Assises du journalisme : « Le journalisme, c’est du sport »

Être journaliste requiert aujourd'hui une endurance sans faille. Confrontés à des pressions économiques et politiques croissantes, les professionnels de l'information doivent naviguer avec habileté à travers un océan de contraintes et de fake news. Les Assises internationales du journalisme et de l'information de Tours se sont affichées sous l'étendard du journalisme sportif. Un choix symbolique, anticipant la fièvre des Jeux Olympiques mais soulignant surtout le défi de taille que représente la navigation dans les eaux tumultueuses de l'information en 2024.

Par Alexandra Klinnik du MediaLab de l'Information de France Télévisions 

La 17ème édition des Assises internationales du journalisme et de l'information, qui s'est déroulée du 25 au 30 mars à Tours, a été le théâtre de discussions vives autour des défis majeurs auxquels sont confrontés les journalistes. Des sujets aussi divers que l'utilisation de l'IA par les rédactions, le rôle prépondérant de la communication dans le traitement médiatique du sport à l'approche des Jeux Olympiques, les attentes du public français en matière d'information. Sans oublier la place des femmes dans journalisme sportif, trop souvent négligée. Résumé des principaux points.

Le journalisme et l’IA : concrètement, on fait quoi ?

Comment profiter du potentiel de l’IA sans se faire dévorer ? La question a animé de nombreux débats. « Il n’y aura bientôt plus aucun contenu sans IA », a carrément prophétisé Sébastien Soriano, membre du comité de pilotage des États généraux de l’information. Quelle attitude adopter face à cet enjeu majeur et encore mal circonscris ? Florent Rimbert, responsable du développement numérique de l’Alliance de la Presse d’Information Générale (APIG), conseille de conserver « un regard critique » sans tomber dans le « rejet d’office ».

D’abord, les pratiques concrètes

Dans une volonté de démystifier l’arrivée de l’IA dans les médias français, l’événement s’est d’abord centré sur l’échange de pratiques concrètes et les précautions à prendre. 

Conférence « Le journalisme et l'IA : concrètement on fait quoi ? », animée par Xavier Eutrope, rédacteur La revue des médias INA

Chez Contexte, un hackathon interne a été organisé au sein des équipes pour imaginer de nouveaux produits utiles aux journalistes et aux abonnés. Au sein du média spécialisé dans les politiques publiques françaises et européennes, les journalistes ont toujours l’œil rivé sur le site de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique. Le site diffuse régulièrement des avis sur des personnalités souhaitant quitter le secteur public pour le privé. Seulement, il n’envoie jamais d’alertes, ni de mail quand un avis est prononcé. « On doit créer un système d’alertes nous-mêmes, par le biais d’un script informatique. Cette pratique nécessite du temps et de faire appel à un développeur », explique Yann Guégan, chargé de l’innovation éditoriale chez Contexte et vice-président du Conseil de déontologie journalistique et de médiation. Lors du hackathon, la rédaction a donc imaginé une IA, s’appuyant sur l’API de ChatGPT capable de créer automatiquement les alertes. « On lui donne l’url de la page à récupérer, lui décrit le tableau qu’on aimerait obtenir, et on lui demande de créer une alerte dès que ce tableau change », poursuit le journaliste. 

Au sein du Consortium international des journalistes d’investigation, une organisation derrière les enquêtes cross borders comme les Panama Papers, l’IA est utilisée depuis 2016. « Lors des Panama Papers, il y a eu une fuite de données de plusieurs millions de données d’une complexité folle. Même quand vous impliquez des centaines de journalistes, vous ne pouvez pas tout déchiffrer », explique Pierre Romera Zhang, chef de la technologie du consortium. L’équipe a donc mis en place des outils dit de vision par ordinateur. Ils ont confié à l’ordinateur la mission de décrire des éléments visuels, d’extraire du texte des images. Pour eux, l’intelligence artificielle doit permettre d’automatiser des tâches que les journalistes ne sont physiquement pas capables d’exécuter. « A partir du moment où on sait que les journalistes sont capables de lire tous les documents, on ne va pas demander aux algorithmes de le faire pour nous », poursuit-il. L’utilisation de l’IA entraîne un processus très lourd de fact-checking. Les résultats sont vérifiés par trois personnes différentes. Une quatrième personne est chargée de prendre la décision de publier ou non.

Chez Franceinfo, des outils de détection IA ont été mis en place pour repérer des anomalies dans le flot d’informations. Par exemple, des internautes qui soudainement se mettent à tweeter frénétiquement. « Cette initiative nous a permis de détecter les attentats à l’aéroport de Bruxelles et de Strasbourg avant la sortie de la moindre dépêche AFP », souligne Estelle Cognacq, directrice adjointe Franceinfo.

La déferlante de fake news

Si la désinformation ne date pas de l’arrivée de l’IA, elle a pris une ampleur inédite avec le développement de nouveaux outils. Au cours des neufs derniers mois, il est ainsi devenu pratiquement impossible, même pour les meilleurs experts de distinguer les données réelles de celles générées par l’IA, « nous avons besoin d’une solution logicielle pour ça » rappelle ainsi un récent article de la BBC. Carole Chatelain, ex-directrice de Sciences et Avenir et présidente de l’association des journalistes scientifiques de la presse d’information (AJSPI) s’inquiète notamment des conséquences sur les publications scientifiques. Elle cite ainsi les travaux de Guillaume Cabenac, surnommé deception sleuth (« fin limier de la supercherie » en français), membre de l’Institut de recherche en informatique de Toulouse. Ce dernier a constaté que 3 articles sur 10 000 sont générés par l’IA. « Si cela peut paraître anecdotique, imaginez que sur les 100 000 avions qui volent dans le ciel chaque jour, il y en ait chaque fois 30 qui s’écrasent », contextualisait Guillaume Cabenac dans le Point.

Des fractures à venir

Si le secteur informationnel s’est donné comme objectif la réduction des barrières à l’entrée, l’utilisation de l’IA en tant qu’outil journalistique nécessite certaines ressources financières. Carole Chatelain mentionne ainsi les difficultés pour les journalistes indépendants, moins privilégiés pour accéder aux outils les plus perfectionnés. « Lorsque vous êtes journaliste dans une rédaction, vous bénéficiez des outils que l'entreprise met à disposition. Quand vous êtes un journaliste indépendant, qu’est-ce que vous faites quand ces abonnements coûtent 20 dollars par mois ? », alerte-t-elle.

Elle exprime également son inquiétude quant à la perte d’emploi potentielle due à l’automatisation par l’IA et appelle à des garanties pour préserver les postes. Selon un récent rapport, alertant sur une potentielle “apocalypse de l’emploi”, près de 8 millions d’emplois britanniques pourraient être supprimés perdus au profit de l’intelligence artificielle.

La question de la fracture générationnelle est également soulevée : quel sort pour les journalistes plus âgés, moins familiers de ces nouvelles technologies ? Seront-ils condamnés à être remplacés, ou pourront-ils être formés ? 

Le traitement du sport – entre poids de la communication et attente des supporters

La communication, « l’éléphant dans la pièce »

A l’approche des Jeux Olympiques, Jérôme Bouvier, président de Journalisme & Citoyenneté s’interroge : comment la liberté d’informer s’exerce « quand le sport spectacle, proie à des marques privées, édicte des règles de communication bien éloignées de l’olympisme ? ». 

La réponse ? Elle s’exerce difficilement. Surtout que le monde sportif obéit à des règles bien spécifiques qu’il est périlleux de contourner.  « Le sport est un monde à part. En politique, si vous voulez lever un lièvre, vous allez dans un parti, vous allez voir le copain d’a-côté qui va certainement vous filer des photocopies sur l’autre copain, du même parti. Je ne dis pas que c’est facile, mais il y a des points d’entrée. En sport, il y a une règle, c’est la fameuse phrase : ce qui se passe dans les vestiaires reste dans les vestiaires », analyse Thierry Vildary, journaliste France Télévisions, dans une conférence intitulée Violences, corruption, dopage, quelle investigation dans le journalisme de sport ? « C’est une règle d’omerta qui est encore plus solide que dans la mafia. Il n’y a pas de repenti dans le sport. On se tait ».  Et pour les journalistes qui dénoncent les dysfonctionnements dans le monde sportif, les pressions sont nombreuses. « J’ai eu 15 actions en justice en dix ans. Je n’ai jamais perdu », précise Marc Leplongeon, journaliste à l’Équipe. Emmanuelle Anizon, journaliste à l’Obs et autrice de Un si long silence sur la patineuse française Sarah Abitbol, violée par son entraîneur Gilles Beyer à l’âge de 15 ans, confirme : « La pression juridique est forte. Les coups de fil à la direction sont nombreux. On me promet de balancer des boules puantes sur internet. Il m’arrive de ne pas en dormir de la nuit ».

Conférence « Journalistes ou supporters » animée par Louise Audibert, journaliste indépendante

Au-delà de l’investigation, le journalisme sportif se heurte à bien d’autres obstacles. Aujourd’hui, la communication a verrouillé l’accès à l’info spontanée et même les conférences de presse sont accessibles aux seuls incrits – et… aux joueurs eux-mêmes. Surtout dans le milieu du football, le sport le plus regardé en France. Les stars du ballon rond, très présents sur leurs propres réseaux sociaux n’ont pas besoin de relais médiatiques et se suffisant à eux-mêmes. «Le football est l’un des secteurs les plus difficiles. Tout est très encadré. Il est plus facile de faire parler un homme politique, qui aura toujours quelque chose à dérouler, ou un acteur qui devra faire la promotion de son film… Un footballeur de très haut niveau n’a pas grand-chose à vendre. Il a peu d’intérêt à s’exprimer dans les médias », résume Lionel Dangoumau, directeur de la rédaction de l’Équipe. Une armée l’entoure : un communiquant, un juriste, un agent sportif… Difficile d’accéder « à la star » si une relation ne s’est pas nouée avant la célébrité. L’Équipe suit d’ailleurs les athlètes dès le plus jeune âge, pour contourner cet écueil. 

Et gare à celui qui voudrait court-circuiter la com’, et ne pas respecter les règles du jeu. Clément Gavard, journaliste chez Sofoot, en a ainsi fait les frais. Après six mois sans réponse positive du service com’ pour l’interview d’un joueur, il le contacte par ses propres moyens et obtient l’interview. Le service com’ est prévenu dès la fin de l’entretien. Et lui promet qu’il n’aura plus aucun joueur en interview. 

Les attentes contradictoires des « supporters »

Si les journalistes doivent gérer la muraille de la communication, ils sont également attentifs aux attentes contradictoires de « leurs supporters ». Selon la 7ème édition du baromètre Viavoice Les Assises 2023, qui se penche sur les attentes des citoyens envers les médias et l’utilité du journalisme, plus d’un Français sur deux estime que les journalistes de sport ne sont pas assez neutres et qu’ils affichent leurs préférences.  Des attentes qui changent quand l’équipe nationale est sur le terrain. Près d’un Français sur deux (45%) estime que les commentateurs doivent alors montrer leur 'supportérisme' national. Un chiffre qui monte à 65% parmi ceux qui s’informent très régulièrement.

Résultats de la 7ème édition du baromètre Viavoice Les Assises 2023

Pour les journalistes, il s’agit d’un travail d’équilibriste permanent. « L’émotion fait partie du sport. On se doit de le retranscrire. Si on enlève cette part d’émotion, le traitement est un peu dénaturé. Il doit y avoir de l’empathie, mais cela ne doit pas déborder », considère Lionel Dangoumau. 

 Où sont les femmes ?

Présentation des résultats de l'édition 2024 du Baromètre Viavoice

Des effectifs exclusivement masculins

Le journalisme de sport reste encore une profession et une activité largement occupée par des hommes. Selon une étude de l’Arcom, les femmes ne sont représentées qu’à hauteur de 20% sur les plateaux des émissions consacrées au sport et leur temps de parole y est seulement de 11%. Lors de la présentation du Baromètre, Frédérique Misslin, directrice adjointe RFI, constate que le chemin est encore long pour féminiser les rangs du journalisme sportif : « On a encore de gros progrès à faire. Dans notre service sport, il n’y a que des hommes. Ça fait mal. Peu de femmes tapent à la porte pour participer au service, que ce soit pour des CDD, des piges, un stage ou encore pour une mobilité interne. On fait appel à des consultantes pour les JO pour compenser. On a seulement une émission de foot présentée par une femme. C’est une vitrine ». Si le constat est amer, aucune initiative concrète pour résoudre ce problème n'a été avancée. 

Les médias doivent porter le changement

A la question du Baromètre, « à l’avenir, souhaiteriez-vous que davantage de femmes puissent faire ce métier », les Français ont répondu oui à 75%, 9% non et ils sont 16% à ne pas avoir répondu. Pour Cyril Petit, rédacteur en chef délégué au développement éditorial national Ouest France, ces résultats ne sont pas encourageants : « Je trouve inquiétant que 25% des personnes ne disent pas distinctement « oui ». C’est un mouvement global de la société qu’il faut enclencher et nous devons le porter. Le service public le fait par exemple en diffusant des compétitions féminines. »Il faut également encourager le changement, par le choix du vocabulaire employé. « Pourquoi on parle de ligue 1 féminine et simplement de ligue 1 quand il s’agit de joueurs masculins ? Est-ce que demain on ne devrait pas dire ligue 1 masculine ? ».

Conclusion

Les Assises devraient être un endroit propice pour l’introspection et les échanges constructifs. Pour le sociologue Jean-Marie Charon, « l’une des vertus des Assises, c’est que contrairement à nombre d’événements concernant les médias, il n’y a aucune volonté d’évacuer à priori les problèmes et les sujets de débat ». Les sujets qui n’ont pas été suffisamment débattus lors « de procédures très cadrées à l’initiative de l’État », sont « traités à ciel ouvert » aux Assises. Face à des discussions parfois vives, on a parfois eu l’impression d’assister à un festival de langues de bois. Si de nombreux médias sportifs ont assuré s’intéresser au traitement des violences sexuelles dans leurs colonnes, par exemple, aucun n’a instauré de dispositif concret. « Un groupe de réflexion va être mis en place », nous a assuré un dirigeant d’un grand média sportif, sans plus de précision. « Les femmes journalistes qui s’intéressent au sport s’auto-censurent, c’est malheureux, elles n’osent pas venir dans les services », déplore un autre. « Il faut être pro-actif ». A quand une vraie politique d’intégration et de réflexion sur la place des femmes dans le sport ?

 

Crédit photo de titre : Gaël Turpo