L’avènement du « géo journalisme » ou journalisme satellitaire

Par Pascal Doucet-Bon, Directeur délégué de l’information 

Des corps dans les rues de Boutcha (Ukraine) au 20 heures le 3 avril dernier sur @infofrance2. Des preuves de tirs d’artillerie sur des zones « civiles », mais aussi d’exécutions de personnes attachées. Voilà ce que le monde a découvert après le retrait de l’armée russe. Depuis quand ces corps étaient-ils là ? Avant ou après le repli ? Et donc qui a commis ces crimes de guerre présumés ?

Nous avons pu avoir de sérieux débuts de réponse dès le lendemain de la découverte des corps, grâce au « géo journalisme », ou journalisme satellitaire, que les rédactions commencent à pratiquer, à l’aide d’experts. Vus de l’espace, juste après le repli russe, avant l’arrivée des éléments avancés ukrainiens, les corps étaient bien là. Ils n’ont pas été déplacés ensuite. Le lieu, le moment et le mode opératoire tendent à désigner l’armée russe.

A peine né, déjà indispensable

Vous avez une image géo localisée et horodatée ? Vous pouvez la comparer, pour l’authentifier avec une image prise par un satellite. Vous pouvez aussi en comparer le contenu : les bâtiments, les arbres, le relief… C’est ce qu’ont fait les @RevelateursFTV à propos de Boutcha dans ce thread considéré, dans les allées pavées du festival international du journalisme de Pérouse (Italie), comme le plus complet de tous.

Cette manière d’enquêter est le quotidien de Benjamin Strick, directeur de l’investigation au Centre pour la résilience de l'information, invité du festival de Pérouse. Son équipe compte d’ailleurs parmi les sources des @RevelateursFTV. Rien ou presque n’échappe à ce militant des droits de l’Homme qui se met à disposition des rédactions du monde entier.

« Le géo journalisme, ou géo investigation, est un moyen de vérifier des images très connues, mais aussi de faire émerger des images enfouies, dans des conflits que les rédactions ne parviennent pas à couvrir. Des images d’amateurs qui ne seraient pas diffusables sans nos vérifications. » affirme-t-il.

Quelque part au Cameroun, date inconnue. La vidéo, insoutenable, reçue par plusieurs rédactions en 2018, montre des civils, des femmes et des enfants, assassinés par des hommes en uniforme équipés de fusils d’assaut. Les hommes mettent les victimes à genoux, leur bandent les yeux et les tuent de sang-froid. On entend un commentaire en Français. Est-il fiable ? Il ne précise aucun contexte. Où et quand cela a-t-il eu lieu ? Qui sont les victimes, qui sont les assassins ?

« Nous nous y sommes mis à sept : des membres du centre pour la résilience de l’information, d’Amnesty International, des journalistes de la BBC et de Bellingcat, chacun avec des compétences spécifiques. A ce moment-là, le gouvernement camerounais disait qu’il s’agissait d’une fake news, que cela n’avait pas été filmé au Cameroun. 

Nous avons commencé par dessiner les montagnes au loin, sur la vidéo, que nous avons superposées, à échelle égale, à des images publiques de Google earth à l’endroit présumé (…) Nous avons trouvé un relief exactement identique, au Cameroun, tout près de la frontière avec le Nigeria. Nous avons ensuite identifié les circonvolutions d’un chemin de terre, puis chaque arbre, chaque bâtiment. Nous voulions être inattaquables. Nous avions le lieu ».

Confondu par son ombre

Mais quand ces images ont-elles été filmées ?

«Quand vous avez la géo localisation, vous pouvez accéder aux archives », poursuit Benjamin Strick. « Nous avons constaté qu’un bâtiment visible sur la vidéo a été construit à la fin de 2016. Nous avions donc une fourchette de 18 mois. Puis nous avons établi l’angle entre un des hommes en uniforme marchant bien droit au milieu de l’image et son ombre. »

A l’aide d’un site public de modélisation de la lumière en fonction d’un lieu, les enquêteurs déterminent alors la saison. La fourchette est encore réduite.

« Nous savions quel conflit était en cours dans cette zone à ce moment-là », ajoute Strick. « Des réfugiés nigérians étaient alors repoussés par la guerre vers le Cameroun, en conflit avec son voisin. »

Les vêtements des victimes les désignaient comme nigérianes. Pas encore suffisant pour identifier les assassins.

Un mélange avec les méthodes traditionnelles

Le reste est plus classique : identification des armes (un modèle spécifique), utilisées dans cette partie du pays « comme le prouvent d’autres images postées sur Facebook par des soldats camerounais ».

Même chose pour les uniformes, malgré les dénégations répétées du gouvernement camerounais.

« Les images satellitaires nous ont aussi prouvé qu’une unité utilisant ces armes et ces uniformes étaient cantonnée à 880 mètres du lieu de l’exécution. »

L’équipe enquête alors sur le terrain pour savoir qui, parmi les soldats cantonnés, se vantait, exhibait d’éventuels trophées.

« Avec ces recoupements, nous avons identifié trois hommes sur la vidéo. Le gouvernement camerounais a alors changé de stratégie et lâché des noms d’éventuels responsables. Les trois hommes en question en faisaient partie.»

Cette manière d’enquêter rappelle les méthodes du renseignement militaire. Mais elle est désormais accessible aux rédactions, à condition de mobiliser des compétences spécifiques et de trouver de l’aide : analyse des images satellite et capacité à les corréler à d’autres informations sur le web ; enquête de terrain, visualisation de données, et grand esprit de déduction !

Quant aux images satellitaires les plus précises, « elles ne sont pas toutes classifiées, loin de là » précise Strick. Certaines sont proposées par des civils. L’accès est souvent cher, mais bien souvent les images gratuites suffisent. C’était le cas lors de l’enquête au Cameroun !»

Le géo journalisme n’est donc pas réservé aux rédactions les plus fortunées (même si certaines images utilisées dans les vérifications de Boutcha coûtaient cher). Et elles ne dispensent en rien d’enquêter sur le terrain. « C’est un plus, mais un plus déterminant », conclue Benjamin Strick.

Au Cameroun, en 2020, un tribunal militaire a condamné quatre soldats, dont les trois identifiées par l’équipe d’enquêteurs, à… 10 ans de prison. Les victimes, elles, n’ont pas été identifiées à ce jour. L’intégrale de la conférence de Benjamin Strick ici.