Conférence de l’UNESCO à Paris - L’IA redéfinit les enjeux du « Cinéma 2.0 »

Après avoir paralysé Hollywood, l’intelligence artificielle continue de faire parler d’elle dans le monde du septième art. Le 19 octobre, différents acteurs du secteur se sont réunis - dont le réalisateur français Michel Gondry - à l’occasion de la première conférence de l’UNESCO sur l’IA et le cinéma. Au programme ? Une réflexion sur la façon d’appréhender les mutations technologiques actuelles au sein des pays membres de l’ONU, que ce soit dans leur usage ou leur réglementation. L’IA aura-t-elle le premier rôle des castings de demain ? Entrons-nous dans une bataille du "cinéma technologique" contre le "cinéma traditionnel" ?

Par Aude Nevo, MediaLab de l'Information de France Télévisions

Une croissance rapide 

La technologie évolue à une vitesse fulgurante, depuis le lancement de ChatGPT en 2021, de nouveaux outils d’IA génératives sortent quotidiennement. En termes de création, l’IA impressionne par sa capacité à créer de toutes pièces de nouveaux contenus sonores, textuels, ou encore visuels à partir des données d’internet. Joseph McGinty Nichol, réalisateur de Terminator explique: « L’IA s'améliore très rapidement. Actuellement nous en sommes à la version 1.0. Nous ne pouvons pas nous contenter de dire : "J'aime Pulp Fiction. Puis-je voir la suite de Pulp Fiction ? Mais cela arrive très vite ». Selon lui, l’IA sera bientôt capable de créer des films dignes des plus grands scénaristes : « Je pense qu'étant donné le degré d'amélioration de l'IA, il sera très difficile de distinguer un vrai Almodóvar de l'IA, ce qui me brise le cœur, mais je pense que l’IA deviendra un jour puissante à ce point là ».

Un gain de temps, et d’argent 

Si l’IA peut servir d’assistant à la création, elle permet également de créer des films à moindre coût, et plus facilement selon Christóbal Valenzuela, PDG de Runway, l'entreprise spécialisée dans les effets visuels et la génération de vidéos à partir de l'IA, qui a participé au film Everything, Everywhere All at Once  : « Je pense que cela peut ouvrir la réalisation de films à un plus grand nombre de personnes », a-t-il déclaré. Pour lui, l'arrivée de l'intelligence artificielle dans le cinéma s'inscrit dans une longue tradition de changement dans les pratiques artistiques. Comme la caméra au XIXe siècle, l'IA inquiète, mais elle a le potentiel de révolutionner l’art : « L'histoire du cinéma est marquée par de nombreux changements, même dans les années 1800. À l'époque, la caméra n'était pas considérée comme une forme d'art. Beaucoup de peintres la considéraient comme une menace. Finalement, la caméra a conduit au cinéma, une nouvelle forme d'art, et a créé une nouvelle pratique artistique qui a changé le monde d'une manière fantastique, mais seulement parce que les artistes l'ont adoptée. »

En termes de cas d’usages, tout semble possible, surtout en postproduction. Phase cruciale dans la production d'un film, elle comprend entre autres le montage, l’ajout des effets spéciaux, sonores, ou encore la colorisation pour obtenir l’ambiance souhaitée. A ce propos, M. Rizwan Ahmad, Directeur du Centre des médias pédagogiques à l’Université nationale ourdoue Maulana Azad en Inde s’exalte : « Plus besoin de chercher des lieux pour tourner un film. Il est possible d’avoir des analyses de cadres, des correspondances de couleurs de manière très rapide qui mèneront la créativité à un autre niveau.»

Pour Joseph McGinty Nichol, la réduction des coûts est l’un des principaux avantages : « les effets visuels d’un film peuvent coûter entre 40 et 75 millions de dollars. L'IA permet de générer des effets de qualité professionnelle sur iPhone. Cela ouvre la voie à une nouvelle génération de cinéastes et de créateurs de contenu, qui n'auront plus besoin de disposer d'un budget important. »

A Hollywood, beaucoup sont méfiants vis-à-vis de cette vision positive. Le syndicat des acteurs SAG-AFTRA est en grève, la plus longue de son histoire, perturbant la production cinématographique et télévisuelle. Une préoccupation majeure est de savoir qui détient les droits à l'apparence d'un acteur si elle est reproduite par l'IA. Les scénaristes ont également arrêté de travailler pendant des mois cette année avant de conclure un accord avec les studios.

L'automatisation au prix de la créativité et des idées ? 

S’il est indéniable que l’IA permet de pousser la création au-delà de ses limites actuelles, Yvonne Muinde -  artiste kenyane spécialisée dans les effets visuels qui a travaillé sur Avatar, Le Hobbit et La Planète des singes -  s’inquiète de son pouvoir antalgique sur la génération d’idées humaines, notamment chez les débutants : « Je ne suis pas contre l’idée d’automatiser certaines tâches mais rien ne peut remplacer l’apprentissage. Mais dans le même souffle, travailler et apprendre à travers ces actions et ces outils est ce qui vous donne de l'expérience et de l'expertise par la suite. C'est le parcours à travers le travail ingrat qui vous amène là où vous êtes. Je m'inquiète donc beaucoup pour les jeunes artistes qui arrivent - avec comme seul point de référence d'appuyer sur un bouton qui génère une idée au lieu de parler à d'autres personnes pour apprendre comment développer une idée. »

Questions éthiques et légales 

La discussion a également abordé des préoccupations éthiques, notamment la nécessité de lutter contre les éternels biais de l'IA et de garantir la diversité culturelle dans les productions. Mathilde Pavis, experte juridique internationale en matière de propriété intellectuelle, de données et d’éthique, s’inquiète de la polarisation des marchés numériques  : « La richesse numérique est concentrée aux mains de quelques entreprises, ce qui crée une exploitation non équitable de la richesse ». En Inde, où près de la moitié de la population n'a pas accès à Internet, cette polarisation se traduit par un risque de division de l'industrie cinématographique en deux segments distincts selon Rizwan Ahmad - « le cinéma technologique et le cinéma traditionnel. »

La protection des droits d'auteur est une autre préoccupation importante. Les créateurs et les juristes ont souligné la nécessité de mettre en place des réglementations pour garantir que les artistes soient rémunérés équitablement lorsque l'IA est utilisée dans la production cinématographique. Sarah Dearing de l'International Affiliation of Writers Guilds a déclaré que les écrivains professionnels étaient préoccupés par les droits d'auteur, mais avaient également une objection morale à l'utilisation d'œuvres originales que les entreprises d'IA avaient utilisées sans autorisation. « Je pense que nous devons demander aux écrivains et autres artistes de donner leur accord pour fournir leurs matériaux aux programmes génératifs d'intelligence artificielle. Ne pas donner son accord, nous croyons, est une approche fallacieuse. Techniquement, vous ne le pouvez vraiment pas. Une fois qu'un modèle a été utilisé, il n'est pas possible de le défaire. Nous aimerions donc voir une licence pour le matériel artistique et n'utiliser que du matériel artistique qui a le consentement du créateur dans le programme IA. » Tous prônent un consentement éclairé, de la transparence, et une harmonisation internationale.

Duncan Crabtree-Ireland, le négociateur en chef de SAG-AFTRA, a déclaré que le temps pressait pour protéger les emplois créatifs de l'IA, en soulignant l'importance d'une approche internationale : « Les travailleurs humains ne devraient pas porter seuls le fardeau de cette lutte. Les législateurs qui prennent l'initiative de rédiger et d'adopter des protections exécutoires seront les héros des prochaines décennies ». 

Pour que l'IA soit une force positive dans le cinéma, il est essentiel de trouver un équilibre entre la créativité humaine et l'utilisation de la technologie, avec un besoin de réglementation. Utilisée de la bonne manière, elle pourrait révolutionner l’industrie. Mais comme le rappelle Yvonne Muinde : « L'IA est une aide, un point de départ. Il ne faut pas oublier ce qu’elle est : un outil. »