Fact-checking, bots et "push revival" : les stratégies des médias d'info pour 2017

Par Gautier Roos, France Télévisions, Direction de la Prospective

Comme chaque année, l'Institut Reuters a sondé 150 cadres officiant dans des médias d'information pour publier son rapport sur les tendances médiatiques à venir. A travers 24 pays, l’étude offre un panorama détaillé des éditeurs du monde entier, des enjeux auxquels ils font face, et donne des clés sur leur façon d’envisager l’avenir. Modèle économique, nouveaux usages, opportunités éditoriales : voici donc un condensé des grandes tendances de l’information pour 2017.

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2016 aura marqué une révolution copernicienne pour les médias d'infos internationaux. Fragilisés économiquement, ils doivent aussi composer avec une méfiance toujours plus accrue chez les jeunes. L'élection de Donald Trump a aussi permis de faire apparaître de nouveaux concepts, qui changent drastiquement la donne : qui aurait pensé que la "post-vérité", les "filter bubbles" et les "fake news" s'inviteraient dans nos dictionnaires il y a encore six mois ?

Qui avait prévu que Snapchat, longtemps demeurée une interface où l'on s'envoyait des photos éphémères, ferait aujourd'hui la pluie et le beau temps sur les médias d'info, en particulier chez les jeunes ?

Tentons d'y voir plus clair à l'heure où les éditeurs, toujours plus nombreux sur le marché, sont tenus de s'adapter aux nouvelles pratiques tout en pérennisant un modèle économique déjà précaire.

Restaurer la confiance envers les médias d'information : mort aux fake news, aux algorithmes, et aux filtres

Premier constat étonnant : à l'heure où les fake news menacent la confiance des lecteurs envers les éditeurs, les médias d'infos se montrent eux plutôt…confiants. 70% des éditeurs pensent que les préoccupations citoyennes autour de la question des fake news vont plus renforcer leur position (70%) que l'affaiblir (17%).

confiance

Les producteurs d'info estiment en effet que leur rôle va devenir de plus en plus prépondérant, dans une société où prolifèrent rumeurs et intox. Ils regardent dans l'ensemble positivement le besoin des lecteurs d'aller chercher une info plus complète et vérifiée, et y voient même une aubaine pour se (re)mettre à produire un journalisme de qualité.

L'explosion du fact-checking

L'année sera marquée par un boom du fact-checking citoyen, où les plateformes, fondations, et philanthropes mettront la main à la pâte pour chasser la mauvaise information.

fake news

Facebook a déjà annoncé son partenariat avec des agences et des titres de presse pour permettre aux utilisateurs de signaler des contenus douteux ; dans le même temps, des plug-ins (le WashPost qui donne la possibilité de fact-checker les tweets de Donald Trump, l'extension de Slate qui permet de filtrer les newsfeed Facebook) et des bots sont déjà dans les cartons pour procéder au grand nettoyage informationnel et démêler le vrai du faux.

Loin de se cantonner à un entre-soi journalistique, la question des fake news semble mettre la démocratie en péril : les médias d'info ne peuvent plus se permettre de s'abriter derrière des paywalls et des lectorats restreints car ciblés, ils doivent réintégrer les fils d'actualité "mainstream" et contester la mal-information.

Des algorithmes plus transparents

Avec leurs algorithmes opaques et leur faculté à nourrir des bulles toxiques, les réseaux sociaux sont sous le feu des critiques : des politiciens allemands ont suggéré l'idée d'infliger une amende allant jusqu'à 500 000 euros pour chaque fake news que Facebook (ou toute autre plateforme) n'arriverait pas à endiguer. Si le projet a peu de chances d'aboutir, la pression sur les plateformes va, elle, s'intensifier, et nul doute que les staffs éditoriaux et les postes dédiés à la vérification de l'info devraient s'élargir dans nombre d'organigrammes.

La pression vient aussi de l'Etat : pour préparer ses élections, le gouvernement tchèque met lui sur pied une unité "anti-fake news" qui surveillera une quarantaine de sites web propageant des théories complotistes ou des infos non vérifiées au sujet des migrants.

Restaurer une relation d'équilibre entre plateformes et éditeurs

Interrogés sur la toute-puissance des plateformes, les éditeurs affichent un visage plus circonspect : ils sont 46% à se déclarer plus inquiets que l'année dernière quant au rôle et à l'influence de ces acteurs. Sans surprise, seulement 9% d'entre eux s'estiment "moins inquiets" qu'auparavant.

"Les entreprises d'info sont en train de réaliser qu'elles contribuent à faire prospérer Facebook et d'autres plateformes tout en se portant préjudice. Il est temps de redéfinir la relation qui unie les deux acteurs" résume un responsable britannique dans le rapport.

Une inquiétude qu'il est facile à comprendre : alors que Facebook et Google voient leurs revenus gonfler, de nombreux médias s'embourbent dans les plans de licenciement pour simplement survivre.

Le modèle économique actuel est en train d'engraisser des géants en même temps qu'il paupérise ceux qui leur fournissent des contenus : les éditeurs s'accordent à dire qu'ils ne sont pas satisfaits des faibles revenus que leur rapporte Facebook, et qu'ils n'ont pas toujours accès à de précieuses données utilisateurs que le groupe de Mark Zuckerberg garde pour lui. Des problèmes se posent aussi avec Google AMP, les médias d'infos se lamentant de voir leurs propres contenus attribués à un URL…Google.

Cette asymétrie s'invitera au débat cette année, et des tentatives pour faire changer les choses sont d'ailleurs déjà entreprises à droite à gauche : Schibsted, un conglomérat norvégien, est en train de bâtir sa propre plateforme de distribution d'infos et de contenus pour lutter avec Facebook. Il faut s'attendre à voir de plus en plus de médias concurrencer directement les agrégateurs d'info avec leurs propres productions.

La pression va s'intensifier sur les plateformes, qui devront peut-être à terme débourser plus pour avoir accès aux contenus, et restaurer un semblant d'équité économique. En Corée du Sud par exemple, le portail Naver verse chaque année une somme définie aux éditeurs, et le régulation du pays permet d'assurer même aux plus petits médias une part des recettes.

Bots et reconnaissance vocale : c'est déjà demain

bots

Les messageries instantanées attirent aussi toute l'attention des éditeurs : Facebook Messenger (56%), WhatsApp (49%), Snapchat (49%) sont considérés comme des canaux "importants" ou "très importants" pour distribuer les contenus et interagir avec une communauté. Plus de 30 000 bots ont été créés sur Facebook Messenger en moins d'un an, et Kik, Skype, Telegram, bien que loin derrière, offrent déjà de belles opportunités pour s'adonner à un journalisme conversationnel d'un genre nouveau.

Plus globalement, Facebook reste un graal pour les médias d'infos : 78% des personnes interrogées estiment qu'il est très important d'y investir des dépenses, loin devant Youtube (25%), et…Facebook Messenger (16%).

plateforme investissment

Au-delà du bot, la voix est aussi l'un des enjeux de l'année : un tiers des éditeurs (28%) a bien l'intention d'expérimenter cette année des assistants à reconnaissance vocale comme Alexa sur Amazon Echo ou Google Assistant sur la Google Home.

Et nous-mêmes, nous nous mettrons à trouver naturel de parler directement à nos ordinateurs (que ce soit par bots, ou via Alexa, Siri, ou Cortana). Une tendance qui devrait à terme rendre le tactile (déjà) désuet : d'ici 2020, un tiers du temps consacré à la navigation internet devrait se faire sans passer par des interfaces à écran.

(Tenter de) pérenniser son modèle économique

Dans un paysage flou où les habitudes de consommation médiatiques évoluent toujours plus vite, les managers interrogés émettent (logiquement) des doutes quant à la pérennité de leur modèle économique. 24% d'entre eux se disent plus inquiets qu'il y a un an quant à la viabilité financière de leur groupe, un chiffre qui monte à 33% dans le secteur de la presse papier. Trois priorités se dégagent dans les objectifs des uns et des autres pour 2017 :

- a) accroître la masse de revenus en provenance des lecteurs existants

- b) convaincre de nouveaux consommateurs de payer en ligne pour accéder à leurs services

- c) développer de nouveaux services

postes de depense

L'accent sera aussi mis sur la fidélité et sur l'engagement, les éditeurs cherchant à faire du sur-mesure plutôt que d'attirer une masse de chalands anonymes : on parlera d'ailleurs plus d'"adhésion" que de "paywall", signe que les objectifs et les mentalités commencent à changer. Le gros challenge sera d'exploiter les données utilisateurs récoltées afin de comprendre comment les fidéliser.

Parmi les postes de dépenses les plus prisés par les médias pour l'année à venir, citons "la data et des systèmes de recommandation et de segmentation" (61%), ainsi que des inscriptions et des "sign-in drives" (52%).

alerts

2017 sera aussi l'année du push : 69% des personnes interrogées considèrent qu'il est "très important" d'intensifier et de mettre la paquet sur les notifications et alertes, à l'heure où Twitter prévoit son propre système d'alertes info personnalisées pour début 2017. Longtemps cantonnée à un simple message texte, la notification va s'enrichir visuellement : elle devrait prendre rapidement la forme de graphe, système de visualisation de data, photo avec contenu incrusté…

push graphic

The Guardian, Mic et d'autres entreprises sont déjà en train de plancher sur les formats à adopter pour s'afficher sur l'écran verrouillé, qui ne devrait justement plus "faire écran" entre l'utilisateur et le message à délivrer.

Ad-blockers : reconnaître que la publicité intrusive est dépassée

La question de l'intrusion publicitaire fera elle aussi son retour. De façon surprenante, certains médias tirent parti de l'expansion des ad-blockers : ils intègrent désormais à leur offre low-cost une possibilité de se débarrasser des publicités à peu de frais, et bloquent tour simplement les contenus à ceux qui refusent de le désactiver (c'est le cas de Bild en Allemagne).

Le grand challenge pour les éditeurs est de rendre la publicité acceptable, et d'en finir avec le modèle intrusif : les Googles AMP et Instant Articles de Facebook ont déjà un peu entériné l'idée selon laquelle il est possible de combiner publicité discrète (seuls certains formats sont acceptés) et exclusion de la majorité des ad-blockers traditionnels.