Affinités prédictives : des algorithmes et des hommes

 L’embarras du choix

Qui détermine ce que vous allez lire, regarder, écouter ? Un éditeur, le directeur des programmes d’une chaîne de TV, le DJ d’une station de radio ? Le rédacteur-en-chef d’un journal, d’un magazine ? Le directeur de collection, le libraire ? Le patron d’une maison de disque, d’un studio de cinéma ? Ou bien désormais un algorithme ?

Depuis 15 ans, le transfert de pouvoir dans les médias est éclatant, sans équivoque : beaucoup plus de gens ont accès à beaucoup plus de contenus. Armé d’une souris, d’un écran tactile ou d’une télécommande, le public a pris le contrôle. Il peut s’exprimer, produire, et surtout entend consommer ce qu’il veut, quand il veut, où il veut, sur l’écran de son choix.

Mais quand chacun, connecté, peut accéder à des millions de contenus, le choix devient difficile et déterminant. Pour l’individu, embarrassé, submergé, mais aussi pour le média, qui doit aider à réduire le bruit et à susciter l’intérêt pour sortir du lot.

Face à la cacophonie et au vacarme, nés du tsunami de contenus éparpillés, d’informations morcelées, d’auteurs isolés, ordre d’apparition et filtres de confiance deviennent cruciaux. Face à la tyrannie du choix, aux contenus de plus en plus ignorés, non consommés, le public, fatigué, prête de moins en moins attention. Face à cette nouvelle pollution, il a besoin de tri, de traitement et de capacités de recyclage. C’est le contraire de la réalité augmentée : il lui faut moins d’infos ! Le temps lui manque, sa durée d’attention diminue et n’est disponible, espère-t-il, que pour la qualité. Rien n’indique que ce problème s’arrangera. Au contraire.

Algorithmes, éminences grises de nos vies connectées 

Trouver le signal dans le bruit est au cœur d’un nouveau changement de paradigme dans l’univers de plus en plus complexe de la consommation de médias.

Depuis une dizaine d’années, les réseaux sociaux, nos communautés, ont ajouté une couche de personnalisation, de partage et de recommandations à la consommation classique. Mais aujourd’hui vivre, c’est aussi générer des données ! De nouveaux services automatisés, les algorithmes, prennent le relais des intermédiaires dans la prescription des choix.

L’époque est aux « Big Data », qu’aucun humain n’est capable aujourd’hui de classer manuellement. L’intelligence artificielle transforme ce contexte en information. Les algorithmes traitent à très grande vitesse, voire en temps réel, les quantités gigantesques de données que nous produisons tous chaque jour, lorsque nous naviguons, recherchons, cliquons, échangeons. Ils exploitent de vastes bases de données dans le « cloud », pour mieux comprendre qui nous sommes et ce que nous voulons.

Publicité et éditorial se traitent de la même manière avec les Big Data, qui permettent de s’adapter à chaque produit, à chaque personne : les annonceurs (gros consommateurs d'algorithmes) exigent de pouvoir adresser de manière plus beaucoup fine des cibles marketing de plus en plus segmentées, tandis que les consommateurs refusent autant le marketing de masse que le média de masse, qui ont cessé d'être pertinents. Idem pour les mesures d’audience : à quoi sert un panel quand on peut tout mesurer ?

Les géants agrégateurs du web rassemblent donc les flux pour les organiser avec des attributs (localisation, heure, hashtag, …). Tous collectent, archivent, traitent, analysent les données des utilisateurs pour en faire des signaux pertinents. Pour nous faire des propositions plus ajustées, de lecture, musique, films ou publicités. Et plus l’utilisateur est bien ciblé, plus il vaut cher.

Pour un coût modique, ils recommandent donc des articles, organisent la Une des sites, fabriquent des « playlists », proposent des articles à acheter, et parfois produisent eux-mêmes automatiquement des contenus. Omniprésents, les algorithmes sont les nouvelles éminences grises de nos vies connectées !

De plus en plus, les capteurs traitent les indices de notre proche environnement, les interactions entre mondes réel et virtuels, entre mots et objets, photos, vidéosLes algorithmes ne sont désormais plus l’apanage de la finance et de la science. Plus généralement, les algorithmes arriveront, dans les prochaines années, à être encore plus pertinents en croisant nos données personnelles, physiques, nos préférences, nos données communautaires, d’influence, de contextes d’utilisation avec des données générales de localisation, d’actualité et des bases de données.

L’analyse de ces éléments améliore la qualité de l’expérience, la nature et la personnalisation de l’offre. Elle permet aussi de tester et de détecter des tendances, de mesurer et de comparer. La technologie fait le sale boulot en produisant non seulement de la recommandation individuelle, collective, sociale, mais aussi une connaissance prédictive de l’audience. Les machines reconnaissent les gens et « comprennent » leurs désirs et leurs émotions. Parfois avant eux !

Avec d’énormes capacités de calcul, le pari de Google --qui est en train de changer ses propres algorithmes -- d’Amazon, Facebook, Baidu, Twitter, Yahoo ou Netflix c’est, sur tous les terminaux, de répondre aux questions avant qu’elles ne soient posées. D’anticiper les intentions et les émotions. De deviner les prochaines actions. La « reco », c’est le contraire du « search » !

La convergence des médias numériques et de la technologie s’accentue

Toutes les grandes décisions des géants du web se prennent désormais à partir de mesures de données : pour leurs nouveaux produits, les œuvres à financer et produire, comme pour leurs modes d’action.

Dans un web de plus en plus structuré, tous travaillent aussi sur le « deep learning », « l’apprentissage profond » par des ordinateurs qui leur permet de se rapprocher du comportement du cerveau humain. Ces recherches serviront dans la reconnaissance faciale, la vision des objets et de l’environnement, les traductions etc. La barrière des langues disparaîtra d’ici quelques années. Celle des cultures va probablement s’estomper.

Les prochaines étapes concerneront le déchiffrage des opinions liées à des textes, des photos, des vidéos … Puis ce sera le tour de nos sentiments et de nos émotions, notamment via des capteurs portés sur nous !

De l’informatique prédictive à l’informatique cognitive : bientôt, selon les gourous de l’intelligence artificielle, nos ordinateurs nous retourneront les questions et, pour affiner, nous demanderont plus d’infos sur nos requêtes.

Pour cela, il leur faudra encore et toujours des données, beaucoup de données. Toujours avec nous, c’est le smart phone, connecté et truffé de capteurs, qui est l’outil principal de cette nouvelle révolution culturelle. L’informatique prédictive et contextuelle, combinant terminaux, logiciels, réseaux et services, absorbe nos graphes et interprète les situations que nous vivons, y compris en fonction d’où et avec qui nous nous trouvons. Les géants des réseaux vont donc continuer à croître à partir des graphes (sociaux, d’intérêts, comportementaux et de personnalité) qu’ils ont bâtis sur nous. 

Des fiches pertinentes, au bon moment

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S’éloignant des pages fixes et du « search », l’offre média sur le web se fragmente, se réorganise et se ré-agrège pour former des fiches, composées de nombreux contenus différents (textes, photos, audio, vidéos…) issus de sources variées et proposés de manière pertinente au bon moment. Un regroupement qui dépend de la personne, de ses goûts, de ses comportements, historiques, lieux, amis, et de l’écosystème des pubs qui lui sont adressées. Les tableaux de bord se multiplient et permettent de gérer plusieurs comptes de réseaux sociaux, de filtrer l’actualité selon nos centres d’intérêts, de créer notre propre magazine en ligne… A chaque utilisateur son média.

Google, Twitter, Spotify, Pinterest sont en train de migrer vers ces fiches, nouveaux modèles d’interactions. Spotify est aussi en mesure de vous proposer de la musique en fonction de votre … humeur et de la situation où vous vous trouvez (dîner, gym,…) ! Ces fiches deviennent des plateformescréatives personnalisées où peuvent être embarquées toutes sortes de contenus, disséminés ensuite par les réseaux sociaux.

Dans cette course à la personnalisation, l’époque des audiences de média « taille unique », des pratiques d’arrosage massif et indifférencié, est donc révolue. Celle de quelques marchés dotés de millions de clients laisse place à celle de millions de marchés dotés de quelques clients. Le web n’est pas une grande place où chacun crie, mais une multitude de petits squares où les gens échangent entre eux.

Pour les médias de masse, c’est le monde à l’envers. L’heure est à la personnalisation. Aux médias de précision, comme nous l’avons déjà indiqué ici. Mais les médias classiques ne l’ont pas encore réalisé. Ils continuent à voir leur public comme un vaste public indifférencié. Les annonceurs eux toutefois n’ont plus envie de payer pour tous les lecteurs ou tous les téléspectateurs.

G Now

De plus en plus en facile de déloger les sortants !

Désormais, qu’on le veuille ou non, il ne naît plus de lecteurs de journaux ou de téléspectateurs !La majorité des gens s’est tournée vers Internet. Les seniors ne sauveront pas la presse imprimée. Pour s’informer, ils quittent aussi le papier pour le web et les mobiles. Les scoops ne sont plus l’apanage des grands médias. Les Etats-Unis comptent aujourd’hui moins de journalistes que dans les années 70. Et même en s’orientant vers des contenus plus visuels et la vidéo, les journaux américains connaîtront, en 2013, leur 8ème année d’affilée de baisse de la diffusion et perdront un milliard de dollars de publicité.

Le contrôle de la distribution a changé de mains et s’est échappé des médias classiques.

Les médias sociaux sont plus actifs que les anciens : le référencement s’y fait par nuage de mots clé (word cloud) issu du traitement du big data. Les géants du web et les telcos maîtrisent, eux, désormais, les droits d’accès à des contenus spécifiques et les plateformes qui les amènent.

Leur puissance est sidérante. En trois mois, Google dégage 15 milliards $ de revenus et 3 milliards de profits. Sa capitalisation en fait une société plus grosse que Disney, Sony, Time Warner, Viacom et CBS réunis ! Twitter est évalué à 23 milliards de dollars, Pinterest au double du New York Times ! Netflix est plus gros que HBO. Associant légèreté et sérieux, BuzzFeed continue son ascension vertigineuse (près de 100 millions de visiteurs uniques) et de nouveaux venus arrivent (UpWorthy, Medium, Quartz…).

Mais même si les médias classiques n’ont pas dit leur dernier mot (les revenus digitaux du New York Times atteignent désormais 400 millions $, de quoi faire vivre une rédaction, le Financial Times a 100.000 abonnés de plus en numérique qu’en imprimé), ce sont des milliardaires du web qui s’intéressent à l’info ! Le patron d’Amazon, Jeff Bezos, a stupéfait le monde des médias en rachetant le Washington Post et le fondateur d’eBay, Pierre Omidyar va dépenser plus de 250 millions de dollars pour lancer un site d’investigation avec le journaliste à l’origine du scoop de la NSA, Glenn Greenwald.

Usages : des grottes de Lascaux à Snapchat, de l’autoportrait au « selfie » 

Ce nouveau transfert de pouvoirs, des hommes aux machines, se fait dans un contexte de vive accélération dans le bouleversement des usages, des habitudes, des comportements du public.

Les jeunes, immergés désormais dans une culture de l’écran et de la réappropriation, dans des pratiques hyper-connectées « do it yourself » (faites le vous-même), ne piratent plus la musique, ne regardent pas la télé comme nous. Ils vont sur YouTube où n’importe qui peut concurrencer une chaîne depuis sa maison. Ils continuent de documenter et de partager leurs vies sur cinq réseaux sociaux majeursde plus en plus visuels, -- Twitter, YouTube, Instagram, Facebook, Snapchat – où la photographie est devenue un outil de communication et de partage majeur. La vidéo aussi. Les stars de demain, y sont aujourd’hui déjà connues ! Vice Media est la nouvelle MTV ! Le hashtag est devenu un signe de ponctuation ! Instagram a conquis le monde en trois ans. Vine donne des infos en 6 secondes ! La culture geek est devenue grand public.

Smart phones et tablettes, armes de distraction massives !

La réalité autour de nous est devenue le second écran, le premier c’est le mobile ! Le boom de la connectivité en mobilité, qui relie quasiment tous les habitants de la planète, redéfinit une grande partie des activités humaines, à commencer par le rapport aux médias.

20% de la consommation de médias des Américains (dont plus du tiers ont déjà une tablette) passe par les terminaux mobiles. C’est cinq fois plus qu’en 2009. Sur YouTube, c’est 40% du trafic qui vient désormais des mobiles. Le temps passé cumulé sur le smart phone est en train de dépasser celui dédié à la télévision !

La vidéo, le streaming se consomment vraiment partout : les terminaux mobiles sont en train de passer au très haut débit. Ce ne sont pas des seconds écrans ou même des écrans compagnons. L’écosystème s’est élargi : les gens ne sont plus liés à un terminal particulier, mais à des contenus consommés à la demande, dont ils parlent et qu’ils partagent. L’important, aujourd’hui, c’est l’écran que nous avons devant nous. 

Le streaming a gagné 

Le streaming et l’omniprésence. Pour la 1ère fois, cette année, les Américains consommeront plus de médias web et mobiles que de TV, tandis que la consommation d’images par Internet et mobiles croit nettement plus vite que prévu.

2013, est bien l’année du streaming, qui devient la première forme de consommation de biens culturels en France. Et peu importe le terminal ou le système d’exploitation, si vous utilisez Amazon pour vos livres, Netflix pour vos films et Spotify pour votre musique. Vous pouvez sauter d’une plateforme à l’autre.

Plus personne – ou presque - ne regarde la télévision comme son voisin. Ayant le choix, les gens ne veulent plus ce qu’ils avaient avant. Et les jeunes regardent des vidéos toute la journée ! Internet, plateforme créative, est devenu le lieu où se regarde le meilleur de la télé. Mais les groupes de TV ne sont pas prêts. Leurs modèles économiques et règlementaires, non plus. Nous étions dans une économie de l’offre, nous basculons dans une économie de la demande où le public – qui, rappelons-le, désormais commande -- n’a pas l’impression qu’on lui donne ce qu’il veut.

Les médias classiques, mais aussi les portails, ont du mal à faire cette transition, car leurs méthodes de programmation, comme l'adressage de leur audience, sont basées sur un marketing large bande (façon tapis de bombes), là où aujourd’hui la nouvelle donne nécessite une frappe chirurgicale (et donc forcement algorithmique).

Peu importe donc que le programme arrive par satellite, ADSL, liaison hertzienne ou numérique, via une console de jeux ou autre composant matériel, qu’il soit regardé sur un téléviseur, une tablette ou un ordinateur. Avec sa qualité visuelle et sonore, il est jugé sur son mérite, sur sa pertinence et s’il est trouvable.

Bien sûr, le public veut toujours regarder la télé et aller au cinéma ! Mais il est las de ne pas trouver les contenus adaptés à ses goûts et centres d’intérêt, ou alors noyés dans la publicité. Il est surtout las aussi de ne pas retrouver l’ubiquité disponible pour ses films alors que les nouveaux géants des médias, Facebook, Google, Twitter sont omniprésents dans sa vie ! Les gens vivent aujourd’hui sur leur smart phone et leur tablette. Moins dans les salles de cinéma ou devant leur télé.

La SVoD, nouvelle forme de télévision

L’avenir de la télévision est en ligne. Trois plateformes d’offres de vidéo à la demande par abonnement, qui loin d’être de simples extensions de la VoD, sont en train d’y devenir, aux Etats-Unis comme en Europe, de vrais concurrentes de la télévision : Netflix, Hulu+ et Amazon Premium. Ces trois « OTT » (nom des pure players diffuseurs de TV sur Internet) dépensent des centaines de millions de dollars à acquérir et à produire des contenus exclusifs pour proposer des œuvres de qualité à la demande. Plus ils auront du succès, plus ils pourront se procurer des droits. Et tous utilisent massivement les algorithmes.

Ces trois acteurs investissent sur le (très) jeune public, avec des contenus, interfaces et expériences ludiques et éducatives et souvent multi-écrans, adaptés et sécurisés, qui n’ont pour autre but que de former le futur public à une TV à la demande et personnalisée. Cette nouvelle forme de consommation ne sera pas qu’un effet de mode.

Et même s’ils n’ont pas encore assez de contenus pour concurrencer la TV, ils commencent à mordre sur le temps consacré au petit écran et continuent de changer Hollywood, avec ou sans son accord. Dans le même temps, les studios, qui continuent de faire comme s’ils n’avaient pas de concurrents, commencent à licencier. Ils devinent qu’ils dépendront de plus en plus de l’argent des Netflix et Amazon, tandis que des milliers de salles ferment aux Etats-Unis.

Economie de l’abonnement, de l’expérience et de la connexion

L’économie de l’abonnement semble du reste être en train de gagner avec Spotify pour la musique ou Netflix pour les films. L’avenir de la distribution en ligne s’y dessine. Le New York Times gagne d’ailleurs désormais plus d’argent avec ses abonnements qu’avec ses annonceurs.

Ce passage à une économie de l’expérience et de la connexion (streaming, buffet à volonté, tout le temps, n’importe où …) modifie les industries existantes mais leur permet aussi de révolutionner leur modèle d’affaires grâce aux données. Les pratiques numériques s’incarnent de plus en plus dans la vie de tous les jours. Les frontières s’estompent entre mondes réel et virtuels. Les écrans tactiles sont plébiscités. Les jeux vidéo en ligne, en groupe, et les nouvelles plateformes de streaming donnent au public leur shoot quotidien d’images. Le téléviseur devient un support vide comme un autre pour des contenus multiples, de plus en plus souvent choisis par le public. Et parfois financés directement par lui, car les plateformes de « crowd funding » (Kickstarter, Indiegogo, My Major Cie, KissKiss BankBank…) se développent vite.

Ceux qui veulent empêcher le futur d’arriver ne cherchent toujours pas à profiter des différents moyens qu’ont les gens aujourd’hui de consommer des contenus. On ne raconte pas les histoires aujourd’hui comme il y a 5 ans. A fortiori 15 ans. Et on ne la raconte pas de la même manière sur Facebook, YouTube ou à la télé. Les besoins ont changé ! Le temps s’est rétréci. Le public, plus pressé, a besoin d’autres formes narratives.

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Big Data : déjà une seconde grande crise !

Mais les fameuses « Big Data » ont aussi montré qu’elles n’avaient pas que des avantages. Loin de là ! On l’avait vu en 2008 lors de la crise financière, premier grand accident historique d’algorithmes sans contrôles, devenus fous. On le revoit avec l’affaire de surveillance mondiale des citoyens par la NSA où la technologie l’emporte, hélas, sur la politique. « C’est possible, on le fait ! ». Pour l’instant les citoyens ne se sont pas faits entendre, mais si ces affaires se répètent, iront-ils plus loin qu’un soutien moral aux « lanceurs d’alertes » ?

Une classe princière de sachants

A l’âge d’or de l’informatique, permis par les capacités illimitées de puissance et de stockage à portée de main, où la monnaie d’échange contre des services et des contenus sont bien les données, les algorithmes facilitent la vie, sont utiles, font gagner du temps et de l’argent, à condition de ne pas répéter les mêmes erreurs et les mauvais comportements, des milliers de fois. A condition aussi d’être surveillés !

Le code, c’est fait pour créer de l’interactivité, pas pour engendrer à terme une nouvelle classe princière de « sachants » : les développeurs et leurs donneurs d’ordre. Loin d’être seulement les ouvriers de l’automobile de notre génération, ils sont aussi désormais les nouveaux créatifs et constituent un élément essentiel de la chaîne de valeur des médias. Mais l’opacité règne sur leurs pratiques et, danger, le fossé grandit entre ceux qui sont en mesure d’utiliser efficacement ces « big data » et les autres. Les premiers sont tout simplement en train de changer la manière dont ils apprennent. Les autres en restent au mode d’éducation du 19ème siècle. Dans le même temps, Google travaille avec la Nasa sur l’informatique quantique, qui travaille sur l’intuition, le hasard, et dont l’un des principaux débouchés sera bien évidemment l’optimisation des données et des réseaux. 

Des choix dictés ? Oui, et qui donnent plus de confiseries que de brocoli !

Un autre problème réside dans la domination d’un web trop personnalisé où tout nous est servi à la petite cuillère ! Où les choix sont dictés par des algorithmes, certes en fonction de critères personnels pertinents, mais où s’évaporent sérendipité et heureux hasard.

Pression des pairs, listes des plus lus, des plus populaires, habitudes mises en avant : le danger est de voir Internet nous proposer les choses qu’il juge, lui, que nous voulons voir.

Codifier, c’est mettre ainsi de côté beaucoup d’éléments. Or le résiduel peut être important. L’algorithme de recommandation risque alors de renforcer la chambre d’écho, voire les tendances lourdes. Il conforte ce qu’on aime, ce à quoi on s’intéresse. Les algorithmes vont donc nous offrir bien plus de friandises et de douceurs que de légumes verts ! Avec le biais d’ignorer ce qui nous est épargné, de passer à côté du reste, au moins aussi important. Les utilisateurs sont toutefois capables d’apprendre à contourner, à brouiller les pistes et leurs historiques pour avoir des avis vierges et les algorithmes sont de plus en plus adroits pour proposer des découvertes (cf. Twitter). Et rassurez-vous ! Les médias restent aussi sources de pouvoir : leurs informations ne sont, et ne seront, pas uniquement sélectionnés par des algorithmes de la demande.

L’ère du contexte et de la programmation

Amazon, Netflix, Spotify, nouveaux prescripteurs, sont-ils alors en train de nous suggérer des choix, de menacer notre libre arbitre, de nous forcer la main ? Hommes ou machines, le problème reste le même : celui de trouver le bon contenu au bon moment. Comment favoriser la découverte au milieu du bruit ? Comment guider le choix ? Qui va donner envie d’avoir envie ?

Difficile aujourd’hui d’éviter les algorithmes et l’informatique ubiquitaire, qui envahissent nos vies et dont le coût ne cesse de baisser. D’autant que les gadgets que nous allons bientôt porter sur nous (montres, lunettes, capteurs connectés) nous relieront encore plus intimement au reste du monde et … à notre petit nuage personnel de données !

Re-concentration des pouvoirs

Certes, les vingt premières années d’Internet et des médias numériques ont surtout  profité aux citoyens, nouvellement connectés, dotés de pouvoirs accrus d’expression et de communication, aux geeks, aux développeurs, et à quelques hackers aux objectifs variés. Mais rapidement --et comme toujours-- les plus puissants sont bien en train de se réapproprier le progrès.

Ces dernières années, trois sociétés ont dominé la conversation, généré la plupart des nouvelles idées, et gagné beaucoup d’argent : Google, Apple et Facebook. Pour l’instant, les plateformes technologiques, qui se font d’ailleurs la guerre (Facebook, iTunes, Twitter, YouTube, Netflix, Hulu…) l’ont emporté sur les portails (AOL, Yahoo !, ..) et sur les indépendants (HuffPost, BuzzFeed, …). Apple gère une base de 600 millions d’abonnés, dont la plupart avec une carte de crédit associée. Dans un web devenu féodal, une poignée de géants s’active donc désormais derrière tous les centres majeurs de pouvoir.

Alors que les prochaines étapes d’Internet concerneront essentiellement la santé, l’éducation et la gouvernance, les Etats tentent aussi de reprendre la main. Etats-Unis en tête, ils ont mis en place des services de surveillance personnalisée algorithmique qui passent au crible toutes nos activités sur le web et mobiles.

Qui dominera les 20 prochaines années ? Qui gagnera entre pouvoirs institutionnels, pouvoirs économiques et pouvoirs distribués ? Depuis quelle région du monde ? Il y a déjà des gagnants et des perdants, et les chances de s’élever diminuent actuellement. La stratégie des géants – et de nombreux états-- est aussi de nous encercler dans des systèmes.

Troubles sociaux ?

Le numérique, c’est moins cher, plus rapide et plus pratique ! C’est une économie où le gagnant prend tout, où la richesse est concentrée. Les avancées technologiques actuelles sont tellement puissantes, qu’elles risquent de réduire le besoin et la quantité de main d’œuvre nécessaire à accomplir de nombreuses tâches. Amazon a déjà remplacé les vendeurs par des algorithmes. Gartner, première firme mondiale de recherche en nouvelles technologiques, y voit le ferment de futurs troubles sociaux.

La décennie prochaine marquera l’essor de la personnalisation, comme de la poursuite de l’agrégation des signaux de comportements et de sentiments humains, collectés par les réseaux. Mais nous mesurons encore mal ces nouvelles capacités d’observation, de collecte, de stockage de toutes ces données qui constituent le centre de cette nouvelle économie connectée.

Allons-nous basculer vers un monde dominé par une vaste quantité de données ? Filtrées non par des humains, mais par des machines ? Sans éthique ? Qui prédisent, manipulent, construisent petit à petit nos goûts et orientent nos choix ?

Pas si simple ! Dans le secteur de la vidéo, par exemple, tous cherchent à imiter Spotify, dont la force principale réside dans ses fameuses « playlists ». Or qu’est ce qu’une chaîne de TV avec de bons programmes, si ce n’est une bonne « playlist » ? D’ailleurs code ou éditeur, dans les deux cas la solution semble d’ailleurs passer par le même mot : la programmation !

Une solution qui passe sans doute aussi par une alliance du tri sélectif (curation), de choix éditoriaux et de programmation d’une offre cohérente, avec l’intuition, la perspicacité, la prise de risque et le goût de l’aventure, que rien ne saurait remplacer, pour remplir l’exigeant contrat d’écoute avec un public qui favorise aujourd’hui contexte et expérience, mais aussi originalité et confiance. 

Une solution qui passe aussi par plus de transparence, de partage et de responsabilisation pour que ces algorithmes ne restent pas des boîtes noires pour des citoyens qui ne se sentiraient pas concernés mais manipulés. Il faudra des hommes formés pour surveiller ces machines, leur conception, leur dessein et leur influence. Et bien sûr leur réclamer des comptes !

Alors que les cycles d’innovation s’accélèrent, nous ne sommes qu’au tout début de cette nouvelle aventure qui donne aux machines des pouvoirs étendus sur nos existences, et aux médias et médiateurs de vraies opportunités de mieux rendre service, via la puissance des algorithmes aveugles, alliée à l'intuition et à la créativité humaines.

Eric Scherer

(Introduction au Cahier de Tendances MétaMédia N°6, Automne - Hiver 2013 - 2014)