Par Gautier Roos, France Télévisions, Direction de la Prospective
La question est aussi vaste qu'ambitieuse : comment la Silicon Valley a-t-elle changé le visage du journalisme mondial ?
Dans un (long) rapport de 25.000 mots publié il y a quelques jours, le Tow Center for Digital Journalism de Columbia s'étend sur les nombreuses conséquences induites par la montée en puissance de ces acteurs oligopolistiques, dont il paraît bien difficile (pour ne pas dire suicidaire) de se passer quand on est un média d'informations. Une étude rétrospective éclairante sur la rapide redistribution des rôles de chacun, qui montre à quel point une petite décennie suffit à rebattre complètement les cartes à l'échelle du web.
Les espoirs contrariés d'un web pluriel et compétitif
En à peine 20 ans, le journalisme a connu pas moins de trois révolutions successives : une valse intensive qui souligne l’importance de prendre les bonnes décisions au bon moment.
Il y eut d’abord le basculement vers le numérique, lors des premiers balbutiements du web (1994-2004), période à laquelle les entreprises d’info se demandaient comment elles allaient transférer les lecteurs du print vers l’ordinateur. Il y eut ensuite, lors de la décennie suivante, l’émergence du web social, soutenu par l’open source et la prolifération des commentaires, période où de nombreux pure players ont vu le jour.
La troisième phase concerne l’actuelle prépondérance du mobile : plus qu’un acteur incontournable, il est devenu la nouvelle voie d’accès à l’information, accusant par la même un recul des ordinateurs de bureau et des tablettes.
Au fil du temps, des entreprises de plus en plus puissantes se sont mises à capter le marché de l’attention et les recettes publicitaires, exerçant une influence sur des éditeurs contraints d’adapter leurs pratiques et leurs structures économiques. L’internet d’aujourd’hui, verrouillé par quelques acteurs, est en train de mettre à mal les espoirs originels du père fondateur du web, le britannique Tim Berners-Lee.
Parmi la quarantaine de réseaux sociaux qui permettent à un média d’info d’atteindre son public, Facebook exerce une influence encore jamais vue dans toute l’histoire de la consommation de news. Conséquence directe : un nouvel écosystème de l’info se dessine, et, disons-le clairement, il coupe les vivres aux institutions journalistiques. Verizon, Twitter, Yahoo, Google et Facebook captent déjà plus de 65% du marché publicitaire en ligne, rappelait le Pew Research Center en 2016.
Sans décision politique collective, le ciel restera bien sombre pour les entreprises d’info : Digital Content Next constate de son côté que 90% de la croissance générée sur ce même marché en 2015 est allée dans les poches de Facebook et Google. Pas vraiment de quoi espérer des lendemains qui chantent...
Les plateformes sont-elles des éditeurs ?
Longtemps engluées dans le déni, les plateformes acceptent désormais d’assumer le rôle plus que prépondérant qu’elles jouent aujourd’hui dans ce nouvel écosystème d’info : au cœur du débat sur les fake news, Facebook est subitement passée de « simple entreprise technologique » à « nouveau genre de plateforme » dans la bouche de son illustre créateur, qui reconnaît aussi que le réseau social est un média à part entière.
Brouillant la frontière entre créateurs et distributeurs de contenus, les entreprises de la Silicon Valley jouissent d’un statut ambigu : Apple, Google, Snapchat, Twitter, et surtout Facebook sont-elles devenues des éditeurs ? La distribution et la mise en forme de l’info, la monétisation des publications, le point de contact stratégique avec les audiences : ces leviers sont aujourd’hui entre les mains d’une poignée de plateformes, chez qui la bonne santé du journalisme est loin d’être la première des priorités.
Dans cette nouvelle ère où l’information passe d’abord par le mobile (le Pew Center rappelle qu’en 2016, 92% des américains de 18 à 29 ans possèdent un smartphone, et plus de 62% de la population US consomment l’info via un réseau social, avec Facebook comme principale porte d’entrée) il faudrait affilier à ces applications une nouvelle fonction : celle de gatekeeper, de gardien de l’info. Le temps que nous passons sur ces appareils, et la tonne de data récoltée chaque jour par ces quelques acteurs, bouleverse non seulement les rapports de force, mais aussi l’environnement journalistique dans son ensemble.
Loin d’être uniquement des relais, les plateformes s’exposent à des enjeux nouveaux : doivent-elles influencer le tri des requêtes et des résultats, ou s'en remettre à des algorithmes dont elles sont parfois bien en peine de justifier les décisions ? L’interventionnisme brise la neutralité et l’objectivité chère à notre démocratie, là où l’absence totale de filtres laisse place à n’importe quelle dérive (Google, et les nombreuses requêtes portant sur la véracité de l’Holocauste, en sait quelque chose).
Difficile d’apporter une réponse définitive à ces questions : en août 2016, Facebook a congédié ses 30 « curateurs » humains pour les remplacer par des algorithmes, après qu’on lui a reproché d’avoir injustement occulté des informations provenant de sites conservateurs dans ses Trending Topics.
Le déferlement des fake news et la mise en lumière de la post-vérité ont bien vite changé la donne : à la fin de l'année, tout le monde s’accordait pour dire que Facebook devait préférer l’ingérence plutôt que le laisser-faire, afin de ne pas laisser les rumeurs et les messages propagandistes ravager notre démocratie. Une réponse à un contexte inquiétant : Craig Silverman (chef de section médias chez Buzzfeed News) venait de montrer que lors du mois précédent l’élection, les partages et les likes concernant les publications du site conservateur et ultra-partisan Freedom Daily (où la moitié des contenus sont soit mensongers, soit trompeurs), étaient en moyenne 19 fois plus fréquents que ceux d’un acteur historique de l’info comme CNN...
Peu après l’élection de Trump, Mark Zuckerberg rappelait à raison que Facebook devait bien se garder de devenir “un arbitre de la vérité” : raison pour laquelle la firme a noué des partenariats avec des éditeurs et des entreprises de fact-checking pour soumettre les articles douteux à notre discernement (ce sont les internautes qui effectuent le signalement) plutôt qu’à la censure. Une labellisation qui a justement été reprochée au Décodex (Le Monde), accusé d’endosser un costume de juge au-dessus de la mêlée, voire d'inquisiteur restaurant la mise à l'index : de quel droit une entreprise qui a des intérêts économiques peut-elle distribuer les bons et les mauvais points à ses concurrents ?
Nouveaux formats, clickbait, contenus sponsorisés : le diktat des plateformes et des annonceurs
D’un monde où le journalisme pouvait presque se réduire à quelques items phares (le bon vieil article de presse, l’entretien à la radio), nous avons basculé dans un univers d’abondance où une multitude de nouveaux formats cohabitent. Snapchat Discover, Facebook Live, Instagram Stories, Twitter Moments : il n'a fallu que quelques mois à cette novlangue obscure pour basculer dans le jargon commun. Mais ces nouveaux formats impulsés par les géants de la Silicon Valley, s'ils ont l'avantage de pousser les médias à une certaine créativité, sont difficilement digérables par toutes les structures.
La production de vidéos nécessite évidemment des coûts plus importants pour les éditeurs que le print. Les médias ayant la chance d'être distribués via Snapchat Discover ont tous dû monter des cellules et des équipes spécifiques, rodées aux nouveaux usages, pour produire du contenu quotidien (sans réel gage de rentabilité).
Conscient de son pouvoir démiurgique, Facebook a subventionné certains médias jusqu'à 5 millions de dollars pour qu'ils produisent du live et initient le public à ces nouveaux usages. Mais lorsque l'entreprise a stoppé ces aides en début d’année, le live s'est logiquement mis à stagner... S'alignant sur les variables du marché publicitaire, Mark Zuckerberg a aussi souhaité stimuler la production de longues vidéos sur le réseau social, grâce aux mid-rolls apparaissant une minute trente après la lecture : comment un média, même de taille moyenne, peut-il s'adapter à des exigences de production aussi fortes et fluctuantes ?
D'autant que l'audience volage naviguant sur Facebook dicte elle aussi sa loi : constatant que leurs vidéos étaient souvent mises en mode "mute" sur le réseau social, les éditeurs se sont mis à y inscrire du texte. Pour une entreprise de presse, la pression vient de partout, et peut surgir du jour au lendemain : les injonctions de Google et Facebook ne sont pas les seules à poser problème, comme le résume Mark Thompson, président du New York Times.
"L'idée diffuse selon laquelle les revenus publicitaires en ligne (…) seraient suffisants pour financer un journalisme de qualité est illusoire. Ces revenus profitent principalement à ceux qui contrôlent les plateformes (…) : le search, les réseaux sociaux, et les terminaux".
Permettant à n'importe qui de générer des revenus en ligne, la démocratisation du web a fait chuter le CPM (coût par mille impressions) : de nouveaux formats publicitaires ont donc été contraints d'émerger pour toucher efficacement le public. La prolifération du native advertising, avec ces contenus sponsorisés qui émergent au sein des médias pourtant peu adeptes de l'agressivité publicitaire, témoigne de cette nouvelle donne économique.
La publicité plus ou moins déguisée jouxte désormais les articles plus sérieux, l'idée étant d'entretenir une confusion des genres dans la tête d'un lecteur qui dispose aujourd’hui d’ad-blockers toujours plus performants. Les éditeurs sont ainsi contraints d’héberger le discours des marques : c’est un peu comme si en ligne, le publi-communiqué s'était invité partout.
En s'appropriant le format journalistique, les annonceurs ont trouvé la solution pour renouer le contact avec leurs cibles. Selon une étude de Digital Content Next publiée début 2017, les recettes des contenus natifs représentent déjà en moyenne 14% des recettes globales pour un éditeur en ligne.
Le phénomène est solidaire du clickbait, ces contenus aguicheurs (et parfois trompeurs) uniquement conçus comme des incitations aux clics. S'appuyant sur des enquêtes de qualité, BuzzFeed jouit aujourd'hui d'un certain prestige au sein de la presse : son modèle économique n’en reste pas moins drivé par des contenus viraux loin de donner leurs lettres de noblesse au journalisme… Certes, le click incentive n’est pas né d’hier, mais dans un web très concurrentiel où prévaut l’économie d’échelle, et au moment où le marché de l'attention s'intensifie, il a encore de belles heures devant lui.
Des stratégies de distribution qui varient grandement selon les titres
Mais ce contexte incertain a au moins un avantage : permettre aux titres de redéfinir leurs fondamentaux journalistiques. Certains éditeurs n’hésitent plus à délocaliser l’essentiel de leurs contenus sur les plateformes, cherchant à multiplier les points de contacts et s’assurer avant tout une visibilité, au risque de perdre totalement la main sur leur audience. D’autres réfléchissent à deux fois avant de s’engager sur la dernière innovation formelle initiée par Facebook et consorts, et optent pour une logique de barrage qui restreint un maximum la migration du public.
Avec comme cadre de référence la semaine du 6 au 12 février, le graphique montre que la production de contenus natifs (Stories, Snapchat Discover, Instant Articles de Facebook, Apple News…) est presque devenue aussi conséquente que celle de contenus « propriétaires » (« networked »), c'est-à-dire ceux redirigeant vers le site ou l'application originale. Ce qui en dit long sur l’exigence de temps et de moyens qu’il faut désormais déployer pour satisfaire les plateformes.
Ne lésinant pas sur les Instant Articles et sur les Apple News, le Huffington Post a par exemple fait le choix d’une stratégie essentiellement tournée vers le natif (66% de sa production totale).
CNN s’inscrit dans une démarche similaire, avec un recours presque aussi intensif à l’hébergement extérieur (59% de contenus natifs). Une situation qui s’explique aussi par leur stratégie sur Snapchat Discover et sur l'application de messagerie Line, destinée à capter de jeunes audiences pas vraiment habituées à prendre l’info à la source.
La stratégie du New York Times est tout autre. Si le titre a publié quasiment le même nombre d’éléments que le Huff Post sur les plateformes, il préfère garder la main mise sur sa relation avec le lecteur (seulement 16% de contenus natifs, avec une faible activité sur Apple News). Deux raisons à cela : le NYT a abandonné les Instant Articles, et le journal s’inscrit aujourd’hui dans une logique d’abonnement qui vise surtout à drainer du trafic sur son site, de façon à convaincre l'audience de souscrire à un modèle premium.
En tous les cas, le rapport semble préconiser la plus grande prudence au moment de choisir sa stratégie vis-à-vis des plateformes, ne serait-ce que pour rester propriétaire de sa relation avec l'audience. L’entre-deux fonctionne mal : l'étude conseille de bien définir en amont quelle ligne choisir. Soit un engagement minimum vis-à-vis des plateformes (un modèle économique qui repose sur des marges élevées, mais un échantillon de revenus limité) ; soit une alliance avec elles et une intégration au sein du marché publicitaire (avec des marges moins importantes puisqu’il faut les partager, mais des sources de revenus plus étalées).
Le déséquilibre entre plateformes et éditeurs semble tel aujourd'hui qu'il pousse les marques à valoriser leur image de marque et affirmer leur spécificité, dans une ère où l'info brute est disponible partout. Et c'est peut-être la (petite) note d'espoir qui ressort de cette synthèse pas vraiment enthousiasmante : pour les services de streaming comme pour les entreprises d'info, le marché de l'abonnement commence doucement à décoller, permettant une certaine autonomie vis-à-vis de la pression publicitaire...et un recentrement autour d'une valeur centrale : le public.