Temps de cerveau (vraiment) disponible

Par Lorraine Poupon, France Télévisions, Direction de la Prospective

On nous aurait donc menti. Vos amis surdiplômés ne liraient pas dans leur intégralité tous les articles qu’ils partagent sur Facebook. Malgré ce qu’ils veulent laisser croire, les internautes préféreraient le format dépêche AFP ou breaking news de BFM TV à un reportage fouillé du Monde Diplomatique. De fait, notre capacité de concentration et notre attention sont limitées. Et cette rareté leur confère une valeur (monétaire !) considérable pour les médias en ligne comme pour les annonceurs. Dans son rapport, Brent Merritt de l’Université George Washington invite à s’y intéresser de plus près.

C’est une nouvelle difficulté qui s’ajoute au secteur déjà sinistré des médias. Entre 1990 et 2016, ce sont 60% des emplois de la presse écrite qui ont disparu. Et ce n’est pas le passage au digital qui permet de compenser la perte en revenus publicitaires quand ceux-ci sont monopolisés par le duo Facebook – Google. Au troisième trimestre 2016, ils ont ainsi bénéficié à eux-seuls plus de 95% de la croissance de ces revenus tirés de la publicité. L’état des lieux est alarmant et il n’est pas sûr que les solutions choisies soient adaptées.

One-size-fits-all

Jusqu’ici, le calcul des revenus publicitaires était essentiellement basé sur les volumes de clics (cost per click), de vues (cost per view) ou de visite unique sur une page (cost per mille). Mais est-ce parce que qu’il est le plus représentatif de l’attitude des internautes sur une page web ? Pas vraiment.

Rares sont les lecteurs qui lisent effectivement un article de bout en bout. Ce n’est pas un hasard si l’édition US de Slate affiche le temps de lecture estimé pour un article. Chaque seconde compte, l’information doit être délivrée rapidement à un lecteur qui se lasse très vite. Ce choix du volume comme base de calcul est le résultat d’une simple habitude et d’une domination historique de Google Analytics et d’Adobe Omniture. Leaders du marché, c’étaient à l’époque les seules données dont ces outils d’analyse disposaient. Elles ont ensuite été adoptées par tous.

Ce modèle est néanmoins fragile. Quand on sait que 56% du trafic web est imputable aux bots et que 54% des encarts publicitaires achetés sont en fait invisibles pour l’internaute, ces (trop) rares investissements faits par les annonceurs sur les journaux en ligne plutôt que sur Google ou Facebook ne sont mêmes pas assurés d’être rentabilisés. Face à la fraude, le système de la publicité digitale est un château de cartes qui menace sérieusement de s’écrouler.

Et pourtant, cette méthode est appliquée de manière indifférenciée aussi bien aux sites de e-commerce qu’aux versions web de journaux, comme s’ils offraient le même type de contenu ou ciblaient le même profil d’internaute.

pexels-photo-171947

Elément déclencheur, péripéties, résolution ?

Le mode de sélection des données à prendre en compte est donc perfectible. S’il ne s’agit pas de renoncer à toutes les données mesurant les volumes, Brent Merritt de l’Université George Washington recommande dans son rapport d’enrichir la grille d’analyse à l’aide d’autres données, basées sur l’attention des lecteurs. Du point de vue des annonceurs, cela leur permettrait d’optimiser leurs investissements et de maximiser l’impact de leurs campagnes. Du côté des titres de presse, cela leur permettrait de savoir ce qui intéresse en premier lieu leurs lecteurs.

Cette solution était impossible à mettre en place au début de la monétisation des contenus sur internet, mais la donne change. Chartbeat permet ainsi aux journalistes de suivre en temps réel l’attitude des lecteurs face à un article depuis un tableau de bord. L’engagement de l’internaute, au-delà des commentaires ou partages de l’article, est mesuré à l’aide des mouvements du curseur ou du défilement de la page.

Le Financial Times est un des premiers titres à avoir offert ce mode de calcul des coûts. The Economist a pris sa suite en 2015 avec le Wall Street Journal mais ils restent pionniers. Par leur taille et leurs spécificités (un contenu de qualité, un lectorat engagé et prisé des annonceurs), l’expérience, aussi concluante soit-elle, n’est probablement pas généralisable à des publications plus confidentielles. Mais elle arrive à une heure où toute raison d’être optimiste pour le secteur est la bienvenue.

Too big to change ?

Si les lacunes du système actuel sont de plus en plus criantes, force est de constater néanmoins quelques réticences face aux évolutions possibles et même recommandées. Un changement doit s’opérer dans les mentalités aussi bien du côté des annonceurs que de la presse. Le succès d’un papier ne serait plus basé essentiellement sur les clics et les vues mais sur l’engagement réel du lecteur, à savoir, et avec humilité, le simple fait qu’il l’ait lu dans son entièreté.

Reste à garder en tête que le travail de journaliste ne doit pas être guidé par ces seules variables. Si l’on considère que le devoir d’information consiste à mettre en lumière des sujets ignorés du grand public, il faut rester lucide face à cette pression du résultat. Le risque de l’autocensure est grand quand on s’y confronte sous peine d’occulter purement et simplement des sujets de peur qu’ils ne trouvent pas de lecteurs. Enfin, si l’ambition affichée est de faire correspondre sujets populaires avec succès publicitaire, a fortiori dans un contexte de crise, la frontière entre logique business et définition de la ligne éditoriale semble de plus en plus ténue, un autre écueil à éviter.