Sport et e-Sport : quelle complémentarité en période covid ?

Par Mathilde Floch, MediaLab de France Télévisions

La pandémie a poussé les sports traditionnels à se virtualiser. En décembre 2019 lors du 8ème Sommet olympique, les membres du Comité international olympique (CIO) encourageaient les fédérations sportives internationales "à examiner comment gouverner les formes électroniques et virtuelles de leurs sports et à étudier les possibilités offertes avec les éditeurs de jeux.

Le phénomène d'e-sport - terme anglais désignant  les compétitions de jeux vidéo en réseau local (LAN party) ou via Internet, sur consoles ou ordinateurs - s'est encore accru . De nombreuses compétitions sportives ont eu lieu en ligne durant le confinement.

Avec la reprise des compétitions sportives en présentiel se pose la question du lien entre sport et e-sport. Quel bilan peut on tirer quelque mois après le déconfinement ?

Compétitions à l’arrêt. Le journalisme sportif déboussolé ? 

En France,  la rédac chef de L’Équipe Magazine Géraldine Catalano a justifié l’arrêt de la diffusion du journal du fait de l’absence d’actualité sportivedurant le confinement.  Pour Karim Souanef - maître de conférence en sociologie, université de Lille - c'est une belle preuve de soumission des journalistes au calendrier sportif. 

L’auteur de Le Journalisme sportif. Sociologie d’une spécialité dominée (Presses universitaires de Rennes, 2019), tente de comprendre depuis 1998 ce qui différencie les journalistes spécialisés sport des autres. Il soulignait récemment dans un entretien avec Olivier Villepreux pour le Monde que la dépendance des journalistes sport envers leur secteur est à interroger : “Je vois des piles de bouquins dans les rédacs que les journalistes n’ont pas le temps de lire. Il y aurait beaucoup d'articles intéressants à écrire mais la raison est commerciale : ce qui fait vendre c’est l’actu sport et non des long papiers que les gens ne liraient pas.”

Karim Souanef ne pense pas que l’après-Covid puisse faire évoluer le journalisme sportif.

Le milieu est trop éclaté, il n’y a pas de mobilisation possible. Il n’y a pas de syndicalisme sportif, les dirigeants ne sont pas mobilisés vis-à-vis du gouvernement. Dans le journalisme, l’Union des journalistes de sport en France (UJSF), ne représente qu’elle-même et elle devrait rapidement perdre la gestion des tribunes de presse des stades, tant la communication a intérêt à récupérer ces places. Il faudrait une grosse crise économique pour changer de paradigme. Hélas ! Pour tous les petits salariés du sport, cela va faire des dégâts.” 

Les rédactions sont des lieux de rapports de force entre différentes visions du sport. Karim Souanef souligne l’existence de clivages entre les différents médias :  les médias spécialisés reposent sur un capital économique (Le Parisien, L’Équipe) tandis que les autres s’intéressent davantage à la symbolique du sport (Libération ou Le Monde). 

Une digitalisation du sport nécessaire pour surmonter la crise

L'annulation des rencontres sportives du fait du Covid-19 a bouleversé la programmation des chaînes thématiques sportives. Remaniées, les grilles de programmations ont proposé aux abonnés de revoir des sélections des « grands matchs » de la saison en cours, ou de coupes et compétitions.

La NBA a été la première à migrer sur en ligne. En avril dernier la ligue a organisé un tournoi sur le jeu de basket NBA 2K 20. Diffusé sur ESPN, il a été suivi par des milliers de téléspectateurs. 

Le championnat espagnol de football a été remplacé par un tournoi sur le jeu FIFA 2020 - diffusé sur la chaîne Twitch du commentateur d'eSports espagnol Ibai Llanos. Le championnat d'Angleterre Premier League s’est également tourné vers l'eSport. 

Dans le sport automobile, les compétitions virtuelles ont remplacé les vraies courses. La qualité de certaines simulations a permis aux pilotes de se rapprocher des sensations éprouvées dans la réalité. Les sept premiers grands prix de la saison de Formule 1 ont été annulés, mais une compétition virtuelle  a eu lieu.

Plus récemment, Amaury Sport Organisation et la plateforme Zwift se sont associé pour organiser le premier Tour de France virtuel.

 

 L’ eSport : la persistance du lien entre les sportifs et leur public ?

Les sports virtuels ont accentué l'explosion de l' eSport : compétitions de basket-ball, football, courses de chevaux, tennis. 

Des jeux populaires comme Madden NFL, NBA 2K20, FIFA et NHL 20 ont servi à organiser des événements sportifs en ligne. Les ligues sportives ont compris le potentiel de ces événements.

« Le but, c’est de réussir à tirer des choses positives de cette situation que nous traversons tous, en vulgarisant notre discipline, pour montrer qu’on a des valeurs communes, qu’on peut avoir des sensations dans l’e-sport, qu’on peut même supporter une équipe comme on pourrait supporter un club de foot, explique Fabien Devide, patron de Vitality, la principale équipe eSport en France

 La NBA et la NHL recrutent ainsi des joueurs pour former des versions virtuelles de leurs équipes réelles et les faire s’affronter en ligne.

 “La pandémie de Covid-19 a entraîné l'annulation ou le report de nombreuses formes de sports sur lesquels s'appuient les paris, mais elle représente également une grande opportunité pour les eSports de se mettre à la portée de ce public" commente Martin Bradley directeur de la recherche en technologie et en divertissement chez 2CV.

 

Les joueurs et fans de sports ont en effet cherché des façons alternatives pour parier durant la crise du Covid-19. D'après une recherche de 2CV et ProdegeMR, les revenus des paris eSportifs devraient atteindre 14 milliards $ en 2020, contre 7 millards en 2019.  En effet,  la recherche, menée sur plus de 1 000 Britanniques, a révélé que 36% des joueurs ont parié sur l'eSport au cours des trois derniers mois, dont 30% en mars 2020.

 

Mais les compétitions en ligne ne compensent pas totalement l’absence de sport. Bertrand Amar, fondateur de la chaîne spécialisée ES1 explique qu’on ne peut jouer en ligne que dans une même région, pour des raisons de serveurs :  «On ne peut pas faire jouer une équipe européenne contre une équipe des Etats-Unis parce qu’ils n’y a pas une qualité de connexion suffisante pour de l’e-Sport”. 

Nicolas Besombes, sociologue de l’e-Sport pense que les fans de sport ne se convertiront pas instantanément en  fans de compétitions de jeux vidéo. . « C’est quand-même un monde très différent (...) Cela peut permettre à certains de mettre un premier pied dans la compétition vidéo ludique et l’eSport. Est-ce que ça en fera une audience fidèle ? Je n’en suis pas certain”

Quel avenir pour l’eSport ? 

En 2019, l'industrie de l'eSport a dépassé le milliard de dollars en terme de revenus (une augmentation de 26,7 % par rapport à 2018). Selon Martin Bradley, le nombre de spectateurs d’eSports devrait passer d’ici 2022 à 644 millions dans le monde, contre 454 millions en 2019. Ces chiffres encouragent les grandes entreprises à sponsoriser ces événements. Newzoo, une entreprise spécialisée dans l'analyse du marché du jeu vidéo a ainsi récemment dévoilé que l'eSport rapporterait plus de 11 milliards d'euros en 2020, et ce notamment grâce au sponsoring. 

L’eSport a tout de même perdu 8 millions d'euros de chiffre d'affaires en moyenne depuis  le début de la pandémie, selon une étude de France Esport. L’industrie peine aussi à se débarrasser de sa mauvaise réputation : celle liée au risque de triche prédominant dans ce secteur. Récemment le studio de jeux Riot Games a été victime de nombreuses tricheries de la part de ses utilisateurs sur son dernier FPS, Valorant.  Face au fait accompli, Valorant a fait appel à un système antitriche : Vanguard, et  promis 100 000 $ de récompense à celui qui trouverait une faille de sécurité dans son jeu. L'eSport a besoin d'encadrement pour obtenir la confiance des autorités, des opérateurs, et des parieurs. L’étude de 2CV et ProdegeMR a en effet montré que 62 % des personnes interrogées considéraient avoir besoin de plus d'informations sur le secteur avant de parier sur l'eSport. 

Il est difficile de déterminer si l'eSport continuera à plaire autant lorsque les compétitions sportives auront repris. Mais au delà de la question de l’essor de la pratique de l’eSport se pose la question de l'encadrement tant par les organisateurs d'événements (secteur privé) que par les instances nationales.

L'instance sportive mondiale affirme que les jeux simulant les disciplines sportives réelles ont "un grand potentiel en termes de coopération et d'intégration dans le mouvement sportif", tout en marquant une limite entre le "vrai" sport et l'eSport.

Le président du CIO a affirmé en 2019 que certains jeux - comme Call of Duty ou CS : GO, deux jeux de combat à la première personne (FPS) parmi les plus populaires chez les spectateurs du eSport - ne correspondaient pas aux valeurs du sport, et n'avaient donc de ce fait, pas leurs places aux JO.

 

Credit photo : Florian Olivo - Unsplash