développer et à qui elles bénéficient. Un accompagnement éthique de ces prises de décision est donc nécessaire, tout comme l'instauration d'une transparence entre les différents acteurs qui élaborent ces nouvelles technologies : Sylvain Louvet souligne le fait que nombre d'ingénieurs travaillent dans l'ignorance totale de l'usage final qui sera fait de leurs produits.

 

NB. Tous les chiffres sont issus de l'enquête réalisée par Sylvain Louvet pour son documentaire.

NB 2. Le documentaire  “Tous surveillés” réalisé par Sylvain Louvet et Ludovic Gaillard  a été diffusé en avril 2020 et  est disponible sur ARTE VOD.

 

Credit photo : Parker Coffman - Unsplash