La télé en mode télé-visio ou en télé-travail : le coronavirus impose de s’adapter et d’innover

Billet invité de Damien Douani, Eclaireur et Raconteur du Numérique, expert innovations et nouveaux médias, et Nicolas Celic, Directeur de l'Innovation chez YRSA Communications

Confinement oblige, les télévisions du monde entier se sont adaptées aux moyens de tournage réduits en plateau en lieu clos. Créativité et innovation naissant alors de la frugalité, avec un certain "laisser-aller" dans la (re)présentation, mais aussi plus d'authenticité et moins d’artifices. Tour rapide de quelques formats nés en confinement et analyse de ce qui reste de ce nouvel état d'esprit en cette rentrée audiovisuelle 2020. 

10 mars 2017 : un expert politique interviewé par la BBC se filme chez lui en webcam. Échappant à la vigilance de leur nounou, son bureau est envahi par ses enfants en plein direct. Gêne à l’antenne, buzz sur les réseaux sociaux.

Tout le monde trouve cela cocasse.

Avril 2020 : en plein confinement, Cyril Hanouna décide d’arrêter son émission phare Touche Pas à Mon Poste et de migrer avec une caméra… dans son salon. 

Tout le monde trouve cela normal.

Ceci paraît anodin, mais ce qui paraissait être une hérésie de YouTubeur sans moyen pour tout producteur de télévision normalement constitué va devenir la norme durant toute la durée du confinement… et même après. Et personne ne fut surpris. Ou tout au moins la « cible » d’Hanouna, les 16-35 ans. Ceci a été rendu possible par le fait que les codes du Web ont envahi nos rétines, les rendant banals et acceptables. De fait, la télévision n’avait qu’à les réutiliser, avec professionnalisme et improvisation, sous contrainte créative de Coronavirus.

De la créativité et de la récupération d’idées, il y en a eu plein ! Chacun étant bloqué chez soi, il a bien fallu assurer des heures d’antenne, ne pouvant pas rediffuser en boucle la 7ème Compagnie ou Rabbi Jacob (bien qu'il paraît que cela fût un des plans imaginé par M6).

  • Comment faire venir des invités, eux aussi confinés entre salon et salle de bain ?
  • Comment les faire interagir ?
  • Comment pallier à l’absence de public ?
  • Comment se passer d’habillages, de musiques, de jeux de lumières ?
  • Comment interpréter les codes du web et les réutiliser, en invoquant feu #SocialTV ?

La période du confinement fut très instructive, car elle a obligé les productions audiovisuelles à prendre des risques, et à « faire avec ». Or ce n’est en général pas leur ADN : les processus de production sont rodés et robustes, notamment lors des directs. Ce qui est d’autant plus remarquable, c’est ce qui reste de cette période et qui se diffuse dans cette rentrée audiovisuelle. Nous y reviendrons à la fin de cet article.

De la télévision à la télé-visio : les productions forcées à l’innovation

Par nécessité d’impliquer peu de monde sur les plateaux improvisés dans les salles à manger, les modes de production se sont singulièrement allégés, reprenant les techniques utilisées par Webedia et autres boîtes de production digitales.

La trousse à outils de base est assez sommaire : l’ordinateur et la webcam. Puis il faut ajouter les éclairages, le son, les caméras pilotées, et surtout la mise en place d’une connexion internet efficace. L’usage de la plateforme de visioconférence Zoom, grande révélation de cette période et désormais valorisée 112 milliards de dollars (soit 4 fois Orange !), n’est finalement que le décalque des usages spontanés du grand public qui utilisait déjà Facetime ou Skype au quotidien.

Cela donne les frères ennemis Hanouna et Arthur invitant chez eux, à distance, chroniqueurs et stars ami.e.s dans un joyeux désordre d’AperoZoom :

Cyril Hanouna et ses invités en Zoom :

Arthur : Show must go home : 



Ne nous trompons pas : tout ceci est bien travaillé et écrit, les apparences d’unscripted sont respectées pour garder la fraîcheur du format et du médium. A noter qu’Arthur, pour aller au bout du concept « d’émission à la maison via une webcam », a donné rendez-vous 7 jours sur 7 sur Facebook, pour le plus grand bonheur de son équipe de production…
 

Il faut aussi avoir en tête qu’en général, les animateurs télé sont peu à être rompus aux codes de l’Internet, et à l’aise avec les outils en ligne. Show must go home a été une « révélation » pour Arthur prouvant que les réseaux sociaux n’étaient pas uniquement des espaces de promotion mais aussi de diffusion où se trouve le public. Hanouna, lui, était déjà bien au fait des nouveaux usages avec ses "fanzouzes".

Le format Zoom peut aussi reprendre une tonalité plus sérieuse et professionnelle, avec une émission de débat citoyen comme FlashTalk dont le principe de base était d’aller à la rencontre des gens dans les lieux publics. De fait, il a fallu se réinventer avec la Covid-19 et ce sont à nouveau les codes internet de la visio à plusieurs qui se sont imposés naturellement.

Si Hanouna et Arthur ont choisi l’ambiance AperoZoom, Cyril Lignac s’est plus inspiré de Skype avec ses recettes de cuisine à la maison. Là encore, l’outil audiovisuel s’est adapté et a repris les recettes des YouTubeurs (matériel léger, caméras à cadrage fixe), avec un soupçon gourmand de Live Periscope ou Instagram avec l’excellente idée d’ajouter de « vrais gens » cuisinant en même temps dans leur cuisine. L’écriture audiovisuelle a ajouté de son côté l’idée du sidekick rigolo et à distance en la personne du sémillant Jérôme Anthony. Carton total : plus de 2 millions de téléspectateurs. Le public s’identifie à ce joyeux moment de partage culinaire.

L’exemple d’adaptation extrême pour cause de pandémie est venue d’un format… ultra formaté. S’il y a bien une émission dont le cahier des charges stipule tout, jusqu’à la couleur de la cravate de l’animateur, c’est Qui Veut Gagner Des Millions. C’est une mécanique de précision, à la dramaturgie exacte, basée sur des mouvements de caméras, une musique, des lumières. A la lecture de cette interview de Camille Combal, on s'est demandé à quoi cela pourrait bien ressembler. Disons, à QVGDM version années 70 : un écran de télé, une plante verte, un candidat à distance en visio, et Camille Combal dans son salon. On sentirait presque la litière du chat dans un coin la pièce.

Et cela marche ! Nous sommes ici dans un cas particulier où le concept est tellement fort que vous pouvez le décliner version deluxe ou version low cost. Idem avec les Chiffres et les Lettres.

Il n’y a pas que les émissions de divertissement qui ont adapté le réflexe visio : les journaux télévisés, navires amiraux des grandes chaînes et émissions très organisées, sont passés sans sourciller aux duplex FaceTime avec AirPods vissés dans les oreilles des interviewés (scrutez le prochain 20h, vous verrez).

Le confinement au service de la création en fiction

Là où on touche au sublime de l’inspiration, c’est dans le domaine de la fiction. France 2 a mis en access prime time une série tournée durant le confinement, et prenant prétexte de celui-ci. « Bonjour Au Secours » se base sur un principe fallacieux et publiable d’un service d’aide téléphonique aux confinés pour donner lieu à de mignonnes et croustillantes saynètes par visios interposées dont certaines, comme celle de Jean-Paul Rouve, ne sont pas sans rappeler les grandes heures de Merci Bernard. Un format malin, frais, et circonstancié.

 

Cet usage créatif et détourné de la visioconférence donne l’opportunité de faire des choses dont on ne rêvait pas ou plus. Comme par exemple, l’occasion extraordinaire de réunir le casting éparpillé d’une série « 20 ans après » ou d’un film culte via une visioconférence multi-points. Ce qui était difficile à monter, à concevoir, à imaginer, devient simple, et qu’importe si la forme n’est pas parfaite : le plaisir l’emporte sur les finitions.

C’est même l’occasion de créer un épisode spécial basé sur le confinement (Parks & Recreation), utilisant Zoom, et parfaitement scénarisé.

De l’autre côté de l’Atlantique, aussi, la Covid-19 a eu des impacts surprenants sur les fameux “Late-night show”, ces émissions de deuxième partie de soirée très préparées où se mêlent animateur vedette multi-cartes, stars du show biz et chroniques à l’humour acéré.

Les grands shows américains font de la télévision en télétravail

La télévision aux Etats-Unis est un des enfants d’Hollywood. Très produite, elle est dotée de moyens considérables pour habiller chaque émission : jingles et effets sonores, orchestre, incrustation, public chauffé… même l’arrivée de l’invité, sa démarche, sa façon de saluer le public et de prendre place dans le fauteuil sont millimétrés.

Avec les mesures sanitaires, les grands présentateurs se sont vite retrouvés dans une situation similaire à la nôtre mais ils ont en grande partie opté pour un autre style. La plupart des grands late-night shows font désormais dans le sobre, et le “fait maison”. C’est-à-dire : chez le présentateur.

Passons en revue les différents cas de figure : 

Steven Colbert présente son émission depuis sa bibliothèque où figure un écran de télé éteint. Il continue à interagir un peu… avec le caméraman et son chien. Il cabotine comme d’habitude mais ne joue plus avec la caméra, et il manque la complicité avec Jon Baptiste qui rythmait l’émission par la musique ou les commentaires sur-joués.

Jimmy Kimmel reçoit chez lui, et d’ailleurs ses invités font des sketches depuis son appartement, soit seuls, soit à bonne distance. On a droit ainsi à Matt Damon sortant de la chambre d’amis, poursuivi d'un jeu de détestation mutuelle devenu un running gag avec les années.

Jimmy Fallon est passé en mode visioconférence, dans un plateau qui ressemble à un appartement : clairement, on cherche à rendre l’exercice proche de ce que le public fait au quotidien, sans virer complètement dans la nonchalance des YouTubeurs.

Le caustique Bill Maher a fait le choix de présenter l’émission depuis son jardin californien. S’il fait l’effort de mettre une cravate et un joli costume dans toute cette verdure, c’est à ce moment-là que l'on voit que le travail des éclairagistes, maquilleurs et coiffeurs manque : peau luisante à cause de la chaleur, coloration approximative et soleil qui fait plisser les yeux montrent une réalité plus crue qu’avec les artifices usuels. 

Casual Friday tous les jours ?

On remarque quelque chose de très frappant dans ces émissions confinées : il y a du laisser-aller dans le style, qui devient de plus en plus casual pour certains. C’est manifestement voulu. Seth Myers a troqué le costume pour la chemise de bûcheron, et côté capillaire on approche un peu de la forêt en friche aussi. Trevor Noah ne se rase plus pour le Daily Show, il se laisse pousser les cheveux et parle en plan serré en survêtement à capuche devant sa bibliothèque. Si l'on met à part les deux Golden Globes qui y trônent derrière lui, on pourrait presque le prendre pour notre voisin.

Le style "cool" qui demande d’énormes efforts hors caméra a donc laissé une place plus importante à l’authenticité avec moins d’artifices, elle-même pensée et travaillée car on n’improvise jamais vraiment au pays de PT Barnum : The show must go on !

Oprah Winfrey a adopté la posture de l’influenceuse, en commentant l’actualité face caméra depuis son jardin : du confinement au mouvement Black Lives Matter, et même des choux fleurs qui poussent. 

Dans un genre différent, Ellen Degeneres est, de son côté, prise dans un scandale de harcèlement au travail. Son show a été purement et simplement annulé. 

Au final, deux camps s’affrontent : les stand uppers très à l’aise dans la relation directe avec le public, et les autres qui dépendent d’une grosse machinerie pour que la sauce prenne. La décontraction affichée à l’américaine, cet unscripted en réalité très travaillée, n’est pas si facile à reproduire dans la vie confinée. Alors, est-ce que les shows vont arriver à se passer durablement de leurs artifices ?

Cas un peu à part, le très britannique John Oliver a gardé son format pour Last week Tonight, en commentant l’actualité avec un dossier chaque semaine. La différence tient à ce qu’il est sur fond blanc, sans séquence finale spectaculaire. Malgré la bonhomie du personnage et une écriture très peu changée dans les plaisanteries et incrustations d’image, une partie de la magie manque (rires du public et interactions).

Notons qu’à la rentrée, et à l’approche d’un momentum d’audience annoncé, Bill Maher a fait le choix de revenir en studio, mais cette fois seul. Le public est remplacé, assez maladroitement, par des rires enregistrés qui sonnent faux. Les plans de coupe sur le public sont, eux, remplacés par des extraits de films.   

Comme pendant le télétravail, certains se sont négligés, certains ont perdu de leur superbe quand il a fallu se montrer au saut du lit, certains ont fait semblant d’être au saut du lit, ou ont parfaitement assumé. Qui s’en plaindra ? Les costumiers, sans doute. Le public semble avoir accepté cet état de fait : on bricole un peu sans trop improviser, l’important étant que l'on ne voie pas les soudures les plus gênantes ou inesthétiques.

Et cela n’est que le début… de changements de fond ?

La télévision n’est pas un art, c’est un meuble”, aime à rappeler Philippe Vandel. C’est bien toute l'ambiguïté de cette industrie artisanale : un producteur n’aime rien de plus qu’une mécanique bien huilée, immuable et rassurante pour les chaînes et les annonceurs ; un réalisateur sait parfaitement que le contrôle apparent face caméra laisse hors champ tout ce qui tient à des bouts de ficelle, des approximations, quelques improvisations plus ou moins géniales et d’habiles montages en plans cut, habillés d’inserts et de musique.

La télévision au temps du coronavirus se caractérise par un mode dégradé : il était impensable de cesser toute production et diffusion, il a fallu s’adapter en baissant d’un cran le niveau d'exigence. D’ailleurs le public confiné en mars et en avril l'a parfaitement accepté. Bloqué chez lui, parfois en chômage partiel, en plus du divertissement réchauffé (très efficace), il était fortement en recherche de contenu en direct avec les personnages qu'il avait l'habitude de voir à l'antenne. 

Avec le virus toujours très présent, tout ceci semble s'installer dans la durée. 

Parmi les changements durables, on peut noter :

  • La question du public, absent des lieux de captation (les spectacles se font devant salle vide), désormais chez lui en mode visioconférence (Les douze coups de midi) ou rajouté artificiellement (ce qu’a fait l’UEFA pour les matches de la ligue des Champions)
  • Avec moins d’artifices, les talents d’improvisation se révèlent, et par ailleurs la télévision s’est montrée plus proche des spectateurs
  • De nouvelles pratiques digitales chez les animateurs : Arthur a pris conscience de la puissance des réseaux sociaux, Samuel Etienne est passé à Twitch...
  • Les usages techniques simplifiés (Zoom + AirPods), banalisés et issus du monde des livestreamers ont rapproché les animateurs des YouTubeurs, et du public 

Chassez le naturel, il revient au galop : en cette rentrée, on retrouve des émissions davantage produites, prenant en compte les impératifs du virus. Ceci est tout à fait normal. Preuve a été faite qu’il était possible de créer des choses malignes, intrigantes, captivantes, avec peu de moyens. Cela laissera immanquablement des traces dans les techniques de production. Mais si l’improvisation a été acceptée, ce que le public cherche, c’est tout de même le professionnalisme de la belle ouvrage et du spectacle, propre à l'industrie de la télévision.

Illustration : MorningBrew sur Unsplash