Au FIL, l’IA sur le devant de la scène

Ce 28 et 29 septembre s'est tenu le festival de l'info locale à Nantes. Avec pas moins de 80 intervenants, 8 tables rondes, 32 conférences et 6 ateliers, cette cinquième édition a attiré plus de 400 festivaliers. Retour sur cette édition très riche.

Au festival de l’info locale organisé à Nantes, tous les projecteurs se sont tournés vers l’IA. Comment apprendre à manier l’outil ? Comment s’y référer ? Menace ou chance pour le journalisme ? En ébullition, la planète de l’info locale française a tenté de donner des armes pour se préparer à cette « révolution marketing », comme l’avance Gérald Holubowicz. Le but affiché du FIL, organisé entre autres par Aurélie Rousseau et Julien Kostrèche, à la tête de l'Ouest Médialab : sortir le « nez hors du guidon », à l’ère de la fatigue informationnelle. La 5e édition a également scruté les modèles économiques des médias locaux, le succès des newsletters lancées par la presse régionale, la stratégie de France Bleu pour se rapprocher de ses audiences, ou encore les tâtonnements des jeunes journalistes au sein des médias locaux. Retour choisi sur quelques conférences clés.

Par Alexandra Klinnik, MediaLab de l'Information

« Toutes les conférences avec le mot IA ont fait le plein », estime Gilles Van Kote, directeur délégué aux relations avec les lecteurs du Monde. La technologie fascine. Depuis novembre 2022, pas un jour ne passe sans une nouvelle concernant l’IA générative et ses exploits. « Il s’agit d’une rupture d’usage, et non technologique. Cette technologie est accessible au grand public, à tout le monde », souligne Claude de Loupy, CEO de Syllabs, une start-up spécialisée en génération automatique de textes. De son père de 91 ans à son fils de 14, l’usage touche toutes les générations poursuit-il. « Loin d’être austère, ChatGPT est une interface « sympa ». Un bel outil que certains personnifient trop. Quelqu’un l’a utilisé comme confident puis s’est suicidé. Ça montre le poids d’un tel outil », met-il en garde, faisant référence à un drame belge survenu en mars 2023. Un père de famille s’est suicidé après avoir échangé pendant plusieurs semaines avec l’intelligence artificielle générative.

Deux mois après son lancement, ChatGPT a atteint les 100 millions d’utilisateurs, devenant l’application grand public à la croissance la plus rapide de l’histoire. En comparaison, il a fallu neuf mois à TikTok après son lancement mondial pour atteindre 100 millions d’utilisateurs et Instagram 2 ans et demi, d’après les données de Sensor Tower. Face à cette raz-de-marée, les groupes de travail, les commissions, se multiplient pour tenter d’y voir plus clair.

Les initiatives des médias

D’après le rapport de London School of Economics, présenté lors de cette édition, sur l’utilisation de l’IA dans le monde, 75% des médias interrogés ont déjà recours à l’IA artificielle. L’augmentation de l’efficacité et de la productivité pour libérer les journalistes afin qu’ils puissent se concentrer davantage sur un travail plus créatif constitue le principal moteur de l’intégration de l’IA. Environ un tiers des répondants ont déclaré avoir une stratégie institutionnelle en matière d’IA ou être en train d’en développer une. Les attentes sont fortes : vérification de l’information et lutte contre la désinformation, résumé et génération de textes, personnalisation des contenus, usage de chatbots pour des entretiens préliminaires et interactivité avec les publics.

De gauche à droite : Bruno Patino, Nozha Boujemaa, Claude de Loupy, Gilles Van Kote

En France, l’IA est bien présente au sein des médias. Chez Arte, l’IA est utilisée dans le traitement de l’image, « pas pour fausser les images, mais améliorer la qualité », explique Bruno Patino, président d’Arte. La chaîne y a également recours pour la traduction assistée : « En tant que chaîne européenne, l’IA nous aide dans les versions multilingues. Pour Arte, au lieu d’être disponible dans six langues, on pourrait l’être dans toutes les langues de l’Union européenne, sans pour autant faire flamber la banque ». L’auteur de Submersion cite l’initiative récente de Spotify qui expérimente les traductions vocales intelligentes des podcasts. Ils comptent traduire un nombre limité de podcasts anglais en espagnol, français et allemand, avec la même tonalité vocale que celle des animateurs originaux. « De la traduction immédiate et sans filet », résume-t-il, tout en rappelant que sur la chaîne franco-allemande, le contrôle humain sera toujours une priorité. Pour Bruno Patino, l’IA constituera « un outil phénoménal de personnalisation de contenus ». Ce qui amène une question éthique sur la distribution : « Est-ce que ça fait partie de notre métier d’aller jusqu’au bout de la personnalisation des contenus ? », lance-t-il à l’audience attentive.

Du côté de TF1 et de l’INA, la technologie a déjà aidé dans le passé. Avec l’INRIA, l’Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique, les deux médias ont profité des moteurs de recherche visuelle développés sur de large base de données. « L’idée était de plonger très loin dans les archives pour retrouver un visage, même si le nom de la personne n’avait pas été annoté. Il s’agissait par exemple de retrouver la première apparition de José Bové », explique Nozha Boujemaa, co-présidente du groupe d’experts IA de l’OCDE. Pour l’experte de l’intelligence artificielle, ce dispositif facilite énormément la réutilisation de fonds vidéo et de contenus audiovisuels.

Par ailleurs, l’IA est utilisée par l’INA pour rechercher des copies vidéo. Ce n’est pas une surprise : les archives de l’INA sont souvent réutilisées par différentes chaînes. Mais certaines sont parfois peu scrupuleuses et manquent de le signaler. « Quand il y a de la post-production, des effets, des combinaisons entre une vieille vidéo et une vidéo plus récente, parfois certaines chaînes oublient de déclarer ce contenu à l’INA, de payer des droits d’auteur, et des droits tout court de préservation de ce patrimoine », remarque Nozha Boujemaa. Avec ces travaux, l’INA a estimé à 30% le contenu de leurs archives qui étaient réutilisées mais non déclarées.

En Espagne, la Radio Serrania propose dans son émission La Semana une émission d’information locale présentée par deux animateurs virtuels. Avec peu de moyens, la radio municipale a réussi à élargir sa couverture, comme l’a partagé avec humour Luis Segarra Moreno, directeur de Radio Serrania et fervent défenseur de son patrimoine culturel.

Les risques pour les médias

L’inquiétude règne sur la modification de l’espace public informationnel. L’arrivée de l’IA générative entraîne l’émergence d’une nouvelle génération de « fermes de contenus ». Les sites d’informations non fiables générés par l’IA prolifèrent depuis quelques mois. NewsGuard, une start-up qui lutte contre les fake news, a ainsi repéré 125 sites d’information et d’actualité, générés par l’intelligence artificielle. « S’ils les ont détectés, c’est que ces sites sont suffisamment stupides pour recopier également les instructions de ChatGPT. C’est de cette façon qu’ils les identifient. Vous pouvez multiplier [ce chiffre] par 10 ou 20 puisque tout le monde n’est pas aussi stupide. Il y a une explosion du nombre de sites », constate Claude de Loupy.

Cette prolifération entraîne une pollution gigantesque, qui touche le monde de l’info. Déjà marqué par une fatigue informationnelle – c’est-à-dire une réaction au trop grand nombre de messages et à l’incapacité de faire le tri dans les messages reçus – le public va voir son mal s’accentuer avec l’IA générative. « Comment devient-ou découvrable, audible, dans un univers assourdissant de production de contenus ? », soulève Bruno Patino. Par ailleurs, le monde de l’info doit également être attentif aux répercussions économiques entraînées par ces outils. Avec leur arrivée, « même plus besoin de lire des liens, vous avez la réponse écrite dans le moteur de recherche. Or, l’argent des médias vient quand les gens cliquent… », souligne Claude de Loupy.

La règlementation en discussion

Doit-on laisser ses données être crawlées par les IA ? Faut-il un accord de rémunération ? Les médias doivent-ils adopter une approche collaborative, dans les prises de position face aux géants de la tech ? Faut-il que les médias certifiés mettent en commun leurs données éditoriales pour qu’une IA générative puisse travailler sur une donnée de qualité ? Ces questions agitent les groupes de réflexion et les commissions. « Attention à ne pas jouer solo », prévient Bruno Patino. Aujourd’hui, des fournisseurs d’IA générative utilisent intensément et souvent illégalement des contenus protégés.

Jean-Pierre de Kerraoul

De nombreux spécialistes appellent à l’adoption de réglementations dédiées à ces systèmes d’IA, afin que les règles ne soient pas seulement définies par les entreprises. Réglementation souvent mise de côté au profit d’une course à l’innovation. Pour Jean-Pierre de Kerraoul, président de l’Association européenne des éditeurs de journaux (ENPA), la régulation ne doit pas être considérée comme l’ennemi de l’innovation. Au contraire.  « Non seulement, elle n’est pas l’ennemi, mais elle apporte une valeur ajoutée », souligne-t-il. « La France et d’autres pays sont obsédés par la nécessité de favoriser l’innovation dans la compétition avec les Etats-Unis, en laissant de côté la partie régulation. Ils se disent : on traitera après, alors qu’il faut que ce soit en même temps. Si on s’en occupe après, je crains que ce ne soit trop tard et qu’on ne le traite jamais vraiment », poursuit-il.

L’ENPA propose d’amender le projet d’AI Act avec une série de mesures : toute utilisation de contenu protégé doit être couverte par le droit d'auteur européen et doit bénéficier d'une option de retrait (opt-out) efficace et techniquement incontournable, sans conséquences négatives pour l'éditeur. Elle insiste également qu'il ne doit pas y avoir renonciation au droit à rémunération et qu'il doit y avoir des exigences de transparence robustes et juridiquement fiables, une citation complète des sources et une obligation d’étiquetage pour les contenus médiatiques créés de manière artificielle.

 « L’enjeu de formation est là »

Pour naviguer dans ce nouveau monde, il faut savoir manier l’outil. « ChatGPT ne va pas remplacer un journaliste, mais un journaliste sachant l’utiliser dépassera tous les autres de loin, au risque de déstabiliser la rédaction », prédisait déjà cet été Éric Scherer, directeur des Affaires Internationales et du MediaLab de l’Information de France Télévisions. A l’école de journalisme de Sciences Po, les étudiants assistent à des cours pour comprendre ce qu’est une IA, et à l'interface de base pour communiquer avec elle, les prompts. Au FIL, le journaliste Gerald Holubowicz a donné une leçon sur la façon de rédiger un prompt pour ChatGPT. Durant cet atelier, il a donné quelques conseils d’utilisation : utiliser des verbes d’action – des mots comme « expliquer », « décrire », « énumérer », « résumer », « comparer », « traduire », « suggérer » et « recommander » sont par exemple des instructions claires qui aident le modèle à comprendre ce que vous lui demandez. Si vous recherchez un type de contenu spécifique, des mots tels que « anecdote », « citation », « histoire », « blague », peuvent s’avérer utiles. Ou encore si vous recherchez des informations dans un format spécifique, mentionnez-le. Par exemple « sous forme de puces », « sous forme d’organigramme », « étape par étape », ou « en termes simples »…

Il n’y a pas que l’IA dans la vie

A côté de l’IA, il a aussi été question de la force des médias hyperlocaux, qui incarnent une nouvelle dynamique dans le paysage informationnel. A l’image de Mon petit 20e, fondé par Pauline Pellissier, ancienne (en CDI) de chez Grazia qui a mis les voiles après le rachat de Reworld Media. Le média, qui a débuté sur Instagram fin 2019, donne les infos du 20e arrondissement de Paris, en promettant bons plans, histoires et nouveautés. Le compte, qui s’est développé en mettant l’accent sur la proximité et la réactivité, culmine à 25 000 abonnés. L’ambition est de faire découvrir le quartier aux 200 000 habitants du 20ème, « soit plus qu’à Reims ou à Saint-Etienne. Leur montrer que tout est à proximité, qu’ils n’ont plus besoin de traverser Paris pour trouver un bon resto, une expo, une balade, une activité manuelle ou sportive », expose la journaliste. Depuis février 2023, le média est reconnu comme service de presse en ligne (SPEL) par la Commission paritaire des publications et agences de presse (CPPAP). « Ce type de média permet de créer un sentiment d’appartenance. Il y a parfois des mouvements de solidarité, d’entraide, des commerces en difficulté par exemple. Il y a des répercussions dans la vie réelle grâce à cette couverture médiatique », explique-t-elle. « Nos médias nous permettent d’améliorer la qualité de vie des habitants, je me suis rendue compte qu’en étant mal informé, on passe à côté de plein de lieux – assos, adresses – qui nous rendent la vie plus douce au quotidien ».

Le compte Instagram de Mon petit 20e

Par ailleurs, le média permet de faire vivre la démocratie au niveau local. A ses débuts, la journaliste se donne pour mission d’interroger pour les Municipales les 20 candidats du 20ème. « Les lecteurs n’avaient nulle part ailleurs les interviews des 20 candidats de l’arrondissement. Cette couverture a permis de les informer. Le Parisien ne va pas se lancer dans une telle initiative », estime celle qui veut que son média dépasse le city guide pour être plus social.

Mais pour l’heure, elle est seule à gérer son média et ne peut pas se permettre d’engager d’autres journalistes. Rémunérée à l’équivalent d’un SMIC, avec un statut d’auto-entrepreneur avec des activités annexes à côté, Pauline Pellissier se bat pour trouver un modèle économique qui tienne la route : « Comme tous les projets passion, il a été créé avec un côté bisounours. Au départ, on est très content de monter notre média mais on se heurte à la réalité économique. Le business model devient un impératif »

Pauline Pellissier

Elle s’est donc alliée à un collectif de médias hyperlocaux de Paris pour trouver de nouveaux revenus. L’objectif est de mutualiser leurs forces et partager leurs expériences pour développer de nouvelles sources de revenus : pop-up store, vente de goodies, balades sur le territoire… Bonjour Pantin a ainsi investi dans une idée originale, qui pourrait être source d'inspiration. Le média invite un groupe de lecteurs à un spectacle, avant de leur proposer de laisser un avis diffusé en vidéo sur les réseaux sociaux. Cette initiative est rémunérée par l’organisation culturelle sollicitée. « Cette initiative est un succès. Les gens viennent. "Bonjour Patin" invite à démocratiser la culture avec ce type de projet », se réjouit la journaliste. A bon entendeur.