L’ADN journalistique, cet étrange algorithme rebelle

Par @NicolasBecquet, journaliste et développeur éditorial à L'Echo, quotidien économique et financier belge

Est-il vraiment raisonnable de s’opposer, par principe, aux algorithmes ? Est-il d’ailleurs encore temps pour les éditeurs de presse de pendre position ? La réponse est non. Il est bien trop tard. Ces formules mathématiques complexes et énigmatiques organisent déjà une part considérable de nos vies grâce à la maîtrise des flux d’informations.

Le pragmatisme semble devoir l’emporter sur l’alarmisme et les positions dogmatiques. La seule certitude communément partagée consiste à constater la puissance phénoménale et le développement fulgurant du mainstream algorithmique. Cette force insatiable qui se nourrit de données pour grandir et devenir encore plus performante. Rien ne lui résiste : vie privée, relations sociales, commerce en ligne, économie, objets connectés, etc.

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Mais la logique du fait accompli ne saurait justifier la passivité des éditeurs de presse, un quelconque fatalisme ou même une admiration béate. Au milieu de ce raz-de-marée technologique, la presse et les médias sont emportés par le courant au même titre que les autres secteurs de l’économie. Pourtant, informer n’est pas un métier comme un autre. L’information n’est pas un produit lambda transporté en conteneurs de port en port ou même un produit de divertissement destiné à répondre point par point aux attentes des consommateurs.

L’information est une matière vivante et fragile dont les conditions de production déterminent la valeur. D’un point de vue journalistique, il s’agit de s’interroger sur l’impact réel des formules mathématiques sur la production de l’information. Il est également nécessaire de mesurer le degré de conformation et d’allégeance induit par le système algorithmique.

De la ligne éditoriale aux trending topics

Cette « suite d’opérations ou d'instructions permettant de résoudre un problème » impose ses propres règles du jeu. Des règles communes qui mettent en concurrence des secteurs différents sur un même terrain numérique, celui de l’attention et de la visibilité.

Nul besoin d’être mathématicien ou développeur informatique pour déceler les effets des algorithmes sur l’information en ligne. L’indexation des contenus par les robots des moteurs de recherche a sérieusement formaté les articles et pas uniquement d’un point de vue technique.

La logique des revenus publicitaires indexés au nombre de clics ainsi que l’impératif de visibilité sur le web ont conduit la majorité des rédactions à écrire pour satisfaire des algorithmes. Rédiger un article « Google friendly » nécessite d’embrasser de nombreuses contraintes éditoriales : titre et intertitres conformes aux mots-clés les plus partagés à un instant donné, récurrence de ces termes, taille idéale de texte, nombres de paragraphes...

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Cette écriture adaptée aux règles du référencement a insidieusement conduit à une uniformisation des angles, des formats et du type d’information traité. Les « trending topics », ou machine à clics, ont en partie remplacé les spécificités rédactionnelles. D’un impératif technique, censé favoriser la visibilité et la libre circulation de l’information sur les réseaux, les journalistes ont hérité de nouvelles contraintes éditoriales et impératives.

Éditeurs et versatilité des algorithmes

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Du SEO (Search Engine Optimization) au SMO (Social Media Optimization), ce sont les algorithmes qui sont désormais aux manettes de la plupart des sites d’actualité. Pire, la dépendance aux moteurs de recherche, en s’accentuant, se transforme en enjeu de pouvoir.

En 2011, Google a montré toute l’étendue de sa puissance en désindexant, du jour au lendemain, l’ensemble des contenus des éditeurs belges rassemblés au sein de Copiepresse, un organisme en procès avec le géant de Mountain View à propos de Google Actualités.

À l’impératif de l’indépendance des éditeurs face aux pouvoirs politique et économique s’ajoute une nouvelle lutte, celle pour un accès sans entrave aux canaux de diffusion.

La modification périodique des critères d’indexation en constitue l’un des principaux aspects. Les règles changent sans cesse et l’importance prise par le service Google+ pour le référencement envoient un message sous forme de rappel : non, Google n’est pas une organisation philanthropique dont les algorithmes œuvrent à la construction d’une grande démocratie numérique.

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La dépendance aux « référenceurs » et l’exposition grandissante à la versatilité des algorithmes font peser une épée de Damoclès au-dessus des éditeurs de presse qui construisent leur stratégie éditoriale et commerciale sur un terrain instable et fluctuant. La presse, exsangue, n’a pourtant d’autre choix que de se conformer si elle veut tenter de conquérir une audience réputée vagabonde et semble-t-il indomptable.

De ce côté, le pari est gagné, l’information devient de plus en plus liquide afin de circuler toujours plus vite sur les réseaux. Mais quel est le véritable impact du formatage des contenus ? Comment déterminer un degré de conformation acceptable face aux exigences techniques, commerciales et éditoriales de Google, Apple, Facebook ou Amazon ? Doit-on rappeler que deux de ces mastodontes cherchent encore leur modèle économique et que toutes les règles qu’ils imposent sont extrêmement jeunes et balbutiantes à l’échelle de l’histoire de l’économie mondiale ?

Tel un raz-de-marée, l’écosystème créé par les géants du web s’est imposé avec une telle soudaineté et une telle rapidité, qu'il a créé un sentiment mêlé de stupeur et d'incrédulité dont on commence seulement à s’extirper.

Les robots au service du journalisme ? 

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Face à cette course effrénée et incontournable au référencement, certains éditeurs tentent de mettre les algorithmes de leur côté afin de produire des contenus et de les valoriser. Deux grandes tendances émergent : les « robots journalistes » d’un côté et les « détecteurs de buzz » de l’autre.

Le sport et l’économie sont les deux domaines dans lesquels les robots-journalistes excellent en venant piocher dans des bases de données pour créer des articles. Depuis 2012, grâce au logiciel de Narrative Science, une start-up de Chicago, le magazine Forbes sous-traite aux algorithmes certains comptes-rendus boursiers. Grâce à une analyse statistique des chiffres journaliers récoltés, ceux-ci produisent des articles en suivant un squelette narratif correspondant à un scénario déterminé par la situation. Les exemples de ce type se multiplient et s’industrialisent aux États-Unis pour l’actualité sportive.

En juin 2013, dans un article publié sur le site frenchweb.fr et intitulé « Journalistes, réjouissons-nous, les machines nous piquent notre job ! », Cyrille Frank appelait les producteurs de contenus à repenser leur rôle face aux nouveaux outils d’optimisation éditoriale et aux solutions d’agrégation automatique de contenus. Dans un contexte de réduction drastique des effectifs des rédactions, sous-traiter certaines tâches aux robots pour se concentrer sur une information plus rare semble une perspective tout à fait souhaitable. Par ailleurs, le factchecking, l’analyse et la visualisation des données font partie des domaines qui nécessitent la puissance des algorithmes.

L’autre grande tendance consiste à déléguer sa ligne éditoriale aux formules mathématiques. C’est le cas de la solution Trendsboard, développé par le Français Benoit Raphael. On y trouve deux types d’offres. La première se présente sous la forme d’un algorithme qui analyse en temps réel les sujets et les thématiques les plus discutés sur le web et les réseaux sociaux. La seconde propose une prise en charge de la hiérarchisation de l’information sur le site. Sans remettre en cause l’efficacité de la solution proposée par Trendsboard, on peut affirmer que déléguer ces deux tâches à des algorithmes revient à abandonner toute velléité journalistique. Sous-traiter sa ligne éditoriale à un « détecteur de buzz » permettra sans nul doute de sauver quelques emplois, mais accentuera encore un peu plus la faillite des métiers de l’information.

Cet exemple illustre pourtant parfaitement cette tendance qui consiste à vendre des solutions technologiques comme des remèdes miracles à la crise de la presse, en abandonnant au passage toute exigence qualitative et éthique propre à la presse et au journalisme.

Enfin, de tels dispositifs consacrent le règne de l’informatique prédictive capable d’anticiper un peu plus l’actualité « qui monte ». Là encore, le décalage est énorme avec les pratiques réelles de rédactions déjà inscrites dans une course effrénée et sans fin pour suivre le rythme de « l’info continue ».  Ajouter une couche d’anticipation ne semble pas réunir les conditions optimales pour un traitement en profondeur de l’actualité, la grande faiblesse actuelle de la presse en ligne.

Par ailleurs, les médias ont déjà fort à faire pour repenser l’organisation des rédactions, favoriser l’innovation et embrasser les technologies existantes. Réseaux sociaux, journalisme de données, nouvelles formes narratives, gestion des contenus multimédias… autant de nouveaux domaines qui demandent une appropriation et une expertise. La phase d’appropriation d’un nouveau processus d’organisation ou d’un nouvel outil est fondamentale pour garantir son succès. Cela demande du temps, de l’accompagnement et de l’investissement. Autant de ressources chères et rares dans les rédactions.

Si ce travail est bien fait, les algorithmes peuvent parfaitement devenir un allié de circonstance et un outil performant pour la diffusion des contenus. Mais à l’heure actuelle, ils représentent avant tout de formidables opportunités pour un business technologique qui prétend être capable de produire un contenu au bon format, au bon moment, bien ciblé et en ligne avec les sujets consommés à un moment donné. Détecter les tendances, cibler avec précision son audience et être présent sur un maximum de support n’est pas une option, mais la bataille de l’info ne se joue pas sur ce seul terrain.

 Subjectivité et enjeux démocratiques

À l’opposé de ces solutions prêtes à l’emploi, les journalistes semblent devoir reprendre la main sur l’information et réaffirmer leur subjectivité face à la rationalité froide des algorithmes. L’éthique, la déontologie, le combat pour le pluralisme des opinions, les exigences de transparence des institutions ne sont pas de simples expressions vides de sens.

Au même titre que les enjeux liés au respect de la vie privée ou à l’encadrement de la gestion des données personnelles et du Big Data, le balisage et le décryptage des algorithmes font partie des enjeux démocratiques.

Faire des algorithmes un champ d’investigation à part entière est un premier pas mais il cache la forêt des défis liés à l’exercice même du métier de journaliste : la protection des sources, l’accès aux données publiques et le droit à l’anonymat en ligne.

Est-il d’ailleurs encore possible de s’extraire de la « bulle de filtres » décrite par Eli Pariser en 2011 dans l’ouvrage intitulé The Filter Bubble ? Une question également posée par Françoise Laugée, ingénieur d’études à Paris 2, dans le n°27 de la Revue européenne des médias. Dans l’article « La viralité ou l’illusion d’hyperchoix : l’information qu’il nous faut », on peut lire ceci : « En apportant toujours plus de confort quotidien aux internautes, Facebook, Apple, Google, Twitter et Amazon dirigent ainsi la vie en ligne en détenant la clé de l’accès au réseau et donc aux contenus qu’il diffuse. […] Les internautes ont délégué la gestion de l’accès aux contenus à des groupes dont la préoccupation première est la rentabilité des contenus qu’ils proposent. […] L’individualisation des usages ne contribue pas à apporter davantage de choix à chaque individu, mais plutôt à le conforter dans ses choix.»

La « sérendipité » est menacée. Le droit au hasard et à la liberté de choix également. Les algorithmes personnalisent et affinent chaque jour un peu plus les résultats de recherche en puisant dans nos données personnelles : historique de navigation, préférences en tout genre, localisation... Cette hyperindividualisation de l’accès à l’information pose de sérieux problèmes éthiques et philosophiques.

La presse est l’un des derniers contrepoids démocratiques capables d’informer sur la mécanique et les objectifs de ces intermédiaires technologiques. Le surplus de confort et la personnalisation de l’offre ne doivent pas aboutir à une anesthésie progressive de la subjectivité.

Un algorithme journalistique ?

Une ligne éditoriale n’est pas la somme des affinités et des exigences individuelles des internautes et c’est en cela que le travail journalistique se distingue le plus de la logique algorithmique. Connaître finement son audience et son comportement est une nécessité pour améliorer l’expérience de lecture, mais ce n’est sûrement pas un motif suffisant pour adapter en permanence ses choix rédactionnels. Si le succès du site américain Buzzfeed a légitimement de quoi interpeller les patrons de presse, l’infotainment ne répond pas aux mêmes exigences que l’information journalistique.

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Les éditeurs ne peuvent agir comme des girouettes éditoriales qui tourneraient à la faveur de chaque nouveau courant d’air échappé du réseau des réseaux. Devenir un « média de précision », pourquoi pas, mais pas au prix de l’abandon ou de la disparition progressive des lignes éditoriales.

L’algorithme, comme le journaliste, tente de donner un sens à des données fragmentées et sans lien apparent. Ils tentent tous les deux de créer du sens à partir du chaos et de la complexité. Leurs différences fondamentales se situent dans la méthode, la temporalité et l’objectif.

L’un s’adresse au consommateur via des suggestions automatisées, personnalisées et géolocalisées, tout en rêvant de l’avènement du neuromarketing. L’autre interpelle le citoyen, conçu comme un individu libre de ses choix et inscrit dans une société donnée, en confrontant des points de vue et en interrogeant les évidences et les conforts anesthésiants. L’un agit instantanément, l’autre réclame du temps. L’un se nourrit du cadre qu’il crée lui-même, l’autre demande à en sortir. L’ADN journalistique, cet étrange algorithme rebelle.

 Par Nicolas Becquet, journaliste et développeur éditorial à L'Echo, quotidien économique et financier belge

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