Savez-vous traduire « you ain’t seen nothin’ yet » en bavarois ? Pas moi ! Mais le thème retenu --« Nous n’en sommes qu’au début ! »-- pour la conférence DLD de Münich, cette semaine, fut bien le leitmotiv pertinent de cette antichambre numérique du Forum de Davos. « La vraie révolution numérique ne s’est pas encore passée ».
Disruption exponentielle
Après les médias, le tourisme, le commerce de détail qui, depuis 20 ans, ont essuyé les plâtres, TOUS les secteurs vont être profondément et rapidement bouleversés, ont martelé les experts réunis par le groupe de presse allemand Burda.
- Par le rouleau compresseur des plateformes qui traquent l'inefficacité des vieux bastions, profitent d’énormes effets de levier en réseau, et rencontrent un formidable accueil des nouvelles générations.
- Par les avancées rapides de l’intelligence artificielle qui automatise un nombre croissant d’emplois de cols blancs.
- Par des organisations exponentielles qui, jouant sur les deux tableaux, nous prendront toujours par surprise.
« Le mobile ? C’est juste le début ! Le reste ? On a même pas commencé », assure Joe Schoendorf d’Accel Partners, un des principaux « VC » de la Silicon Valley.
« Nous avons déjà perdu pour l’IT, a reconnu le nouveau commissaire européen pour l’économie numérique. Et pour le reste de l’économie réelle, les géants du web arrivent aussi. « Ca va être dangereux, difficile », prévient Günther Oethinger.
L’économie sera donc de plus en plus à la demande, les jobs à la carte, au compte goutte, les plans de carrières réinventés, les salaires stagnants, les business redéfinis, les coopérations inévitables. A condition, bien sûr, que les systèmes continuent de s’ouvrir, d’évoluer non plus sous forme hiérarchique mais en réseaux, et que les politiques publiques s’adaptent.
Même aux Etats-Unis, où l'économie est en plein boom, le fameux rêve américain est menacé par le numérique.
Car avec des coûts marginaux désormais nuls, chacun entend devenir désormais une plateforme : l’allemand Rocket Internet, fort de 25.000 employés, vise un rôle de leader mondial hors USA et Chine dans l’e-commerce, le danois ZenDesk dans les logiciels d’entreprises, Khan Academy dans l’éducation, KickStarter dans la banque, Vox Media nouveau venu dans le journalisme, Medium, sorte de YouTube des textes, Slack pour les réseaux sociaux privés, etc…
A l’instar de Facebook, devenue une confédération géante de plateformes et finalement l’un des premiers motifs d’achat d’un smart phone : ses différentes messageries (WhatsApp, Instagram, Messenger) deviennent autant de canaux nouveaux de distribution et de communication pour les créateurs et les marques. Son fort développement actuel dans la vidéo menace déjà … YouTube. Instagram n’entend pas être définie comme une société du numérique, mais bien comme une plateforme de la mobilité. Et Apple pourrait devenir la 1ère plateforme d’horlogerie dès cette année !
Nous n’en sommes donc qu’au début pour la télé :
« Fini de rigoler », a prévenu l’éditeur de Business Insider : "comme dans d'autres médias traditionnels, l'audience est train de partir, et comme ailleurs, l'argent suivra cette audience là où elle ira".
YouTube, Netflix, iTunes, Facebook, Amazon sont en train gagner largement chez les jeunes qui ne changeront pas leurs usages. Un tiers d’entre eux ne peuvent déjà plus être touchés via le téléviseur, estime ComScore.
Au début pour les transports :
Travis Kalakanick, le jeune patron-fondateur d’Uber, a révélé qu’à San Francisco, sa plateforme engrangeait déjà, après 4 ans d’existence, trois fois le chiffre d’affaires des taxis locaux, soit 500 millions $ par an ! Ses taux de croissance annuelle dans les grandes villes sont sidérants : 200% à San Francisco, x 4 à New York et x 5 à Londres !
Dénonçant le conservatisme protecteur d’un secteur dépassé et inefficace, il promet 50.000 emplois cette année en Europe et des dizaines de milliers voitures en moins dans les rues si les grandes villes coopèrent. Des chiffres qui pourraient selon lui tripler l’année suivante et doubler encore en 2017.
A cette date arriveront … les premières voitures autonomes sans conducteur. Une autre disruption que préparent tous les constructeurs automobiles. Et là aussi ce sera BMW ou … Google. Ou les deux ensemble !
Nicolas Brusson, co-fondateur de la plateforme de co-voiturage française Blablacar, a montré comment il a pu il y a quelques semaines facilement lever ... 100 millions $ pour essaimer partout en Europe.
Au début pour la finance :
Joi Ito, le patron du MIT MediaLab a prévenu lundi : la plateforme Blockchain (bitcoins, ...) sera à la banque/assurance/compta ce qu’Internet a été pour les médias : une base de données mondiale, unique mais décentralisée, une nouvelle plate-forme plus efficace, plus pratique, plus rapide, moins chère. Les caractéristiques du numérique !
« Près des deux tiers (63%) des millénials américains – la plus grande génération de l’histoire américaine (84 millions de personnes) n’a pas de cartes de crédit et déteste les banques », assure à Münich, Max Levchin, fondateur de PayPal et pdg d’Affirm qui prête de l’argent en un clic, notamment aux étudiants, sur la base d’analyses fines en temps réel de nombreuses données et de prédictions de comportement du client.
« La banque est le secteur le plus mûr pour la disruption. Après le +too big to fail+, c’est aujourd’hui le +too big to innovate+ ! ».
« Combien de temps encore aurons-nous besoin de guichets dans les villes, alors que nous pouvons tout faire en ligne ? », s’interroge le Commissaire européen à l’économie numérique, Günther Oethinger.
Les prêts en "peer to peer" se développent. Les avocats et les juristes ont aussi des soucis à se faire car les algorithmes iront plus vite.
Au début pour la médecine :
Notamment pour les diagnostics où les médecins seront dépassés : aujourd’hui ils sont spécialisés par parties du corps. Personne ne les relie dans un tout qu’est … le corps humain. L’intelligence artificielle et les algorithmes le feront, en proposant un savoir qu’il fallait jusqu’ici apprendre par cœur en fac de médecine ! Avec des diagnostics ouverts, les données permettront aussi de mieux nous comprendre, alors que les dépenses de santé vont bientôt dépasser celles de la défense nationale.
Ou pour la couverture d’assurance maladie : fort de ses 50 ingénieurs et de 30.000 clients à New York, Oscar offre -- en échange de beaucoup de données physiques et mentales -des services de télé-médecine, des bracelets de fitness et des médicaments gratuits, et se fait déjà imiter par des assureurs classiques.
Au début aussi pour notre nourriture :
Alors que Google (projet Farm2050) et Amazon s’intéressent aussi à notre alimentation, que les VC commencent à arriver dans un secteur qui n’a pas été réinventé depuis longtemps, le MIT MediaLab travaille sur des projets concrets d’agriculture intensive au coeur des villes où les plantes – qui sont déjà de formidables capteurs de leur environnement -- se parlent, partagent leurs données. Où les laitues ont leur page Facebook !
La firme Modern Meadow est en train de produire de la viande et du cuir à partir de cellules d’animaux, sans les tuer. Des équipes R&D de chefs étoilés coopèrent !
« Si les livraisons le jour-même sont déjà d’actualité dans les grandes villes. Parions que la production le jour-même sera aussi possible, et probablement très près de chez vous », prédit Schoendorf.
Au début en fait pour l’Europe du numérique :
Contrairement aux Etats-Unis ou la Chine, 28 marchés fragmentés « n’attirent ni les start-ups, ni les investisseurs », a déploré Oethinger.
« Nous ne sommes qu’au début du marché unique du numérique », assure le commissaire européen qui espère parvenir cette année à des accords sur une politique commune en matière de données, de régulation équilibrée du droit d’auteur, d’amélioration des infrastructures de haut débit mais aussi sur le cas Google, « si ce dernier fait preuve de compromis ».
Globalement il veut « moins de régulation et moins de bureaucratie en Europe », espère un cloud européen, et se prononce « en faveur de la neutralité du Net, contre toute discrimination » du trafic, en restant ouvert à « la possibilité de priorités pour certains services publics ».
Au début pour l’intelligence des objets, les robots, les drones :
Les objets de notre quotidien deviennent des systèmes complexes et connectés qui se parlent. Leurs fonctions changent, se complètent, via des combinaisons encore inconnues. Là aussi des plate-formes vont surgir.
Déjà les voitures autonomes roulent, non pas grâce à la puissance des algorithmes mais bien plutôt en raison de l’incroyable masse de données que nous fournissons tous.
La firme de Hong Kong Hanson Robotics propose des robots à visages humains qui reconnaissent les visages, les voix, sourient. Elle devrait annoncer sous peu un partenariat avec une grande société française.
Avant les livraisons, les drones vont être de plus en plus utilisés pour l’accès à des zones difficiles, pour l’agriculture de précision et pour des tournages.
Beaucoup de discussions aussi autour d’IBM Watson, plateforme d'intelligence artificielle vendue à la carte depuis le cloud.
Au début de la destruction massive d’emplois de cols blancs :
« Pas demain, mais probablement bientôt », a admis Chris Boos, pdg de la firme allemande Arago, qui dit pouvoir automatiser 80% de toutes les fonctions IT à 10% du prix, grâce à des logiciels bourrés d’algorithmes et d’intelligence artificielle.
« Cette révolution change le monde et donc le marché du travail », admet Oethinger. « Peut-être que 50% des jobs disparaîtra, mais peut être aussi aurons-nous 50% de nouveaux jobs grâce à l’éducation, la formation, les nouvelles compétences », espère-t-il. « Il faudra changer nos habitudes de travail au quotidien ». Même en cas de séparation, « nous devrons avoir une alliance de long terme avec les employés », estime Reid Hoffman le patron de LinkedIn.
Au début donc d’un énorme problème pour une génération perdue :
« Nous sommes en train de remplacer nos propres clients ! (…) Qu’allons nous faire de tous ces gens dont les jobs vont être remplacés ? », s’inquiète le capital risqueur Schoendorf. « De la génération perdue durant cette transition ? De ceux qui n’auront pas appris le code à l’école ? ».
Les tâches du « back end » étant automatisées, les utiliser en « front end » pour les relations humaines ? Un service client 24/7 ? Les former et les utiliser pour résoudre les grandes questions de l’époque, propose un peu naïvement Chris Boos : le changement climatique, les systèmes de santé … ?
Que fera-t-on de notre temps retrouvé ?
Fini le stress et la roue du hamster dans des jobs ennuyeux ! « Nous avons gagné 30 heures par semaine sur le temps de travail depuis la révolution industrielle. Qu’en avons nous fait ? 28 heures sont dédiées à la télé ! », regrette Henri Blodget, le boss de Business Insider. « Nous pouvons faire beaucoup mieux ! ».
Oui, mais comment gagner sa vie ?
Personne ne sait ! « Mais au moins on le dit et on prévient », soupire Schoendorf. « Et il ne faudrait pas oublier, ajoute ce vétéran du capital risque, que toute cette nouvelle classe high-tech n’existe qu’avec la permission des forces du travail ».
« Le gâteau va grandir, mais nous aurons un problème de redistribution », prévient Andrew McAfee, co-auteur du best-seller « The Second Machine Age » sur l’arrivée des robots. « L’échange tacite entre le travail et le reste de l’économie ne fonctionne plus (…) Il ne faudra pas pour autant stopper le progrès technologique ou demander l’autorisation d’innover ».
« Mais si ça continue à ce rythme là, les gens vont se soulever avant les machines », estime McAfee, prof du MIT.
Ce n'est donc pas tout à fait un hasard que, pour la seconde année consécutive, l'essentiel du discours annuel sur l'Etat de l'Union d'Obama ait porté cette semaine sur les classes moyennes.